Terels.
May’ké ne sait pas comment il a pu croire qu’il l’avait déjà vu. Parce que bon, c’est pas comme s’il les côtoyait souvent, les Anges.
S’il n’avait pas hésité à lui tirer dessus, rien ne serait arrivé. Des petits Anges stupides ne squatteraient pas son quartier en se prétendant résistants.
May’ké reconnaît toujours immédiatement le vieux chef, même quand il est à plus de cinquante mètres. Ses molécules sont brusques et crispées. Et le Perce-Magie sent toujours une sorte de picotement dans sa poitrine, quand l’Ange l’approche.
Il le sent, que c’est l’Ange le plus puissant.
Le magicien s’assied sur un rondin de bois, juste à côté de May’ké.
Ouille. Ouille. Ouille. Il est trop proche.
May’ké, lui, il est à la place des tireurs. Parce que c’est un tireur, après tout.
Et la Fillette dans le Vent aussi est juste à côté de lui.
C’est qu’elle a des petites oreilles indiscrètes, la gamine.
La grande salle était gigantesque. Encore plus grande que le Stade d’Arkeide. Elle n’avait pas de fenêtres, mais plutôt des grillages qui laissaient passer une douce lumière et un vent turbulent. Un vent qui s’amusait à fouetter les Anges avec leurs propres cheveux. Mais le plus étonnant avec cette salle était qu’elle était placée au sommet d’un énorme immeuble branlant. Il n’y avait que les humains pour placer un gymnase à trente mètres de hauteur. L’intérieur était exactement dans le même état que le reste de la ville. Tout semblait avoir été abandonné à la hâte. Les boules de pétanque avaient gardé leur position du jeu précédent et l’on aurait pu dire la couleur gagnante. D’ailleurs, un tableau noir indiquait encore les points de chaque joueur -le gagnant s’appelait «Jeire»-. Des petites bouteilles et des cigares à moitié fumés traînaient sur des petites tables disposées à côté des espaces de tir. Une forêt de petites tables surchargées.
Terels observa le Perce-Magie. L’homme squelettique était assis en tailleur sur le sol et avait descendu l’arme de son épaule. Il sortit de ses poches un nombre incalculable de petites pièces de bois, de métal et de verre qu’il disposa tout autour de lui. Ses poches semblaient infinies. Il plaçait ses pièces méticuleusement, comme s’il y avait un ordre précis à respecter, mais Terels ne parvint pas à comprendre son classement. Le Perce-Magie prit l’arme sur ses genoux et commença à la bricoler, piochant quelques pièces -au hasard ?-. Ses mains gesticulaient de manière presque saccadée. Et on eût dit qu’elles étaient des petits animaux complètement indépendants de la tête pensante au dessus d’elles. Terels fixa avec fascination cet homme qui avait tué un nombre incalculable de ses semblables. En un mois, il n’avait toujours pas découvert sa figure, à cause de ses cheveux. L’Ange se demanda s’il la verrait un jour. Il baissa le regard. Chacun des vêtements du Perce-Magie semblait être de cinq tailles de trop pour leur petit propriétaire. Son manteau lui arrivait d’ailleurs plus bas qu'aux genoux. Il trouvait toujours cet homme ridicule, mais il avait pris conscience de son potentiel. Le Perce-Magie était s’en doute la seule personne ici à pouvoir le tuer. Raison de plus pour mettre les choses au clair.
May’ké se prépare. Il se prépare à recevoir l’engueulade du siècle pour avoir avoir ridiculisé Terels devant tous les autres résistants.
Il prépare des pièces pour pouvoir les assembler de la manière la plus désintéressée du monde.
Il a besoin de faire genre qu’il s’en fiche de tout.
- Ecoutez, je… nous nous sommes rencontrés dans de mauvaises conditions. J’aimerais mieux vous connaître, hésite le vieux magicien.
May’ké ne répond pas. Il est trop étonné. Mais de toute façon, même s’il ne l’avait pas été, il n’aurait rien dit. Il continue de bricoler.
- Pour commencer… Est-ce que vous avez un nom ? demande Terels.
- Non.
- Je ne vous crois pas, monsieur le Perce-Magie.
- Ok.
L’Ange s’apprête à répondre, mais il renonce. Et il reprend. Et il renonce de nouveau. Et il reprend enfin.
- Ecoutez, je sens bien que vous n’êtes pas à l’aise avec nous, vous devez vous sentir bien seul, au milieu des Anges... Si quelque chose vous inquiète à notre sujet, vous pouvez m’en faire part, j’essaierai d’arranger les choses...
May’ké lève discrètement les yeux. Il guette l’Ange à travers ses cheveux.
On voit plus de choses que ce qu’on pense, à travers des cheveux.
C’est rare que l’Ange soit aussi proche. C’est rare qu’il puisse le détailler aussi bien, malgré sa mauvaise vue.
Le magicien fait un peu peur.
Il a des traits vieux, abîmés par le temps. Mais aucune ride n’est apparente. Son visage est lisse et blanc comme celui d’une statue de marbre. Ses cheveux sont noirs, brillants, raides. Une cascade de pétrole sans aucune éclaboussure. Et son corps est bien trop musclé, pour un vieillard.
