3 - Cyr

Par Raph

On a passé deux semaines dans le brouillard. À errer du commissariat à la maison de Marco, où ses parents pleuraient comme s’il était déjà mort et où Tim s’était barricadé dans un mutisme quasi complet. On a parlé avec tous les flics du coin, à leur rabâcher la même histoire vingt fois. On s’est fait du mal à lire les gros titres qui répétaient tout et n’importe quoi sur la disparition de notre pote. On s’est laissés emporter par le cataclysme. C’était plus notre sphère intime que le monstre envahissait, c’était nous tout entiers qu’il visitait, pour repartir avec quelques morceaux de nos cœurs. J’arrivais plus à penser. Sam a démissionné. On se retrouvait aux mêmes endroits, on lâchait quelques mots vides, on se réfugiait en nous, là où le monstre avait tout saccagé. On n’arrivait même pas à être liés dans le malheur. Il nous avait enlevé ça aussi. On n’était plus capables de rien. Sans Marco, avec Tim à la dérive, on venait de se prendre un terrible naufrage. J’aimerais dire que ça nous a secoué, qu’on a sillonné les rues à la recherche de notre ami, qu’on a veillé les uns sur les autres, qu’on s’est battus pour se faire une place dans cette ville hostile, qu’on a tous gardé la tête hors de l’eau. Mais ça a été le contraire. À force de nous renfermer, on a arrêté de faire l’effort de se voir. Tim, surtout, a été le premier à rester chez lui. On n’est plus sortis la nuit. Pas beaucoup plus le jour. J’ai laissé tomber mes quelques efforts de trouver du travail, je vivais de l’argent de mes parents et de maigres larcins. Je croisais parfois l’un ou l’autre de ceux pour qui j’avais, pendant un temps, vécu. Osmond était de plus en plus efflanqué, pâle, ses yeux presque constamment hagards. Sam avait perdu de sa superbe, Cyr avait gagné une lueur amère au fond de l’œil. Cassandre n’émettait plus de théorie.

Ça a été Marco comme ça aurait pu être n’importe qui d’autre. Dans le fragile équilibre que maintenait notre bande, chaque élément était essentiel. Enlevez-en un, tout s’écroule.

La police a redoublé d’efforts, d’effectifs, de rondes. Ils s’agitaient de partout, contrôlaient tout le monde. Ça m’énervait de les voir poser sur nous ces airs suspicieux alors qu’ils n’avaient même pas été en mesure de protéger notre pote. Des experts se passaient les sièges sur les plateaux télé pour y aller de leur opinion, de leur profil psychologique, de leurs hypothèses morbides. Et moi, je voyais encore la silhouette derrière moi quand je fermais les yeux. Est-ce que ça avait été lui ? Est-ce qu’il était apparu derrière Marco aussi ?

Après quelques temps de battage médiatique, le silence est à nouveau retombé, la tempête est partie souffler ailleurs. Mais ceux qui enquêtaient n’ont pas lâché l’affaire, cette fois. Deux mois après la disparition de Marco, la douzième disparition avait lieu. Et grâce aux installations d’une brigade de surveillance, cet enlèvement-là avait été entièrement filmé par une caméra installée neuf jours plus tôt.

On tenait enfin l’enfoiré qui s’en était pris à Marco.

Malgré les tentatives de discrétion des forces de police, la vidéo a été rendue publique en deux jours. J’étais seul chez moi, devant mon ordinateur, à regarder cette pauvre femme se faire attraper, gesticulant en vain pour se libérer. Mais impossible d’y croire. Impossible de ne pas penser que c’était un montage stupide, une erreur, une hallucination, je ne sais quoi encore. Impossible parce que la silhouette qui attrapait sa victime, elle ne venait pas de la rue, pas du hall d’un bâtiment, pas d’un véhicule. Elle sortait d’une des immenses vitres qui constituaient la paroi d’un gratte-ciel.

C’était une vision surréelle. La femme marchait seule sur le trottoir, le long de l’immeuble, et soudain une main aux doigts étrangement longs et fins perçait la surface d’une vitre, suivie par un bras tout aussi étiré, à la peau diaphane. La main s’accrochait à l’épaule de la femme, la tirait d’un coup sec vers elle. Quand la femme avait commencé à se débattre, la chose avait sorti sa tête de la vitre. Un visage très fin aussi, un peu triangulaire, des cheveux bouclés et verts comme les algues, deux yeux tellement grands et vides que même sur l’image de la caméra, ils vous mettaient mal à l’aise. Quand la femme avait croisé le regard de ce qui l’agrippait comme ça, elle avait d’un coup arrêté de bouger, et n’avait pas résisté quand la créature l’avait fait basculer la tête la première à sa suite, à l’intérieur du verre. La vitre avait été agitée par quelques remous, puis sa surface s’était figée. Pas une fissure, pas un éclat. Comme si rien ne s’était passé.

