3. Embranchement

Sept ans plus tard

Kalan se réveilla avant la venue du soleil, bien qu’il ait peu dormi. Encore des insomnies réveillées par l’appréhension de quitter son village. Plus que quelques semaines. Cette décision lui avait été imposée une année auparavant : à l’âge de seize ans, en tant qu’adulte, il devrait quitter le village et se rendre utile ailleurs. À présent, le jour fatidique approchait et l’inquiétude le rongeait de l’intérieur. Kalan se mordit l’intérieur des joues et se replongea dans les souvenirs de l’année dernière, depuis le jour où leur mère avait fait part de cet impératif.

*

— Nessan, Kalan, je dois vous parler de quelque chose d’important, déclara Leia.

Postée dans leur salle de repas, elle se tenait debout et leur tournait le dos, comme pour trouver le courage, ou la lâcheté, de leur parler.

— Nos terres et celles de nos voisins sont touchées par une étrange maladie, le Grand Roi et son Conseil n’ont toujours pas trouvé comment nous venir en aide. Nos demandes pour étendre nos cultures ont aussi été refusées.

Rien de nouveau jusqu’ici, voilà déjà plusieurs années que les terres avaient perdu de leur fertilité. Pour une raison qui leur échappait, les Ceinturiotes n’avaient également plus le droit de défricher les forêts pour augmenter la surface de leurs champs. Cependant, Kalan n’avait pas réalisé que cela impacterait sa famille de diverses façons avant que sa mère ne déclame :

— Les taxes royales ne s’adaptent pas à notre situation et si nous ne voulons pas bientôt mourir de faim, l’un d’entre vous doit quitter Montet et trouver du travail ailleurs. Il faut aller à Verdeau pour connaitre les offres au sein de la Ceinture.

Kalan fut estomaqué. Verdeau était à deux jours de marche sans trainer, c’était impensable ! Et il devrait peut-être gagner un village tout au nord de la Ceinture, à l’opposé de Montet. Il aimait sa vie et ses amis, il avait ses repères ici et surtout il avait Ahia. Pire encore, si un seul d’entre eux partait, alors les jumeaux seraient séparés. Ce n’était jamais arrivé, pratiquement indissociables depuis qu’ils étaient dans le ventre de leur mère ! Et puis si l’un devait partir, Kalan le savait, ce serait lui. Double peine. Il était moins aimé et moins bien intégré que Nessan. Son cœur prit alors un rythme discordant, il avait l’impression que ses pensées et ses émotions étaient absorbées dans le néant. Impossible de dire ce qu’il ressentait, sauf que son monde s’écroulait, comme si les liens qui reliaient son âme à son corps avaient été tranchés. Il devait prendre la parole et dire tout haut qu’il acceptait cette réalité, qu’il prenait sur lui pour partir loin de sa famille. C’était plus admirable si la décision venait de lui, cela empêcherait chacun de culpabiliser sur le sort qui l’attendait. Mais il ne parvenait qu’à mordre l’intérieur de sa joue droite. C’était trop dur à dire. De plus, une envie sournoise d’entendre enfin sa mère admettre qu’elle l’excluait le retenait. Lorsqu’elle se tourna dans leur direction, les larmes qu’il vit dans ses yeux lui firent cependant comprendre qu’elle ne prenait aucun plaisir à le chasser, qu’elle ne voulait pas se séparer de ses enfants. Cette tristesse le ramena à la réalité et à son devoir. Il prit une grande inspiration, s’apprêtant à parler.

— On ira tous les deux, le devança Nessan.

— Quoi ?! s’écrièrent Kalan et sa mère d’une même voix.

— On ira tous les deux, répéta son jumeau. Lusa va devenir une Sombre impressionnante, vous n’aurez pas besoin de nous pour travailler nos terres. De notre côté, Kalan et moi, on est mieux ensemble. On ne peut pas séparer des jumeaux comme nous aussi facilement.

Comment pouvait-il être si assuré ? Sa voix ne trahissait aucune émotion, sa décision était ferme et réfléchie. Kalan fut époustouflé et d’une extrême reconnaissance, qu’importe ce qu’en dirait leur mère.

— Nessan, mon chéri, vous n’êtes pas obligés de partir tous les deux !

