4. Séparation

Notes de l’auteur : Pour les personnes qui m'ont lues avant le 10.10, j'ai fait quelques modification au niveau des chapitres, donc ce n'en est pas un nouveau chapitre, il est simplement recoupé ^^

Kalan et Nessan profitèrent du temps qui leur restait pour voir Ahia, passer du temps au RIK ou aider leur petite sœur à construire des abris pour les animaux sauvages. Lusa éprouvait de grandes difficultés à voir ses ainés la quitter et ses pleurs firent pratiquement douter les jumeaux du bienfondé de partir. Mais c’était également pour leur cadette qu’ils prenaient tous ces risques, pour que les taxes soient moins lourdes pour leur famille et pour la faire passer un jour en territoire libre si la situation ne s’améliorait pas dans la Ceinture.

Ahia partit deux jours avant les jumeaux. Géolde et Déline pleurèrent à chaudes larmes, lui souhaitant bon courage et l’encourageant à rentrer en cas de problème. Leur fille adoptive les enlaça et les remercia avec un sourire rayonnant pour toute leur gentillesse. Elle proposa ensuite à Kalan de l’accompagner en dehors du village. Il accepta de bon cœur, heureux de partager un moment en tête-à-tête avec sa meilleure amie pour lui dire au revoir. Il fut surpris de constater qu’Ahia avait également d’autres motivations. Elle quitta bientôt la route pour l’emmener aux abords de la forêt.

— Ne dis rien aux autres et surtout pas un mot à Géolde ! Je suis beaucoup trop chargée pour ce voyage et j’aimerais te donner quelques affaires qui te seront utiles, lui confia-t-elle en déballant le contenu de son sac.

Stupéfait, Kalan resta dans le silence pendant qu’elle lui donnait casserole, tente et couvertures. Elle emballa tout cela dans un de ses deux sacs et le déposa à ses pieds.

— Voilà ! déclara-t-elle. Considère ça comme mon cadeau de départ. Vos parents n’ont pas la moindre idée de l’aventure dans laquelle vous vous lancez, mais vous aurez bien besoin de ce matériel, Ness et toi !

— Mais… Ahia, il ne te reste presque plus rien ! Je ne peux pas accepter tout ça, tu en auras besoin. S’il t’arrive malheur, je m’en voudrais d’en avoir profité à ta place.

— Kalan, soit tu les prends, soit je les laisse ici. Je suis sûre que tout le monde se sentirait mieux si ces affaires servaient aux renards !

Le jeune Sombre regarda son amie bouche bée. Comment comptait-elle survivre à un voyage sauvage et improvisé sans tout le fatras imposé par son père adoptif ? Il lui fit part de ses inquiétudes, mais elle lui répondit en souriant :

— J’ai mes propres astuces, bien moins encombrantes ! Dois-je te rappeler que je m’en suis sortie sans l’aide de mes parents lorsque j’étais toute petite ?

— Comment c’est possible d’ailleurs ?

Elle lui adressa un clin d’œil. Kalan accepta ce silence, elle avait des secrets inavouables qui étaient liés à cette période de vie et il respectait sa retenue.

— Bien… Je suppose que j’en ferai meilleur usage que les animaux de cette forêt, concéda-t-il en s’emparant du sac. Je veillerai à ce que Géolde ne me surprenne pas avec tes affaires. Fais bonne route, Ahia. On se reverra le plus vite possible.

Il se sentit bête d’avoir voulu se retrouver seul avec elle alors qu’il était incapable de dire autre chose que des banalités. Il aurait voulu lui expliquer que son cœur était près d’exploser en cet instant et que la perspective de ne plus la voir tous les jours lui donnait envie de tout abandonner. Cependant, les mots lui manquaient et il ne put rien ajouter d’autre qu’un simple :

— Tu vas me manquer.

Elle lui sourit puis l’enlaça en avouant :

— Moi aussi je t’aime de tout mon cœur et c’est douloureux de te quitter. Ça fait mal et pourtant on se quitte quand même, c’est bête, non ? Mais on va surpasser cette peine et vivre nos aventures. Ce sera si bon de se retrouver et de tout se raconter !

Kalan sourit à son tour et rendit son étreinte à son amie. Il ne trouva rien à ajouter à cette courte déclaration. Un seul mot lui vint à l’esprit, dans lequel il mit tout son amour et sa reconnaissance :

— Merci.

Ahia se dégagea de son étreinte et lui tendit son petit doigt. Il lui sourit, repensant à sa réaction lorsqu’il lui avait tendu son auriculaire, environ sept ans auparavant. Il lui prit le doigt.

— Amis pour la vie ? interrogea-t-elle.

— Amis pour la vie, répondit-il en riant.

