Kalan se secoua pour chasser ses souvenirs qu’il ne cessait de ressasser. Il avait bel et bien convaincu son frère cette nuit-là et ils étaient allés voir Turg pour donner leur réponse. Nessan craignait que les maladies touchant Montet s’aggravent et préférait avoir un pied en territoire libre, au cas où il devrait faire migrer Lusa.
À ce jour, il leur restait quelques semaines avant de retrouver ce magouilleur à Verdeau pour les faire passer en territoire libre. Comment ? Turg n’avait rien voulu révéler à ce sujet. Les jumeaux avaient déclaré à leur famille qu’un apprentissage de marchand à Fulen les attendait, village au nord de la Ceinture. Ainsi, leur absence pourrait s’expliquer par une vie remplie de voyages aux quatre coins de la région. Les jumeaux avaient en outre recommandé à leurs parents de ne pas les y rejoindre, ils viendraient eux-mêmes leur rendre visite dès que possible. Ils avaient averti que cela pourrait prendre des années, car le travail à Fulen ne manquait pas. D’après leur mensonge, ils seraient notamment chargés d’approvisionner les villages montagnards au bord de la Ligne qui peinaient à passer l’hiver sans le troc. Leur mère et leur beau-père s’étaient montrés fiers d’eux. Kalan, lui, était mort de honte face à son mensonge et rongé par l’angoisse d’une décision aussi imprudente. De son côté, Nessan dormait toujours comme un bébé. Peut-être laissait-il à Kalan le luxe de s’inquiéter pour deux ?
Après avoir enfilé des habits et en jetant un regard à son frère et sa sœur endormis, Kalan sortit doucement de la chambre. Il comptait profiter de cette insomnie pour retrouver Ahia. La première fois qu’il était passé chez elle en pleine nuit, il s’attendait à rentrer bredouille. En réalité, son amie avait tout de suite passé la tête par la fenêtre du premier étage. Elle ne s’était pas montrée offusquée par une visite nocturne, elle avait simplement été étonnée et inquiète qu’il ne dorme pas. Kalan n’avait pas osé abuser de ces rencontres, pourtant, quand il venait la voir, elle était toujours fraiche et réveillée. Quand dormait-elle ? Comment faisait-elle pour être en si bonne santé ? Kalan, lui, était devenu une épave depuis qu’il ne dormait plus tout son soûl. Cette fois encore, alors qu’il marchait jusqu’à sa fenêtre, une tête noire et argent le regarda arriver depuis la fenêtre du premier. Il ne savait pas non plus comment elle repérait son arrivée de si loin.
— Je m’habille et j’arrive, furent les seuls mots qu’elle prononça avant de fermer sa fenêtre.
En effet, quelques instants plus tard, elle le rejoignit. Habillée bien sûr, elle avait perdu depuis longtemps l’habitude de courir toute nue. Ahia lui prit le bras et l’emmena marcher le long de la forêt, comme à l’accoutumée. Elle ne lui demanda rien, elle lui offrit juste une présence rassurante et prête à l’écouter. Il baissa les yeux pour la regarder, Ahia étant encore plus petite que lui, ce qui était vraiment très rare pour une Sombre. Elle était de toute manière hors-norme physiquement avec ses cheveux noirs, sa marque en losange argentée au front et ses yeux jaunes. Kalan sourit, elle était hors-norme pour tout et il l’en remerciait. Jamais il n’aurait cru possible de développer une amitié aussi forte avec une autre personne que Nessan. La relation qui les unissait était différente, mais tout aussi puissante et ce lien était précieux aux yeux de Kalan. Malgré son sale caractère et ses manies de se disputer avec ses proches, Ahia avait su l’apprécier. En outre, sa manière d’être au monde avait bouleversé le regard que le jeune Sombre portait sur la vie et les gens. Elle avait toujours l’air de prendre le temps de comprendre chaque personne, bien au-delà des mots. Il semblait qu’à ses yeux, chaque être vivant devait être aimé à sa juste valeur. Et que ces êtres avaient tous de la valeur, même les bêtes qui l’entouraient ! Elle avait beau offrir cela à chacun, elle avait en plus offert une amitié inébranlable à Kalan.
— Pourquoi m’avoir choisi comme ami ? se surprit-il à demander.
Ahia fronça les sourcils, ne saisissant pas le sens de la question. Il tenta de clarifier le cheminement de sa pensée.
— C’est-à-dire que tu aimes tout le monde et que tu prêtes attention à chacun, même les chiens et les chevaux que tu vas voir tous les jours… Mais nous deux, c’est différent. Tu passes beaucoup de temps avec moi et tu t’accroches à moi depuis toute petite !
Ahia éclata de rire face au souvenir de cette petite sauvageonne qui le suivait partout en répétant que quoi qu’il dise, elle l’aimait beaucoup. À présent, elle comprenait que cette attitude était loufoque. Sa réponse le fut tout autant :
— Parce qu’on est des âmes sœurs ! Est-ce que j’ai vraiment choisi de l’être ? Je ne crois pas.
— Des âmes sœurs ? demanda Kalan, bouche bée.