C’était vrai, Kalan mourait d’envie de partir avec son frère, mais celui-ci ne devait pas se sacrifier. Il prit sur lui pour affirmer :

— Maman, Nessan, je peux partir seul.

Voilà, il l’avait dit. Vite fait, bien fait, il avait prononcé ces mots comme on arrache un pansement collé à une plaie. Pourtant son frère fit mine de n’avoir rien entendu :

— Dans une année, on partira tous les deux. Ça nous laisse deux, voire trois voyages à faire avec les marchands à Verdeau pour trouver un lieu où travailler. Personnellement, ma décision est prise, qu’importe ce que dira Kalan, je pars, conclut-il avant de se lever et de prendre la porte.

Comme si Kalan pouvait le laisser partir seul après cette déclaration ! Sa mère semblait sous le choc. Était-ce dû à la décision de Nessan ou à la tenue d’une telle conversation ? Le jeune Sombre ne chercha ni à la questionner ni à la réconforter. Son soulagement sonnait presque comme une euphorie. Une euphorie qui finit par sombrer petit à petit dans les ténèbres, remplacée par la peur et la tristesse. Il allait vraiment devoir quitter sa famille, leur petite maison au nord du village, leurs cultures et Ahia, sa meilleure amie, cet être exceptionnel qui l’avait fait rire et lui avait appris à s’aimer un peu plus. Il se leva à son tour et prit le chemin de la sortie.

— Je vous aime tous les deux, souffla sa mère.

— Je sais, maman, moi aussi je vous aime tous, répondit-il.

Et il dut admettre que c’était vrai, malgré toutes leurs difficultés, il avait vécu dans une famille aimante. Il rejoignit son frère dans leur petit jardin. Accroupi, celui-ci observait les arrangements de branchages et les restes de nourritures que Lusa avait mis en place pour accueillir toutes sortes d’animaux sauvages. Leur sœur aimait les voir manger ses donations. Kalan s’approcha.

— Je ne sais pas comment te remercier Ness, chuchota-t-il.

— Me remercier ? s’esclaffa son jumeau. Alors que je viens de te forcer à partir avec moi ? J’avais pourtant réfléchi à ce plan, mais j’ai réalisé trop tard que j’aurais pu partir sans toi et tu aurais continué ta vie ici !

Il se pinça les lèvres, un tic nerveux proche de celui de Kalan.

­— Tu sais très bien que si l’un d’entre nous doit partir, c’est moi, le contredit Kalan. Alors, arrête de dire n’importe quoi. Et comment ça tu as réfléchi à ce plan ? Tu savais que maman allait nous dire ça ?

— Je n’étais pas sûr. Quand je suis seul, j’entends souvent maman et Tolm discuter. C’est si calme quand tu n’es pas là que tout le monde me croit absent. La dernière fois que j’ai surpris une de leurs conversations, j’ai saisi que l’un d’entre nous devrait partir. J’ai aussi cru que ce serait toi, mais comme je n’avais pas tout compris, je ne t’en ai pas parlé. J’ai simplement décidé que quoiqu’il arrive, je ne voulais pas être séparé de toi. Je t’accompagnerai n’importe où. Alors quand elle nous a annoncé la nouvelle, j’ai déballé mon idée sans réfléchir et je t’impose pratiquement de me suivre ! Je suis un égoïste, Kal, désolé.

Nessan avait l’air complètement dépité. Kalan non plus n’avait pas songé qu’il aurait pu refuser de partir avec son jumeau. Il aurait voulu que son frère lui parle de cette conversation surprise entre leurs parents. Cependant, il comprenait que Nessan n’ait pas voulu éveiller des inquiétudes pour de simples suppositions. Le voir dans cet état de culpabilité lui fendit le cœur et il le prit dans ses bras, un geste d’affection qu’ils échangeaient trop rarement. Kalan n’aurait su comment lui exprimer son amour fraternel avec de simples mots, mais il s’y essaya au mieux :

— Mon choix est vite fait et tu le sais très bien, on n’avait pas besoin d’en parler. Tu n’es pas égoïste. C’est moi l’égoïste, j’aurais dû dire tout de suite que j’étais d’accord de partir.

— Pas du tout ! s’indigna Nessan en se dégageant de son étreinte.