Je ne sais pas combien de temps je suis resté devant l’écran, combien de fois j’ai repassé ces quelques secondes floues. Ça n’avait aucun sens. Ça ne voulait rien dire. Alors, voilà la dernière chose qu’avait vue Marco ? Ce triangle pâle, ces esses blanches et décharnées qui l’avaient entraîné dans la surface étrangement liquide du verre ? Je me suis forcé à éteindre le vieil ordinateur, j’ai fait quelques pas tremblants dans ma chambre. La silhouette derrière moi, était-elle aussi maigre, flottait-elle dans le reflet ? Merde. La vision avait été trop fugace pour que j’aie d’autre certitude que celle d’une présence. Mon crâne bouillonnait, et j’ai pensé aux autres. Ils devaient avoir vu la vidéo. Mon monde s’écroulait, mais le leur aussi. On pouvait au moins tomber ensemble.

J’ai pris mon portable, composé le numéro de Sam. J’avais sacrément besoin de sa voix, là, tout de suite. Elle me rassurerait, jurerait que Marco était là, quelque part, coincé comme un con entre deux carreaux, que le retrouver n’était plus qu’une question de temps et que… Messagerie. J’ai baissé le bras, fixé l’écran. J’avais vraiment, vraiment besoin de parler, d’entendre la voix de quelqu’un du groupe. Voir le ravisseur de Marco avait un peu ramené notre pote dans la réalité, parmi les vivants. Je pouvais pas lâcher aussi vite ce faible écho de nos vies d’avant. Ramenant mon portable à hauteur de visage, j’ai appelé Cyr. Il lui a fallu quelques sonneries, mais il a fini par décrocher. La surprise dans sa voix m’a fait un pincement au cœur. Déjà, on se déshabituait les uns des autres.

– Léo ?

– Hey. Tu as vu ? La vidéo, le truc dans la glace. Tu crois que c’est vrai ? Qu’est-ce que c’est ? Tu penses que c’est arrivé à –

– Attends, attends Léo, a tempéré Cyr. Ouais, j’ai vu.

Il avait la voix plus douce, plus plate. Rien du Cyr qui vivait pour la provocation, pour toutes les victoires, pour les grands éclats et les petites bassesses. Comme si celui que je connaissais se terrait quelque part sous le nœud de peur qui faisait vibrer sa voix, remplacé par un Cyr blême, sage et, surtout, chiant comme la mort. L’étincelle changée en vague reflet blafard. J’ai senti une colère brusque monter en moi, une colère née de rien et foutrement intense.

– Et quoi, ça t’inspire rien ? Tu te fous de ce qui a attaqué notre pote ?

– Arrête, Léo. Bien sûr que ça me bouleverse. Et après ? Tu crois quoi, que Marco attend tranquillement quelque part qu’on vienne le chercher ? La police va se charger de… ce truc qui l’a attaqué, et ce sera trop tard. Ils feront des recherches plus fouillées, mais ce sera trop tard. Et on trouvera son corps, et on l’enterrera, et on sera tous arrivés trop tard.

J’ai laissé passer quelques secondes. Le silence de la ligne bourdonnait un peu contre mon oreille. Puis j’ai soufflé, une expiration à mi-chemin entre le rire étranglé et le soupir.

– Merde, Cyr. J’ai jamais rien entendu d’aussi con. Très bien. Tu sais quoi ? Crois ce que tu veux. Reste chez toi. Passe tes journées à fixer le plafond de ta piaule. J’en ai rien à foutre. Moi, j’ai confiance en notre pote (à l’autre bout de la ligne, Cyr essayait de me faire taire en répétant mon nom, de ce ton exaspéré qui lui donnait d’habitude ces mines retroussées et presque attendrissantes). Oublie. C’était une erreur de t’appeler. Les autres accorderont plus d’importance que toi à la chose qui a agressé Marco.