Les deux Sombres restèrent quelques instants ainsi, comme si le temps avait une chance de se suspendre. Ahia fut la première à se ressaisir. Il était l’heure de se quitter et elle l’encouragea à rentrer à Montet. Les amis s’offrirent un dernier sourire avant que Kalan ne tourne les talons et s’en aille. Il ne se retourna pas, ainsi Ahia ne verrait pas ses larmes couler, elle n’aurait que le souvenir de son sourire. Ainsi, il ne vit pas Ahia pleurer. Il ne la vit pas non plus enterrer le reste de ses affaires. Heureusement pour elle, car la jeune Elfe aurait eu bien du mal à expliquer ce comportement.

*

Le moment de leur propre départ arriva un jour d’été étouffant. Kalan tira profit de son insomnie pour partir plus tôt et cacher le sac offert par Ahia. Leur famille et une partie du village seraient probablement présentes lors de leur au revoir, difficile donc d’emporter à la vue de tous un énorme sac en surplus. Il revint avant que sa famille ne se réveillât. Du moins, c’était ce qu’il avait cru avant de rencontrer sa grand-mère dans la cuisine.

— Tu es bien matinal, Kalan ! dit-elle en guise de salutations.

— Et toi alors grand-maman, il fait encore nuit ! Nessan n’est pas levé, on partira d’ici une heure, avec les premiers rayons de soleil. Tu aurais pu rester tranquillement au lit.

— Tu pensais que j’allais tranquillement rester au lit alors que mes petits-fils, la prunelle de mes yeux, sont sur le point d’entreprendre un voyage aussi téméraire ?

Kalan rit à la plaisanterie, car sa grand-mère n’avait pas de prunelles à ses yeux.

— On part juste à Fulen faire un apprentissage. On sera fatigués, loin de vous, mais ça n’a rien d’un voyage téméraire, lui assura-t-il.

— Je ne parle pas de cela, Kalan, répondit-elle sérieusement.

— De quoi tu parles, grand-maman ?

— Je parle de ton voyage jusqu’à Réonde, bien entendu ! Pour quelle autre raison me lèverais-je en pleine nuit ?

Elle avait bien rabattu le caquet de son petit-fils. Une angoisse monta en lui. Qui d’autre était au courant ? Allaient-ils être arrêtés alors qu’ils étaient sur le point de partir ? Le secret s’était-il ébruité en dehors du village ?

— Je sens ton agitation, détends-toi, mon garçon. Personne n’est au courant et je ne compte rien révéler.

— Comment tu as su ?

— Si ce n’est pas par mes propres petits-fils, il n’y a qu’une personne qui ait pu m’en parler, non ?

— Ahia ? demanda-t-il, incrédule, puisqu’elle était la seule personne au courant. J’ai de la peine à croire qu’elle m’ait trahi.

— Et tu as bien raison, ce n’est pas ainsi que les choses se sont déroulées. Au vu de la destination que tu as choisie, je ne te raconterai pas toute l’histoire, par sécurité. À vrai dire, si un Hypnotique commence à s’intéresser aux souvenirs de ta grand-mère, je suis déjà dans de beaux draps, mais passons.

— Pourquoi tu serais dans de beaux draps ?

— Ne parle pas de moi en dehors de Montet, je suis vieille et j’ai eu l’occasion d’être mêlée à des histoires que je préfère oublier, voilà tout. Il y a plus important ! Ahia est un être hors du commun, je l’ai remarqué dès notre première rencontre.

Kalan se souvenait surtout que sa grand-mère l’avait accueillie avec des questions gênantes, mais soit, il n’allait pas nier que sa meilleure amie était hors du commun. Choya continua son histoire d’un ton pressant.

— Il y a quelques jours, je suis allée discuter avec Ahia de ses projets, mais elle ne m’en a pas dit plus. Je lui ai demandé si elle acceptait de rester à proximité de Fulen, ainsi, en cas de problème, elle aurait pu venir vous voir, Nessan et toi. Elle a accepté sans discuter. Malheureusement pour elle, entre son accord trop vite consenti et son… enfin, de ce que je peux voir, bredouilla-t-elle.

Kalan opina : sa grand-mère se perdait souvent quand il s’agissait de décrire sa vision restreinte, comme si elle en était gênée. 

— Bon, et bien, j’ai compris que quelque chose n’allait pas ! reprit-elle. Je lui ai assuré qu’elle pouvait tout me raconter, mais rien n’y faisait. C’est alors que je lui ai révélé quelques savoirs à son sujet. Je ne t’en dirai pas plus, mais sache que cela l’a convaincue de me confier vos plans. Cela te parait peut-être trop facile, mais après toutes ces années, elle connaissait enfin une personne à qui elle pouvait tout confier. Peux-tu lui en vouloir d’avoir vidé son sac, tes projets y compris ?