— Si ! Tu ne te sentirais pas coupable si je l’avais fait. Je suis désolé. Merci, Ness, j’aurais été effrayé de partir seul ou de rester ici sans toi… Finalement, c’est mieux comme ça, non ? Je ne me suis même pas disputé avec maman ! J’ai un peu peur, mais avec toi à mes côtés, tout ira bien.

Kalan ne pouvait pas imaginer commencer sa vie d’adulte sans son frère qui avait toujours été présent pour le rassurer et l’épauler. Nessan prit une brusque inspiration et essuya les larmes qui avaient coulé de ses yeux d’or.

— Merci Kalan. Moi aussi j’ai la frousse. Mais à nous deux, rien n’est impossible, non ? déclara-t-il en riant.

Nessan essayait de se détendre et de rassurer son frère. Ils étaient les deux obligés d’admettre qu’ils ne pouvaient pas réaliser l’impossible. En revanche, ensemble, ils se sentaient capables de l’affronter.

À la suite de cette conversation, les jumeaux suivirent les marchands jusqu’à Verdeau, bourg coupé en deux par le fleuve de la Tèbre. Ce courant marquait la frontière avec le territoire libre de Linone, un rempart aussi large que son débit était fort. Le reste de la Ceinture était gardé par les montagnes et les terres sauvages au nord et la ville guerrière d’Esli au sud, lieu où logeait l’élite de la garde, tant Sombre qu’Hypnotique. Verdeau était magnifique avec son pont richement sculpté, unique connexion avec le territoire libre qui servait aux gardes et aux échanges marchands hautement surveillés. En plus d’être le seul point de passage vers le reste du royaume, Verdeau était également le seul lieu de la Ceinture qui accueillait un sanctuaire, lieu où la Terre-Mère était honorée, d’une part pour fêter les unions et les événements importants, d’autres part pour prendre soin des Elfes malades ou accidentés. On trouvait donc dans ce bourg des Cornides pour leur Soin et des Hypnotiques, membres de la garde. Si les grands Elfes cornus intriguaient Kalan par leur pouvoir de guérison, les visages pâles au front coloré des sentinelles lui faisaient froid dans le dos.

Son animosité envers cette race ne s’améliora pas lorsque les jumeaux firent chou blanc pour trouver du travail. Aucune terre à remettre, aucun besoin de bras, aucune perspective d’avenir. Nessan supposa que la maladie qui touchait les terres des villages proches de la Ligne étaient en partie responsable de cette désolation. Les gardes postés pour empêcher les Ceinturiotes de quitter leur territoire et tenter leur chance ailleurs devinrent d’autant plus monstrueux aux yeux de Kalan. Le jeune Sombre se mit même à redouter ses propres pensées, se focalisant sur des banalités comme une tarte aux pommes chaque fois qu’il croisait un Hypnotique. À la fin de chaque visite de Verdeau, il réalisa qu’il y avait beaucoup trop de ces Elfes et que son esprit commençait à s’abrutir en leur présence.

Sans aucune conviction, Kalan et Nessan retournèrent par trois fois avec les marchands pour regagner Verdeau. Cependant, leur dernière expédition ne se déroula pas comme prévu. Dès leur première soirée au bourg et après de nouvelles tentatives infructueuses, les jumeaux furent approchés lorsqu’ils flânaient dans les petits quartiers qui leur étaient encore inconnus. Alors qu’ils exploraient une partie mal éclairée et vraisemblablement pauvre de Verdeau, un Elfe les interpela :

— Il parait qu’il existe un moyen de regagner Réonde, la capitale.

Les deux frères sursautèrent, s’étant crus seuls. Kalan eut un mouvement de panique puis se mit à penser frénétiquement à de la tarte aux pommes. Nessan, lui, se montra plus efficace en se retournant d’un bond, les poings levés et prêt à se défendre.

— Oh, doucement, tempéra l’inconnu en se montrant à la lueur d’un des rares lampadaires, les mains en évidence. Je ne vous veux aucun mal.

Kalan recommença à respirer en comprenant qu’il s’agissait d’un Sombre, n’ayant donc pas à craindre la lecture de ses pensées interdites. Nessan baissa les poings tout en restant sur ses gardes. En effet, il n’y avait rien de très avenant à se faire aborder par-derrière, dans une ruelle obscure. Le frère de Kalan demanda à l’inconnu :

— Qui êtes-vous et que voulez-vous ? 