— Eh bien oui, on n’a pas le même sang, pourtant à l’intérieur on est comme des frère et sœur.
— Les âmes sœurs, ce n’est pas une invention de gros nul pour faire mousser les jeunes Sombres qui veulent des histoires d’amour à l’eau de rose ?
— Ah, je ne savais pas que ça voulait dire ça ! Pour moi, ça veut dire que nos âmes sont de la même famille. D’ailleurs, on a la même aura, toi et moi, lâcha-t-elle d’une petite voix.
— La même aura ? Mais qu’est-ce que tu racontes ? demanda le jeune Sombre en fronçant les sourcils.
— Kalan, je… Il y a plusieurs choses à mon sujet que j’aimerais te dire. Des choses que je n’ai jamais dites et que j’aimerais partager avant ton départ. La première, justement, concerne ma capacité à percevoir les auras. C’est difficile à décrire, disons que la perception des auras s’ajoute à celle de mes sens. Je peux voir ton aura quand je te regarde, la sentir quand je respire ton odeur et elle se propage dans tout mon corps, comme une sorte de vibration. C’est une sensation légère, mais bien présente.
Kalan était abasourdi, sa meilleure amie avait des pouvoirs magiques et il l’ignorait complètement ! De plus, il n’avait jamais entendu parler d’auras. À y réfléchir, elle avait peut-être bien essayé de lui en parler une fois, il y a très longtemps.
— C’est ce que tu voulais me dire en parlant de la Ligne quand on était enfant ? Tu disais que tout était comme mort dans la Zone.
— Je n’avais pas envie de te le cacher, mais quand j’ai compris que vous ne perceviez pas les auras, j’ai eu peur de le dire ! Chaque être vivant, végétal ou animal m’apparait de manière différente. Et pourtant derrière la Ligne, tout semble vide.
— Je vois…
Kalan ne voyait pas vraiment. Il avait de la peine à assimiler cette information et ne savait quoi dire. Il tenta de mémoriser toutes les informations que son amie venait de lui partager. Remontant la conversation, il poursuivit timidement :
— Et on a une aura proche, toi et moi ?
— Oui très proche, c’est la raison pour laquelle je me suis tout de suite accrochée à toi, affirma Ahia. Et j’avais beau être bizarre, je trouve que j’ai bien fait !
Elle lui offrit un magnifique sourire. Kalan aussi sourit légèrement à cette pensée, mais il était encore déboussolé d’apprendre que de telles capacités existaient. Et son amie la plus proche en possédait, voilà qui le faisait tomber de haut !
— Kalan, excuse-moi, continua Ahia en effaçant son sourire. Tu dois te sentir trahi ! Je t’en prie, ne m’en veux pas, je vais tout te raconter aujourd’hui même.
— Parce qu’il y a d’autres choses que tu m’as cachées ? s’étonna-t-il.
Quels mystères pouvaient bien encore planer autour de cette Sombre ? Kalan se ressaisit en voyant Ahia mordre sa pauvre lèvre inférieure. Elle avait peur qu’il lui en veuille d’avoir ses secrets, pourtant c’était son droit, il devait l’admettre. Il la prit dans ses bras.
— Ne t’inquiète pas. Moi non plus je ne t’ai pas tout dit et d’ailleurs je voulais aussi te parler de quelque chose cette nuit.
— Quelque chose qui s’est passé à Verdeau ?
— Oui.
— Je sentais bien que tu étais chamboulé.
Kalan soupira. Cette Sombre avait le don de lire en lui, c’était exaspérant ! Il ne pouvait rien lui cacher. Malgré cela, il nota qu’elle avait respecté son silence durant tout ce temps, bien qu’elle ait dû se ronger d’inquiétude à son sujet. Il ne savait pas comment la remercier, si ce n’est en lui offrant la vérité. Les deux amis étaient seuls, il pouvait tout lui révéler.
— Avec Nessan, on va partir, mais pas pour Fulen. On va passer la frontière et rejoindre Réonde, la capitale, avoua-t-il dans un murmure.
Ahia se dégagea de son étreinte et le regarda avec des yeux ronds.
— La capitale ? Mais… C’est dangereux ! Et si des Hypnotiques fouillent vos esprits et réalisent d’où vous venez ? C’est la prison assurée !
— Oui, je sais bien. Mais on trouvera un travail dans un faubourg et on fera en sorte de passer pour des Sombres tout ce qu’il y a de plus banal. Personne ne remarquera de simples ouvriers.
— Toi, tu ne te feras pas remarquer ? Te faire passer pour banal ? Je ne t’ai jamais vu réussir une telle prouesse !
La pique fit sourire Kalan. Elle n’avait pas tort, évidemment.
— La sécurité de Nessan est en jeu, je ferai attention. J’espère que les problèmes sur nos terres se régleront d’ici quelques années et qu’on pourra revenir. Voilà ! J’ai fait ma confidence ! Tu en avais d’autres à me faire ?
— Tu changes bien vite de sujet ! s’offusqua-t-elle. Pourquoi aller en territoire libre, pourquoi prendre ce risque ?