La magie change le corps.
Cette magie-là transforme les bêtes humains en créatures divines.
Divines, mais un peu glauques, quand même.
L’Ange reprend.
- Vous me détestez, c’est ça ? C’est pour ça que vous ne voulez pas me répondre... Eh bien vous savez quoi ? Moi, je vous préfère à tous ces petits hypocrites qui viennent de la Tour. Ils ne sont là que parce qu’ils étaient insatisfaits de leur poste.
Terels a-t-il réellement choisi May’ké pour se confier ? Parce que c’est un très mauvais choix.
Premièrement parce que, niveau confidentialité, ça vole pas haut. Une gamine invisible épie sans cesse le Perce-Magie.
Deuxièmement parce que May’ké n’est vraiment pas tendre avec les émotions. Il passe son temps à refouler les siennes et il ne comprend pas que l’on puisse ne pas faire pareil.
Sérieusement, est-ce qu’il serait un bon psychologue ?
Un grand silence se fait. May’ké devine que Terels est gêné, parce que ses molécules tournent sur elles même. Les molécules ont tendance à imiter le comportement de leur propriétaire et là, les réflexions de Terels tournent désespérément pour trouver un sujet de conversation.
- Bon, eh bien, à plus tard ! conclut maladroitement le magicien.
Le vieillard un peu trop beau pour son âge lui tend la main.
Une grande main large et musclée -à quoi peut bien servir un petit doigt aussi développé ?-.
May’ké devrait serrer cette main.
C’est évident, c’est un signe d’amitié.
Il n’y a que des choses à gagner, surtout avec l’Ange le plus puissant de la résistance.
Mais le Perce-Magie est une machine à tuer depuis trop longtemps, il ne pourra pas accepter le vieil homme.
En plus, toucher la peau un peu trop magique du magicien lui infligerait assurément une douleur atroce.
Désolé, Terels, mais May’ké n’est pas prêt.
L’Ange part, dépité, et May’ké reste là, à bricoler.
Le Perce-Magie est rassuré, il ne pensait pas que Terels se résignerait aussi facilement.
Des petites sphères de métal.
Elles roulent, on s’attend à ce qu’elle s’arrêtent, mais elle vont toujours plus loin que ce qu’on voudrait.
Elles roulent sur les pièces de May’ké.
L’une d’elle traverse même le pied du petit bricoleur.
C’est le père du petit Miim qui l’a lancée. D’ailleurs, son bras droit prolonge encore le mouvement de la jolie sphère.
La salle est remplie de joueurs aux beaux pantalons amples et soigneusement ceinturés. Ils rient, fument et jouent. Ils ont tous la même coiffure, celle qui est à la mode en ce moment. Une jolie coupe au carré, bien propre et bien coupée au centième de millimètre près.
May’ké n’a pas peur des boules gravées qui viennent dans sa direction, il sait que tout ce décor n’est qu’une illusion. Une illusion de ce qu’il y avait avant.
La preuve : il ne voit plus flou et voit même à travers ses cheveux. De toute évidence, ce ne sont pas ses yeux qui voient.
Par contre, il déteste ne pas entendre ce qui se passe dans la réalité. Son ouïe, c’est un peu ses yeux.
La Fillette dans le Vent a posé sa main sur l’épaule du petit bricoleur. C’est elle qui crée les illusions. Parce qu’elle maitrise tous les sens du Perce-Magie. Elle peut réinventer le monde autour de lui.
Ses cheveux et sa robe s’épanouissent dans une jolie petite brise, bien plus calme que d’habitude. L’étoffe verte frôle le dos du Perce-Magie, mais il ne sent rien.
- T’aurais pu accepter son amitié, quand même, il est pas si méchant ! Ça te ferait du bien d’avoir un ami !
May’ké ne répond pas.
- Eh, t’as entendu ce que je t’ai dit ? reprend la fillette en tapotant son épaule.
- Je t’emmerde, répond finalement le Perce-Magie.
- Si tu fais tout le temps comme ça, comment tu veux te faire des amis ?
- J’ai pas besoin d’amis.
- Quoi, mais moi, je suis pas ton amie, alors ? demande la fillette en imitant la moue d’une enfant déçue.
- Non, t’es pas mon amie, sale gamine.
- Je t’aime trop, May’kinou, t’es trop mignon, quand t’es tout grognon !
May’kinou boude un moment pour le surnom qu’elle lui a donné. Mais après dix-sept secondes, il reprend.
- Eivind ?
La gamine est très étonnée. C’est rare que May’ké l’appelle par son nom.
- Oui ? elle répond avec un grand sourire.
- Je sortirai pas d’Arkeide.
La Fillette dans le Vent le dévisage avec de grands yeux étonnés. Des petites boucles blondes chatouillent ses joues rondes.
- T’es obligé, les résistants vont devoir se rapprocher de la Tour. Il faudra que tu les protèges, elle répond avec un air de maîtresse d’école.