— Voilà qui est mieux, quoiqu’un peu brut ! leur répondit le Sombre dans un sourire. Mais je comprends votre réticence et je m’excuse de vous avoir surpris. Je m’appelle Turg et j’ai entendu dire que vous cherchiez absolument de quoi travailler avant que les taxes royales ne vous dépassent. J’ai pensé que le territoire libre vous intéressait, mais je me suis sans doute trompé. Je m’en excuse, braves Ceinturiotes ! Il est vrai que nous avons largement de quoi être heureux chez nous, pourquoi chercher à sortir des frontières ? Encore navré de vous avoir effrayés. Vous êtes frères ? Vous êtes identiques en dehors de la couleur de vos marques, c’est incroyable ! Et vous, le doré, vous êtes un peu plus grand, même si vous n’êtes ni l’un ni l’autre bien hauts pour des Sombres.

Kalan fit la moue : il n’appréciait pas que leur taille particulièrement petite soit pointée du doigt. Le dénommé Turg leur faisait la causette avec un sourire aimable. Élégant, grand et légèrement gras, le Sombre était trop bien portant et trop bien habillé pour vivre dans ces petits quartiers. Bien que son être tout entier lui dictât de ne pas faire confiance à ce personnage, Kalan fut intrigué par cette histoire de capitale. D’un côté, cet air faussement gentil, cette ruelle obscure, cette manière de les aborder : rien ne lui parut bon dans ce Turg. Sauf qu’il savait peut-être comment rejoindre Réonde. Kalan était tenté d’en apprendre davantage sur les intentions de ce dernier.

— Ne changez pas de sujet, relança-t-il. Vous savez qu’on cherche tous les deux un travail et qu’on ne trouve rien, alors que c’est à Verdeau qu’on vient chercher des bras pour travailler. Qu’est-ce que vous voulez ? Dites-le-nous, on n’a aucun contact avec la garde ou avec des Hypnotiques.

— Kal ! intervint son frère. Qu’est-ce que tu fiches ?

Kalan posa une main sur son épaule et planta son regard dans le sien.

— Je suis curieux, j’aimerais être éclairé par ce brave Turg. Si tu n’as pas envie d’entendre des choses compromettantes, tu peux nous laisser, je ne crois pas qu’il puisse me faire de mal.

Nessan scruta son visage malgré le manque de luminosité puis hocha la tête en grommelant :

— Comme si j’avais assez confiance en toi pour te laisser seul ! Tant pis pour mes oreilles, allez-y !

Le sourire de Turg passa d’aimable à carnassier. Kalan sentit alors que leur interlocuteur avait ferré ses proies comme il le souhaitait.

— Vous n’allez pas le regretter !

Kalan se mordit l’intérieur des joues, déjà certain qu’il allait le regretter.

— Mais avant cela, il me semble que je me suis présenté et que ce n’est pas votre cas, c’est fortement impoli. À qui ai-je l’honneur ?

— Les frères Enflammé et Moudugenou, rétorqua Kalan.

Nessan pouffa tandis que Turg fit la grimace.

— Enchanté, frères Enflammé et Moudugenou, je vais donc continuer à vous instruire de mes savoirs, nargua-t-il. Les rumeurs prétendent en effet qu’il existe un moyen de rejoindre le territoire libre et Réonde, encore faut-il s’adresser aux bonnes personnes. Si vous étiez intéressés, je pourrais vous mettre sur la bonne voie, rien de plus. 

— Je vois. Et qu’est-ce que tu veux de nous en retour ?

— Ce qui ne se trouve qu’à la capitale.

— Et qu’est-ce qui ne se trouve qu’à la capitale ? s’impatienta Kalan.

Turg sourit de toutes ses dents avant de sortir de sa poche une petite fiole remplie d’un liquide bleu éclatant. Les jumeaux penchèrent la tête en avant pour observer la substance de plus près. Leur interlocuteur tenait le récipient entre le pouce et l’index de sorte que la faible lumière éclaire son contenu. La couleur était magnifique, en dehors de cela, les deux frères n’avaient pas la moindre idée de son utilité. Cela devait être rare et précieux vu le plaisir de Turg face à cette infime quantité. Kalan n’aurait su dire si cela ne se trouvait qu’à Réonde, en tout cas, il n’en avait jamais vu. Le sourire gigantesque de Turg s’élargit encore face à leur mine interrogatrice.

