3. En-t-en-te-im-p-o-ss-i-b-l-e

Dée est soulagée. Les Anges se lèvent enfin. La réunion de l’Assemblée de la Tour est finie. Ils quittent lentement la salle. Ils vont à une lenteur phénoménale, alors que les fées attendent toujours dans leurs lanternes. Ce n’est que lorsque la salle est vide que les fées ont enfin le droit de sortir de leurs prisons de verre. Toutes virevoltent, tremblent et la plupart ne font presque plus de lumière, tant elles sont épuisées. Elles ne se parlent jamais entre-elles, puisque les fées n’ont pas de bouche. Alors tout est silencieux autour d’elles. De toute façon, elles ne sont jamais ensemble, ni dans leurs lanternes, ni dans leurs couchettes. Quand pourraient-elles parler ? Le soir, elles cherchent un creux dans le mur des fées et elles s’endorment instantanément. Les lueurs du mur des fées s’éteignent une à une.

Mais une lumière réapparaît parfois le soir. Une fée plutôt économe. Une fée qui sait faiblir sa lumière au moment où personne ne le remarquera dans l’assemblée.

Quand la séance vient de commencer -les autres fées sont encore en bonne forme et son absence de participation ne se voit pas-.

Quand une hypothèse est avancée -les Anges réfléchissent-.

Quand le Juge parle -les Anges sont tournés dans la direction opposée-.

Alors le soir a droit à une petite lueur.

Dée brille. Elle brille de mille feux. Elle essaie de comprendre ce que dit l’autre lueur d’en face. Elle ne sait pas qui c’est, juste qu’il y a une lueur. Ça ne peut pas être une fée, puisque les fées sont toutes dans le mur des fées. Mais alors qui est-ce ? Elle voit que cette lueur clignote. Parfois long, parfois plus court. Ça se répète.

[Un mois plus tard.]

Dée clignote. Elle a compris que les signes répétés par l’autre lueur sont en fait des sons. Elle l’a compris parce qu’à chaque fois que la chorale de la Tour chante, la lumière fait des rythmes particuliers.

Au refrain, alors que les chanteurs font «ooooh», la lumière fait  __ . __ ; __ . __ ; __ . __

Lorsqu’ils disent «Tour», elle fait . . . __ ; . . __ ; __ . . __

Et lorsqu’ils disent «Domélyl», la lumière fait . __ . ; __ . __ ; __ . ; __ . . ; __ __ __ ; . . . ; __ __ __

Alors Dée a voulu dire son nom, comme le faisait la lueur d’en face : . __ . ; __ . .

La lueur lui a répondu quelque chose, mais elle n’a pas compris tous les sons :

«T-é-r . __ __ l  __ . . .»

[Un mois plus tard.]

Dée entend tout. Tout ce qui se passe dans l’Assemblée. Elle sait que des magiciens meurent tous les jours à Arkeide. Elle aimerait qu’ils tombent tous là-bas. Elle serait enfin libre. Mais il y a tous les magiciens de l’Assemblée qui ne sortiront jamais de la Tour. Alors elle sera toujours prisonnière. Elle sera toujours une lanterne. Ce soir, c’est donc un appel à la révolte, qu’elle décide de lancer à son amie la lueur. Elle prépare sa lumière et ses mots. Elle a fait beaucoup de progrès en signaux lumineux.

- R-é-s-i-s-t-ons.

- Im-p-o-ss-i-b-l-e-l-es-An-g-es-s-ont-in-v-in-c-i-b-l-es.

- R-é-s-i-s-t-ons-en-s-em-b-l-e.

- D-ans-l-a-T-ou-r-im-p-o-ss-i-b-l-e.

Dée ne sait pas quoi répondre à son interlocuteur inconnu. Elle réfléchit. Elle aimerait pouvoir tout changer. Mais comment une petite fée comme elle pourrait changer les choses ? Une petite fée qui ne connaît rien, qui ne sait rien, qui n’est utile que pour les lanternes. Mais oui, elle sait des choses.

- A-A-r-k-e-i-d-e-l-e-P-e-r-c-e-M-a-g-ie-n-ous-ai-d-e-r-a.

[Trois jours plus tard.]