- Je m’en fous des Anges. J’irai pas.
La fillette esquisse un sourire carnassier. Un sourire armé de petites dents de lait.
- Mon petit May’ké, tu n’aurais pas oublié ce qu’il t’est arrivé la dernière fois que tu m’as désobéi ?
May’ké ne répond rien. Evidemment qu'il s'en souvient.
La Fillette dans le Vent claque des doigts -elle est très fière, elle vient d’apprendre à le faire après deux ans de tentatives-.
Et le gymnase tout entier vole en flammes.
Les tentures du plafond tombent en plein milieu de la salle, complètement enflammées.
Tous les joueurs en feu hurlent. C’en est fini de leur jolie coupe toute propre et de leurs beaux pantalons.
Les flammes dégustent la moindre parcelle de bois. Bon appétit, vous êtes servies !
May’ké brûle, lui aussi. Il sait que ce n’est qu’une illusion, qu’il ne devrait pas avoir mal.
Mais comme Eivind contrôle tous ses sens, il a quand même mal.
Ses vêtements, déjà usés, sont soulevés par les flammes.
Et après avoir escaladé le petit homme, elles se disputent ses cheveux.
Les flammes le lèchent amoureusement. Un bon May’ké bien grillé.
May’ké pleure.
Pleure. Pleure. Pleure.
Ça fait mal.
- Désobéis-moi encore une fois et je recommence tous les soirs, murmure la Fillette dans le Vent en l’embrassant sur le front.
Sale gamine.
Et puis tout disparaît.
May’ké est revenu dans le gymnase abandonné, là où il n’y a personne et surtout aucune flamme.
La belle lumière estivale et illusoire a fait place à la terne ambiance de la réalité.
A peine revenu de son monde imaginaire, il sent une violente pulsion dans le côté gauche de sa poitrine.
Une grande main chaude presse fermement son épaule.
Mais qu’est-ce qu’ils ont tous avec son épaule !?
Ça brûle de nouveau, même s’il n’y a plus de flammes. Les molécules suffisent à enflammer la peau du Perce-Magie.
C’est la main moléculeuse d’un Ange.
May’ké sait qui c’est, il le sent.
Terels.
Il a fait semblant de partir, tout à l’heure. Il est parti, et puis il est revenu.
Crétin d’Ange.
- Eh, ça va ? demande le vieux magicien, visiblement très inquiet.
Non, ça va pas. Une gamine invisible me joue des tours.
Le Perce-Magie ne pardonnera jamais au vieux magicien de l’avoir vu souffrir.
AU FIL DE LA LECTURE
“Des petites bouteilles et des cigares à moitié fumés traînaient sur des petites tables disposées à côté des espaces de tir.”
→ J'aime beaucoup cette pose du décor, on saisit bien l'ambiance, l'atmosphère du lieu^^
“Le vieux magicien fait un peu peur.
Il a des traits vieux, abîmés par le temps.”
→ Je me permets de relever une petite répétition du mot “vieux”, je ne sais pas si elle était volontaire...
“La preuve : il ne voit plus flou et voit même à travers ses cheveux. De toute évidence, ce ne sont pas ses yeux qui voient.”
→ J'aime trop l'idée que “ce ne sont pas ses yeux qui voient”^^ Et ta façon de l'écrire aussi
“Par contre, il déteste ne pas entendre ce qui se passe dans la réalité. Son ouïe, c’est un peu ses yeux.”
→ Encore l'idée des sens qui revient, et à nouveau j'aime beaucoup la façon de dire “Son ouïe, c’est un peu ses yeux.” :))
“Je t’aime trop, May’kinou, t’es trop mignon, quand t’es tout grognon !”
→ Hihihi c'est trooop chouuuu^^ Mais c'est trop cruel... Pauvre May'kinou hihi
“Un sourire armé de petites dents de lait.”
→ Oooh j'aime trop la formulation, et le contraste entre les dents de lait, qui rappellent l'enfance, et le fait d'en être armé, ce qui révèle une dangerosité cachée... Enfin... Pas si cachée que ça...^^'
“Les flammes le lèchent amoureusement. Un bon May’ké bien grillé.”
→ c’est horrible la combinaison d’humour et d’horreur...
“Le Perce-Magie ne pardonnera jamais au vieux magicien de l’avoir vu souffrir.”
→ c’est horrible, j’ai trop de peine pour May’kééééé (pardon, mais c'est plus fort que moi là)
COMMENTAIRE
Voilà voilà, je n'ai pas grand chose à dire sur ce chapitre si ce n'est que j'adore toujours l'histoire... C'est très intéressant de découvrir enfin la Fillette dans le Vent, mais c'est aussi un peu... hum... effrayant ?
J'aime vraiment beaucoup le style d'écriture que tu adoptes lorsque tu écris du point de vue de May'ké !^^ C'est très beau, très direct, très touchant.
À tout vite ;))
Merci pour tous ces compliments, ça me fait vraiment plaisir !^^
Et merci aussi d’avoir relevé la répétition, c’est vrai qu’elles m’échappent souvent…
A bientôt !^^