— Ceci, jeunes Sombres, s’appelle de l’Indigo. C’est une source pure d’Énergie. Une seule goutte vous réveillerait un mort ! Son commerce n’est pas établi par ici et rien que cette fiole peut rapporter une fortune, si l’on sait à qui la vendre. Voici donc le marché : je vous aide à passer la frontière, puis vous rejoindrez facilement Réonde. J’enverrai ensuite un de mes délégués auprès de vous. Vous lui donnerez au moins quinze fioles d’Indigo puis nous serons quittes.

— Mais si c’est si cher, jamais on ne pourra en avoir quinze fioles ! s’indigna Kalan.

— Oh, mais bien sûr ! Il vous suffit de travailler assez longtemps pour un grand propriétaire. J’imagine que vous n’y comprenez rien, mais sachez qu’autour de la capitale rayonne une grande force de production. L’agriculture, la ferronnerie, la construction… absolument tout appartient à de grands propriétaires Hypnotiques qui emploient les services de Sombres. Ces propriétaires sont très riches et influents et peuvent donc acheter des litres d’Indigo ! Ainsi leurs employés en reçoivent pour pouvoir œuvrer plus longtemps et plus efficacement. Travailler sans jamais être fatigué, vous imaginez le rêve ? Enfin bon ! Pour résumer, il vous suffit d’être embauchés par un de ces Hypnotiques et de préserver le plus de fioles possible. Allez, je suis gentil, vous êtes deux et je vous en demande sept ou huit chacun, ça vaut le coup, non ?

— Et si une fois à Réonde on ne te remet pas notre Indigo ? questionna Nessan.

Turg lui répondit dans un rire gras :

— Et bien, vous aurez un secret plutôt gênant qu’il vaudrait mieux ne pas divulguer, n’est-ce pas ? Les clandestins ne sont pas traités avec affection.

Il était bien fourbe ce Turg, Kalan ne s’était pas trompé. Pourtant, toutes ces facettes inconnues de son royaume avaient commencé à titiller sa curiosité. De plus, ils n’auraient pas de travail dans la Ceinture et la famine planerait au-dessus de sa famille. Il voulut en savoir plus.

— Et si on n’arrive pas à récupérer d’Indigo, parce qu’on ne trouve pas le bon propriétaire ou parce qu’on n’a pas la force de travailler sans, il se passera quoi ? Et combien de temps on a pour te les donner ?

— Oh, je suis patient, aucune crainte à ce sujet ! Et si cela vous semble impossible, alors vous rentrerez avec mon gars et vous trouverez comment payer votre dette une fois ici.

Ils n’auraient pas d’autres propositions pour regagner la capitale, Kalan le savait. Pour parvenir à passer la frontière, il fallait forcément s’adresser à une crapule douée en magouilles. L’aventure le tentait. La vie paraissait si riche en territoire libre et les limites du possible semblaient levées par ce liquide précieux. Kalan était intrigué par les effets que l’Indigo pouvait avoir. S’il devait tout quitter à Montet, les terres libres de Linone semblaient plus prometteuses que celles enclavées et malades de la Ceinture. De toute manière, les jumeaux avaient-ils réellement le choix ?

— Il faut qu’on en discute avant de donner une réponse, déclara-t-il.

Nessan lui lança un regarde surpris tandis que Turg opinait du chef.

— Donnez-moi votre réponse demain, derrière la taverne des Ailettes à midi. Et pas un mot à qui que ce soit, cela va sans dire. Sur ce, bonne soirée, jeunes gens.

L’imposant Sombre tourna les talons, s’en allant en direction du centre de Verdeau. Nessan attendit qu’il soit hors de vue pour se retourner vers son frère :

— Je peux savoir ce qu’il se passe dans ta tête ? Tu es complètement fou ! 