Je voulais dire autre chose de marquant pour finir en apothéose, mais dans ma colère je me suis emmêlé les pinceaux. À la place de la phrase assassine, j’ai prononcé quelques pauvres balbutiements que j’ai vite coupés en raccrochant brutalement. J’ai laissé tomber mon téléphone sur le lit puis moi avec. J’avais l’esprit complètement embrouillé. Et le pire, c’est que la sorte d’horreur humanoïde qu’on voyait sur la vidéo n’était pas ma principale préoccupation.

Je n’arrivais même pas à douter de la véracité de ce qui avait été filmé, parce qu’aussi étrange qu’elle soit, c’était une explication. Et c’était tout ce que je demandais. Mais d’un autre côté, j’avais une sorte de distance instinctive, comme si je refusais de considérer la vidéo comme appartenant à la réalité. Comme Marco, ça n’était pas tout à fait dans ma vie, mais ça n’était pas une pure invention non plus. La créature, mon ami et tout ce qui les entourait erraient quelque part, dans des limbes hérissés de carreaux de vitres et de gratte-ciels aux parois à demi-fondues. J’ai repris mon téléphone. Regardé l’écran sans bouger pendant quelques secondes, quelques minutes. Ce que j’avais dit à Cyr sur le soutien des autres, je n’en étais plus si sûr. J’ai fait défiler les contacts. Tim, je le laissais tranquille. Il devait être sacrément chamboulé. Sam ne répondait pas. Quant à Cassandre, je n’avais vraiment pas l’énergie d’écouter une nouvelle théorie farfelue. Et Osmond… Osmond n’était pas le plus empathique du groupe, ni très à l’aise avec les sentiments trop intenses. Si je l’appelais et déchargeais sur lui toute ma nervosité et mes angoisses, je risquais carrément de me faire envoyer balader. Et j’avais pas le courage d’essuyer ce soir une seconde déconvenue.

J’ai roulé sur le dos. La solitude pesait sur moi de tout son poids. J’en avais le souffle court. J’ai pas bougé pendant quelques minutes. Je tentais de me rappeler la patrouille avec Cyr et Osmond, mon reflet dans la vitre et la silhouette derrière… Mais je ne voyais rien de plus qu’une ombre, et plus je la faisais défiler devant mes yeux, plus elle se déformait, s’appropriait mes mirages, m’empruntait mes peurs pour se les greffer aux flancs. J’ai laissé tomber. Je ne me rappellerai pas. Je n’arrivais pas à suivre Marco dans le souvenir, je ne pouvais même pas le soutenir en partageant avec lui la vision de la bête au visage émacié. J’étais un très mauvais ami.

Dans un geste mécanique, ma main a retrouvé le portable. J’ai recommencé à passer les contacts, me suis arrêté sur le nom de Marco. Je l’ai fixé quelques secondes, englué dans un sentiment d’étrangeté et de tristesse profonde. J’ai appuyé sur le bouton d’appel. Evidemment, ça n’a pas sonné : la messagerie s’est lancée directement. C’était toujours la voix enregistrée de Marco qui se lançait, mais j’ai coupé dès la première syllabe. Pas le courage de l’écouter, de faire comme si notre ami existait encore, comme si notre vie ne s’était pas effondrée. Existait encore. Les sales idées de Cyr me polluaient le crâne. Bien sûr que Marco existait encore. On tenait son agresseur, on l’avait même filmé en flagrant délit. Il ne restait plus qu’à lui mettre la main dessus. Soudain, je me suis senti incapable de rester immobile. Il me fallait de l’air. Je me suis levé, ai enfilé ma veste et suis sorti.

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Tac
Posté le 29/06/2022
Yo !
Aaah non les ami.es se déchirent ! Au moins c'est toujours uassi bien écrit -on se console comme on peut, hein...
Un tout petit bémol, c'est qu'on ne sait pas pourquoi la police s'entête tout à coup : c'est comme si Marco avait plus d'importance que toustes les disparu.e.s jusqu'à présent... et je ne peux m'empêcher de trouver ça étrange, sachant qu'on sait qu'a priori, aucun des membres des 6 n'est quelqu'un d'important dans cette ville. Du coup, ça me fait un peu bizarre.
(oué j'ai rien d'autre à dire, à part que je suis totalement accroc)
Plein de bisous !
Imre Décéka
Posté le 20/04/2021
Récit toujours aussi prenant. Difficile d'arrêter la lecture en cours de chapitre. Texte angoissant à bien des endroits. C'est vraiment réussi, bravo !
Raph
Posté le 21/04/2021
Hello, c'est hyper encourageant, merci beaucoup !!
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