Dée s’en veut à mourir. Après ce message, la gentille lueur d’en face n’est plus jamais revenue. Elle a surement été tuée par le Perce-Magie.

[Trois jours plus tard.]

Dée est si heureuse. Elle a enfin reçu une réponse.

- L-e-P-e-r-c-e-M-a-g-ie-est-a-v-e-c-n-ous.

[Trois heures plus tard.]

Dée attend le signal. Et quand elle le reçoit, elle guide les autres. Elle guide ses alliés. Trois beaux et grands magiciens qui eux aussi, ne veulent plus obéir à l’Assemblée. Dée hait les Anges, comme toutes les fées, mais elle doit les aider. Parce qu’elle ne pourra pas se battre seule.

La petite fée s’approche du mur de la Tour. Il est fait de molécules, comme la Tour entière. De molécules qui suivent les lois et ne voudront pas les laisser passer. Mais la mystérieuse lueur leur a promis que, cette fois-ci, les molécules les laisseraient passer. Elle s’approche et s’enfonce dans la paroi qui semble s’être changée en joghurt. La lueur d’en face a corrompu les molécules du mur. Les nouveaux résistants s’envolent pour Arkeide.

[Trois mois plus tard.]

Dée est très fière. Arkeide n’avait pas de chef de résistance. Et bien maintenant, il y en a deux. C’est elle et Terels. Incroyable, non ? Eh bien non, parce que Dée sait tout ce qui se passe à l’Assemblée des mages. Et elle peut y retourner quand elle le veut, sans se faire remarquer. Elle saura toujours tout. Tout. Tout. Tout. Quant à Terels, c’est simple : il est surpuissant. Et ça, ça suffit pour être chef.

Tous les résistants craignent Dée et Terels qui sont devenus plus proches que jamais. Ils se parlent par signaux lumineux à une vitesse hallucinante, alors personne ne comprend ce qu’ils se disent. Qui l’eut cru, que cela évoluerait ainsi ?

Tous les jours, les membres de la résistance se réunissent dans le Grand Stade d’Arkeide, là où il y a de beaux et grands gradins. A présent,  trente magiciens sont assis autour des deux chefs -au départ, ils n'étaient que cinq-. Tous d’une beauté hallucinante. Leurs cheveux interminables se déroulent sur au moins trois gradins et ils sont si grands que les dossiers leur arrivent au milieu du dos. Dée et Terels sont placés au milieu de la piste. Et le Perce-Magie, leur allié, est placé dans la loge d’honneur, d’où il peut tout voir.

Mais bon, May’ké, il hait les Anges, alors il s’en fout de leurs petites magouilles.

On l’a obligé à se soumettre à leurs ordres, c’est vrai, mais qu’ils s’attendent pas à de l’engagement.

D'ailleurs, une fois que May’ké a accusé le coup, il est devenu insupportable. Hé hé hé.

Pendant les réunions, le Perce-Magie écoute pas du tout ce que dit Terels.

Première activité favorite de May’ké pendant une réunion : inventer des noms pour chacun des Anges. Vous trouvez pas que «Pirluchon» sonne super bien, comme prénom ? C’est celui qu’il a donné à Terels.

Deuxième activité favorite : agiter les jambes dans le vide comme un gamin. Parce qu’il sait que ça énerve tout le monde.

Troisième activité favorite : ne pas fixer bêtement le centre de la piste comme tous les résistants, mais regarder à travers le mur écroulé du stade.

C’est plus drôle, même si en réalité, il voit rien. Tous ses cheveux sont devant sa figure.

Il voit qu’à travers ses souvenirs.

Il sait que la Tour est visible depuis ici.

Il la regardait, quand il était petit et qu’il s’intéressait pas du tout aux courses de chevaux.

Décidément, il y a que des trucs inintéressants, dans ce stade.

Dée ne sait pas quoi penser du Perce-Magie. A l’époque, elle pensait qu’il serait heureux d’avoir des alliés. Mais finalement, on ne dirait pas qu’il a le même but qu’eux. Mais quel est son but, alors ? Pourquoi il tue tous ces Anges ? Dée n’en sait rien. Elle aimerait que cet homme lui obéisse, lui aussi, comme tous les autres. Mais le Perce-Magie n’en fait qu’à sa tête. Il ne lui répond jamais quand elle attire son attention. Il ne veut jamais la renseigner sur la géographie d’Arkeide, pourtant si compliquée. Il n’est d’accord que de tirer sur tous les Anges qui s’approchent trop du quartier. En somme, il n’a été d’accord que de continuer son travail d’avant. Mais pourquoi ? Pourquoi montre t-il si peu d’enthousiasme à les aider ?