— Peut-être, concéda Kalan. Mais imagine, tu ne voudrais pas découvrir ce qu’il se passe de l’autre côté ? Comment y vivent les gens ? Les effets de l’Indigo ? Sortir de notre Ceinture ? Découvrir Linone dans son entier ? Voir le palais du Grand Roi qui commande tout ? Je ne sais pas, c’est la dèche ici, on n’aura bientôt plus de quoi vivre. Les délégués de Réonde vont prendre toutes nos récoltes pour nourrir la population de Linone et on n’aura plus qu’à crever de faim ! Il n’y a pas de place pour nous ici… Alors pourquoi pas la capitale ? C’est risqué, mais si on se tient tranquilles il n’y aura pas de soucis. Et ce vieux roublard de Turg a surement quelques astuces à nous donner, il a l’air d’y tenir à son Indigo, pas question de nous envoyer simplement au casse-pipe. Imagine en plus qu’on en récolte assez : on donne ses fioles à Turg, puis on en garde quelques-unes en plus. Dès qu’on en a assez, on les revend pour vivre ici. C’est le meilleur moyen de retrouver un jour Montet, tu ne penses pas ?

Nessan était abasourdi, les bras ballants. Lui qui ne sortait jamais du cadre qui lui était fixé sans l’aide de son frère, bien sûr qu’il n’avait jamais eu une idée aussi rebelle. Kalan haussa les épaules et conclut :

— On a toute la nuit pour en parler, pas de quoi s’angoisser. On n’a rien promis ! Si on accepte le marché, mais qu’on change d’avis, on ne retrouve pas ce gros nul de Turg et on pourra tranquillement mourir de faim à Montet.

Sur ce, il continua la balade que Turg avait interrompue. Non, Nessan n’était pas du genre à avoir des idées aussi grotesques. D’un autre côté, depuis tout petit, il suivait son entêté de frère dans toutes sortes de bêtises. Alors pourquoi pas, finalement ? Peut-être le suivrait-il dans une telle aberration ?

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Phémie
Posté le 11/10/2024
J'ai encore bien apprécié ce chapitre dans lequel l'intrigue centrale se précise. Le grand bon dans le temps est surprenant mais bien emmené. J'étais triste de quitter la petite bande d'enfants et leur petit village pour arriver dans ce dur monde d'adulte où les jeunes jumeaux se retrouvent prématurément projetés (c'est pas une remarque négative, j'ai conscience que c'était sans doute l'effet recherché !). Et peut-être y aura-t-il quelques flash-back de temps en temps...

J'ai trouvé que la nature curieuse et téméraire de Kalan permettait de conserver de la dynamique et de la fraîcheur malgré le moment difficile que les jumeaux traversent. Mais on sent bien aussi que c'est à double tranchant : ils ont l'air sur le point de signer pour tout un avenir d'esclavage. Ce Turg n'inspire vraiment zéro confiance, il me répugne !

J'ai été très surprise par le discours que Kalan tient face à son frère au début ("J’aurais dû m’exprimer directement face à maman et lui dire que j’étais d’accord de partir, mais j’ai été trop lâche pour le faire, je n’avais pas envie de lui faire ce cadeau." puis "En tout cas, si je m’étais porté volontaire, tu ne te sentirais pas coupable. Je suis désolé.")
J'ai trouvé que Kalan avait l'air d'avoir beaucoup progressé en habileté sociale, expression de ses émotions, etc... depuis son enfance. Cependant les disputes avec sa mère semblent rester monnaie courante : est-ce la seule personne face à laquelle il n'arrive pas à "murir" ?

Au niveau de l'écriture je trouve toujours ça très fluide. Je me suis juste interrogée sur deux tournures :
- "Cette tristesse le ramena à la réalité et à ses devoirs", est-ce que dans ce cas il ne serait pas plus juste de parler de "son devoir" ?
- "s’en aller à l’extérieur"

Voilà pour mes quelques ressentis sur ce chapitre. Toujours impatiente de découvrir la suite !
ANABarbouille
Posté le 12/10/2024
Hello ! Merci pour tes remarques =) effectivement pour Kalan et sa maman c'est une relation très compliquée ; il a bien muri depuis l'enfance grâce à son amitié et surtout il adore son frère, mais peut-être qu'il faudrait nuancer un peu ce passage, je vais y réfléchir :D
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