— Ahia, on n’a rien de rien dans la Ceinture, on ne va pas s’en sortir. Et j’admets qu’au fond de mes tripes, je sens que je dois saisir cette chance. Cette frontière est une aberration que je dois franchir ! Cela n’a aucun sens, je sais bien.
Il soupira et s’assit dans l’herbe, incapable de se faire comprendre. Il n’avait pas les mots pour décrire ce sentiment qui l’avait poussé à convaincre son frère d’entreprendre une telle folie avec lui. Il espérait qu’Ahia perçoive son monde intérieur aussi aisément qu’à son habitude, qu’elle l’aide à exprimer ce qu’il vivait, mais elle ne le pouvait pas. Pourtant elle s’accroupit en face de lui et dit d’une voix absente :
— Je comprends de quoi tu parles, ce bouillonnement à l’intérieur qui te pousse à choisir le chemin le moins sûr. Je crois le comprendre, mais je ne sais pas l’expliquer.
— Vraiment ? Tu me comprends ? s’étonna Kalan.
Elle le surprendrait toujours dans sa capacité à le rejoindre, aussi haut perché soit-il.
— Oui, au fond, j’ai ressenti la même chose quand j’ai décidé d’approcher Géolde il y a plus de sept ans et de partir avec lui pour un village totalement inconnu.
— Comment ça ? Ce n’est pas Géolde qui t’a trouvée et recueillie ? Est-ce que tu avais vraiment le choix ?
— Ce n’est pas aussi simple.
Elle s’interrompit et prit le temps de réfléchir. Que pouvait-elle bien lui cacher d’autre ?
— Kalan, je voulais absolument tout te confier aujourd’hui, mais tes révélations m’ont fait changer d’avis, admit-elle. Ne me regarde pas en fronçant les sourcils, je ne te fais pas de reproches ! Mais réfléchis : tu auras tous tes secrets à garder en territoire libre, je ne vais pas t’alourdir la tâche avec les miens. Et là, je te parle d’éléments qui ont peut-être couté la vie à mes parents, Kal.
En parlant, elle lui avait serré les genoux. Le jeune Sombre était à court de mots. Il savait que ses parents étaient décédés, la laissant orpheline au milieu des bois, ce qui était déjà un drame en soi, mais jamais il n’avait su que ses parents étaient morts pour d’obscures raisons. Éberlué, il resta coi quelques instants. Tout à coup, il sentit le poids de la solitude et de l’incompréhension que portait Ahia. Elle était aimée et entourée, pourtant elle avait un fardeau sur les épaules que personne n’avait jamais vu. Un jour, une petite fille s’était retrouvée seule, accablée d’un savoir qui avait fait mourir ses parents. Puis elle était arrivée ici et s’était affairée à aimer chaque être vivant de ce village, animaux, enfants, adultes, vieillards, tout le monde avait eu sa dose. Il eut l’impression d’être un ami bien minable, n’ayant jamais pu l’épauler et partager le poids de ses secrets avec elle. Et voilà que sa décision dangereuse empêchait à nouveau Ahia de se confier à lui. C’était injuste.
— Ahia, je suis tellement désolé, si j’avais su…
— Si tu avais su, ça n’aurait rien changé ! J’avais besoin de ton amitié et tu me l’as offerte, c’est tout.
— Merci… Je… Je ne sais pas quoi dire ! J’aimerais que tu puisses t’ouvrir à moi, partager tes peines, mais je comprends ta décision.
— Promis, un jour tu sauras tout de moi. Il y a quand même des éléments que je peux te confier. Il est difficile pour moi de savoir qui je suis vraiment après ce que j’ai vécu. Je ne peux pas te l’expliquer, mais j’espère pouvoir te le montrer un jour. Disons que j’ai moi aussi besoin de prendre du recul et d’explorer d’autres horizons. Je vais également entreprendre un voyage, j’ai besoin de découvrir d’autres aspects de la vie.
— Un voyage ? s’étonna-t-il. Et comment tu vas t’y prendre ?
Ahia lui adressa un clin d’œil et sourit.
— Je comprends que ça semble étrange et venu de nulle part, mais tout est planifié. Dis-toi qu’on vivra nos aventures de notre côté et qu’on se retrouvera changés !
Kalan sourit à son tour : c’était une manière de voir les choses qui lui plaisait. Savoir que son amie partait elle aussi à l’aventure lui donna envie de s’y mettre et chassa les angoisses qui lui nouaient le ventre. Il n’y avait aucune raison que les choses se passent mal. Les deux camarades allaient découvrir une facette nouvelle du monde chacun de leur côté et en revenir grandis. Il éclata de rire face à cette situation. Le petit village de Montet, où rien ne bouge, abritait de sacrés lurons ! Les deux jeunes amis prenaient des bifurcations les menant vers des chemins différents, mais se promirent de les faire aboutir au même point de rencontre. Kalan et Ahia partagèrent leurs espoirs et leurs inquiétudes jusqu’à l’aube. Puis les deux camarades grimpèrent aux arbres pour contempler le lever du soleil en silence. Avoir une amie aussi décalée que lui l’avait empli d’énergie et il se réjouissait presque de partir à l’aventure. Surtout, Kalan se réjouissait déjà de leurs retrouvailles.