Le Drark, vaillamment, luttait contre les vents enragés. La rencontre avec le monstrueux cograth l'avait endommagé mais le navire était réputé insubmersible. Une véritable légende qui parcourait les mers depuis des centaines d'années. Il avait connu une multitude de capitaines tous morts tragiquement et violemment. Ce bateau attirait le chaos et la destruction. Pendant des années, il avait croupi dans les eaux maudites de la Baie des Pendus. Personne n'osait monter à bord et seul un fou aurait l'inconscience d'en redevenir le capitaine. Le dément s'était présenté un jour de bruine, les bottes crasseuses de Shardo Dalfer s'étaient posées sur le pont du Drark et il s'était immédiatement senti chez lui. Vingt ans de vie commune sans anicroche jusqu'à cette tempête sans fin et cette femme.
A la lueur des lampes-tempêtes vacillantes de la cale, l'étrange inconnue apparaissait par intermittence, sa chevelure noire tombant sur son visage. Elle était attachée fermement par des cordages. Shardo ne parvenait pas à détacher son regard de l’horreur qui se tenait devant ses yeux. Depuis plus d’une heure, il était là, assis, hésitant à s’approcher de la passagère clandestine. Le capitaine Dalfer, tout redoutable pirate qu’il était, du se rendre à l’évidence, c’était de la peur qu’il ressentait, un sentiment nouveau pour lui mais pas désagréable. Expirant un grand coup, il s’approcha d’elle et écarta les cheveux collés sur son visage fascinant et effrayant.
Ses yeux, son nez et ses lèvres n’étaient que des vestiges. De grosses cicatrices les remplaçaient.
- Toi t’as pas une gueule de porte-bonheur, murmura t-il entre ses dents jaunis.
Elle paraissait morte, comment pouvait-il en entre autrement, il était impossible pour elle de respirer. Néanmoins le regard de Shardo, durant ses longs voyages au gré des océans, avait croisé tant de choses inconcevables et d'êtres étranges, que sa prudence était devenue paranoïa. Les liens qui retenaient la créature, il les avait serré lui-même, jusqu'à ce que la corde lui fasse mal aux doigts. Le pirate, poussé par sa curiosité, avança une de ses mains calleuses vers le visage de l’étrangère. Son index effleura les crevasses de ses yeux.
- Fascinant n’est ce pas?
Sous la surprise Dalfer recula et chuta en arrière. Rapidement il se releva et dégaina son sabre, son meilleur outil de conversation.
- Calmez-vous Capitaine.
La voix était douce et bienveillante.
- Mais bordel, c’est quoi ce maléfice ! Mais comment vous…
- Je parle ?
- J’m’en fous de comment vous baver, comment êtes vous encore en vie ?
La patience n’était pas une vertu de Shardo et ses limites était vite atteintes.
- Chaque chose en son temps Capitaine. Avant toute chose auriez vous l’obligeance de me détacher.
La voix était voluptueuse mais ferme.
- Vous n’obtiendrez rien de moi avec votre putain de langage soigné.
- Alors j’essaierais d’utiliser un langage avec des mots simples que vous puissiez me comprendre.
Un rire moqueur résonna dans la cale. Le visage sans visage se contracta et les cordes se rompirent laissant libre la prisonnière.
- Comme ça c’est beaucoup mieux !
Dalfer, d’une main, lissa sa barbe pourtant impossible à lisser. Il s’assit en tailleur sur le sol.
- Qui êtes vous ?
L'inconnue s'exclama.
- Enfin ! Une vraie question !
- Y a intérêt que la réponse me plaise.
Shardo dégaina son sabre et le posa devant lui sur les lattes de bois.
- Vos tours de passe-passe ne m’impressionnent pas. A la prochaine réponse qui ne me convient pas, vous irez chercher votre tête dans un tonneau de rhum. Ca donne du goût. Enfin d’après ma grand tante Sorna.
- Les gens me nomment de nombreuses façons mais le prénom que je préfère c'est Alina.
Le capitaine approuva avec un signe de la tête.
- Et je suis le capitaine Shar…
Alina l'interrompit.
- Shardo Dalfer.
En une fraction de seconde, le pirate prit son sabre et trancha le cou de la femme. Son corps ne tomba pas, il resta adossé contre la poutre. Le sang ne coula pas.
La tête sans visage roula vers l’escalier et chuta dans la cale. Les rires et les acclamations de ses compagnons pirates remontèrent par l’ouverture.
Dans la pénombre de la cale, le capitaine leva une main.
- Il y a deux choses que je déteste.
Il leva l'index.
- La première c'est mon crevard de paternel.
Il dressa le majeur.
- La deuxième c'est qu'on me coupe la parole.
Shardo cracha sur le sol.