Kalan tiqua, mais donna raison à sa grand-mère. Que pouvait-elle bien savoir, cette vieille bourrique ? Dire qu’elle avait été le soutien qu’il n’avait pas pu être pour Ahia, c’était injuste. Il pouvait bien pardonner son amie d’avoir trahi son secret en contrepartie. Si cela lui faisait du bien et si sa grand-mère ne comptait pas l’arrêter dans ses projets, il n’y voyait pas de problème.

— Pourquoi tu me dis tout ça si ce n’est pas pour me convaincre de changer d’avis ?

— Mon instinct maternel me déchire de l’intérieur et une partie de moi me hait pour les mots que je vais prononcer… Tu dois aller à Réonde, Kalan.

— Pardon ?! Tu es sérieuse ? s’exclama-t-il.

— Oui, souffla-t-elle. Il existe des forces en ce monde dont tu n’as pas idée. Des Énergies plus fortes circulent dans l’air et m’apportent des messages. Des messages qui parlent de destins, de chemins qui se croisent, de conflits. Tu dois penser que j’ai perdu la tête.

« Oui », pensa Kalan, mais il garda le silence.

— Ahia est une de ces forces, poursuivit-elle. Je n’en dirais pas plus. Kalan ! dit-elle d’un ton implorant. Tu devras l’épauler. Et ce n’est pas en restant coincé dans notre Ceinture que tu le pourras. Découvre le royaume, ouvre tes horizons et affute ton regard. Quand vous vous retrouverez, tu devras pouvoir la soutenir. Tu n’as pas idée de l’importance de ce rôle, cela vaut aussi pour Nessan. J’aimerais te dire de rester en sécurité, mais ce serait une erreur. Kalan, en territoire libre, suis l’exemple de ton frère : tiens-toi tranquille, observe et écoute, comprends le monde qui t’entoure, crée-toi une opinion. Puis sers-t’en comme motivation lorsque tu devras soutenir Ahia. Les choix que tu feras dépendront de cette expérience.

Kalan resta muet, les yeux dans le vague. Il tentait avec difficulté de saisir le sens de chaque mot énoncé par sa grand-mère, de soupeser leur importance. Il avait envie de croire qu’elle perdait la tête, mais il avait malgré tout la sensation de s’engager dans une aventure qui le dépassait.

— Oh Nessan, dans quoi je t’ai encore embarqué ? gémit-il, la tête ente les mains.

— J’ai confiance en vous, le rassura sa grand-mère. De toute façon, tu n’auras pas le luxe d’y réfléchir. L’aube est là et ton jumeau devrait se lever.

Ce fut dans un état végétatif que Kalan accueillit son frère avant de prendre son sac de voyage. Fort heureusement, ses proches mirent son absence d’agitation sur le compte de l’insomnie et du départ. Ils firent leurs au revoir et Lusa pleura toutes les larmes de son corps, obligeant Kalan à sortir suffisamment de sa léthargie pour la consoler et l’assurer de leur prochain retour. Nessan embrassa ses joues mouillées jusqu’à ce que la petite Sombre cesse de hoqueter entre ses pleurs. Leurs parents les serrèrent dans leurs bras, leur mère visiblement troublée. Tolm qui gardait toujours un calme apaisant leur confia :

— Je vous aime comme mes propres fils.

Ses mots touchèrent les jumeaux qui l’enlacèrent avec plus de force. Puis ils se détachèrent de leur famille et prirent la route, se retournant pour saluer une dernière fois leurs proches par de grands signes de la main. Tous les villageois se dispersèrent, à l’exception de Lusa qui regarda les silhouettes de ses frères disparaitre derrière l’horizon. Cette vision brisa le cœur des deux ainés qui gardèrent le silence. Quitter leur village et leurs proches sans savoir s’il serait possible de les revoir était encore plus dur qu’imaginé. Tel un fétu de paille emporté par les courants de la Tèbre, les jumeaux venaient de s’embarquer dans une aventure qui les dépassait.

Dans un état second, Kalan faillit oublier le sac d’Ahia et se reprit de justesse. « Allez, mon grand, tu n’as pas le droit de rêvasser, en avant ! » se secoua-t-il intérieurement. « Ce n’est qu’un voyage, quand il sera fini, tout redeviendra normal. Nessan se bâtira une jolie maison à Montet avec l’argent de l’Indigo et tu verras bien que tu t’es inquiété pour rien. » Kalan sourit amèrement à ces pensées mensongères et se mordilla l’intérieur de la joue. Non, après la discussion avec sa grand-mère, il n’avait plus de doutes : ce n’était pas de sitôt qu’ils reverraient Montet. S’ils revoyaient leur village un jour.

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