Pendant toutes les réunions, elle ne fait que de le fixer. Et lui, il fait n’importe quoi. Il ne participe pas du tout à l’organisation, il regarde partout, sauf au centre de la salle. Cet homme le dégoûte.

Dée ne peut pas parler, elle n’a pas de bouche. C'est Terels qui parle à sa place. Alors la petite fée fait signe à son ami de commencer. Et Terels commence.

- Merci à tous d’avoir participé à la création de cette résistance, nous savons que ce choix n’a pas été facile, qu’il a été dangereux. Mais nos efforts seront récompensés et la Tour tombera ! Le Perce-Magie comme il l’a fait jusqu’ici, continuera de s’assurer que personne ne s’approche de nous, vous n'avez donc rien à craindre de la Tour !

C’est vrai, admirons tous May’ké le héros qui a certainement fait plus de victimes que tous les résistants réunis !

Crétin d’Ange.

- A présent que nous avons rassemblé assez de monde, nous pouvons passer aux choses sérieuses. Nous devons commencer à œuvrer pour affaiblir la Tour !

Mais bien sûr, nous dirons : «Rendez-vous ou nous vous attaquerons avec notre armée de trente personnes, dont une fée très féroce et un Perce-Magie tout chétif !».

May’ké est intérieurement mort de rire, même s’il en montre rien. Ses yeux restent entrouverts et les coins de sa bouche restent opiniâtrement orientés vers le bas. Il a vraiment l’air de s’en ficher complètement.

- Et pour faire cela, le Perce-Magie couvrira nos arrières lorsque nous nous rapprocherons de la Tour.

Quoi !? Encore un plan foireux. C’est hors de question !

May’ké lève la tête.

Dans la loge d’en face se trouve la Fillette dans le Vent, comme à chaque réunion. Elle vient ici pour contrôler les faits et gestes du Perce-Magie. Personne la voit, évidemment, juste lui.

La gamine aussi, elle a l’air de s’ennuyer à mourir. Elle est affalée sur la petite rambarde de sa loge et assaille Terels d’un regard désespéré. C’est qu’ils parlent lentement, les Anges.

Elle se rend compte que May’ké l’interroge du regard. Elle sourit et lève sa petite main brune. Encore un pouce en l’air.

May’ké le fera, donc. Il continuera d’aider les résistants.

Les grands yeux sombres de la petite fille continuent de fixer le Perce-Magie comme s’il s'agissait d'une pâtisserie très apétissante.

- Eh, May’ké ! Si tu me bats, je les fais tous rêver d’un crapaud avec la tête de Terels, la nuit prochaine !

Un quart d’heure et quarante-quatre secondes plus tard, Terels arrête de parler et dévisage le Perce-Magie. Et tous les autres Anges se tournent aussi vers lui.

May’ké et la Fillette dans le Vent jouent à «feuille-caillou-ciseaux», mais comme personne ne voit ni entend la gamine, on dirait juste que May’ké arrive à perdre tout seul.

L’Ange fronce les sourcils.

Oups.

Le Perce-Magie va passer un mauvais quart d’heure.

[Trois heures plus tard.]

May’ké sent le gravier froid sous ses jambes.

Il est au Gymnase Des Skallies. Là où on jouait à la pétanque tout en fumant des petits cigares qu’on pouvait s’offrir qu’une fois par mois.

C’est le seul bâtiment où May’ké peut se résoudre à poser son arme.

Parce que c’est le seul bâtiment qu’il est capable de fermer solidement.

Si un Ange le tue maintenant, il sera coincé avec lui.

Coincé pour toujours.

May’ké s’en est assuré.

Un Ange arrive. Terels, évidemment -Pirluchon, pardon-. Il est le seul à oser parler au Perce-Magie. Tous les autres ont peur et ils ont raison. Il a tué tous leurs petits camarades.

- J’ai à vous parler, dit l’Ange.