3. Fuis Elise

Notes de l’auteur : Juin 1940

Chère Élise,

As-tu entendu les nouvelles ? Te connaissant, je pense que tu as tout fait pour les éviter. Il paraît que la Belgique est tombée, elle aussi. Il paraît qu'ils arrivent sur la France. Élise, si tu as cette lettre, fuis. Va-t’en. Quitte la France. Prends ta mère et ton père, et rejoignez l'Angleterre. C'est ici que je me trouve avec d'autres gars. On a été envoyés à la Royal Air Force et tu sais, cela me fait bizarre d'y être. Je ne me sens pas à ma place. J'ai grandi comme fermier, je répare mieux les tracteurs que les avions, mais me voilà parmi eux. Bien sûr, il n'y a pas que moi, il y a plein d'autres gars venant de partout. Des gars venant de pays occupés par l'Allemagne. Des gars venant lutter eux aussi. Des gars venant sauver ce qui peut être sauvé.

Je les admire ces gars-là. Ils ont une force et un courage que je ne semble pas avoir. Mais ne le dis pas s'il te plaît.

Ne dis à personne qu'au fond, j'ai peur. J'ai peur, Élise. Peur de ce qu'il se passe et de ce qu'il se passera à l'avenir. J'ai peur de la guerre. Hier encore, j'ai perdu un ami. Un bon ami. Il s'appelait Ryan. Un Anglais aux drôles de manières, mais un chouette type. Il est parti pour un bombardement, mais son avion n'est jamais rentré, et lui non plus. Je ne réalise pas encore, ou du moins, je ne veux pas le réaliser. Parce qu'au fond, je me dis que le suivant, c'est peut-être moi.

Je sais que ces quelques mots te feront peur et j'aimerais te dire de ne pas avoir peur, mais la vérité est que je te mentirais si je venais à te dire ça, et je ne veux pas te mentir. Je me mens déjà à moi-même et c'est bien assez dur comme ça.

Tu as normalement l'adresse du camp sur l'enveloppe, profites-en pour m'écrire au plus vite avant que je ne bouge une nouvelle fois. Je ne saurais te dire quand, mais je sais que je ne resterai pas en Angleterre bien longtemps. Il y a tant à faire. Tant d'ennemis à combattre.

J'aimerais avoir la haine et la rage de vaincre comme les gars d'ici, mais tous les matins, c'est la boule au ventre que je me lève. Tu sais, dans le dortoir où nous sommes installés, j'ai pris une habitude, celle de compter. Je compte les gars que je croise chaque matin et je les recompte le soir. Tu serais surprise de voir que le nombre diminue. Drastiquement. C'est triste. Trop triste.

Notre capitaine prépare les courriers de condoléances en avance maintenant. Il y a une lettre de prête pour chacun d'entre nous qui attend dans un tiroir de son bureau. Sur chaque lettre, il est dit exactement la même chose et seul le nom change. Tu sais ,Élise, je n'ai pas envie d'être un de ces gars. Je n'ai pas envie d'être qu'un « nom » que l'on change sur une feuille blanche. Je veux que l'on se souvienne de moi. C'est idiot ce que je te dis, car j'ai peur tout autant que je désire être plus que « ça ».

Élise, je ne peux qu'imaginer la jeune femme que tu es devenue, mais par moments, mon imagination me fait défaut. Car alors que, dans les moments où j'en aurais le plus besoin, le son de ta voix m'échappe et je n'ai plus qu'un vague souvenir de ton sourire. Ton si charmant sourire. Ce sourire qui faisait chavirer tous les gamins du quartier. Tu aurais pu choisir n'importe lequel d'entre nous, n'est-ce pas ? Tu avais ce luxe-là toi. Mais étrangement, tu t'es arrêtée sur moi et je n'ai jamais vraiment compris pourquoi. Je ne comprenais pas ce que j'avais de plus que ces autres-là.

Un jour, me l'expliqueras-tu ?

Pour te parler d'autre chose, sache qu'ici, il fait moche. Vraiment moche. Un vrai temps anglais. Il pleut des cordes et encore, cela me paraît faible comme description. L'ensemble du camp est dans la boue, nos affaires ne sèchent pas et les avions glissent au décollage, ce qui provoque quelques frayeurs par moments. On est dans la boue et cela me rappelle cet attrait tout particulier que tu avais pour les batailles de boue. Aucune fille n'aimait jouer dans les flaques de boue au village, mais toi, toi... Tu étais différente des autres filles. Toi, tu aimais ça et ça te faisait rire.

Ô, Élise, si tu savais comme ton rire me manque. Comme tes caresses me manquent. Tout de toi me manque. C'est terrible. Affreux. Horrible.

Je dois te paraître bien malheureux à ne faire que me plaindre à longueur de mots, mais je n'ai pas la force de jouer la comédie aujourd'hui. Pas après nos pertes.

Ils étaient une vingtaine à partir. Huit sont revenus. Huit sont revenus, dont six blessés. Les cris de douleur hantent encore les cauchemars de certains. On les entend le soir, demandant à être achevés, et par moments, l'envie de le faire, de les aider d'une certaine façon, nous traverse l'esprit. C'est inhumain ce que je dis, mais c'est le propre de la guerre.

Cela vous change un homme et pas en bien.

Ai-je changé, Élise ? C'est la question que je me pose. J'aimerais croire que je suis encore ce gamin de quartier traînant dans les rues et dans les champs à longueur de journée, mais quand je peux apercevoir mon reflet au détour d'une tasse de café, je ne me reconnais pas. Ce n'est plus moi. C'est quelqu'un d'autre.

Comprends-tu maintenant pourquoi je ne veux pas te parler de la guerre, Élise ? C'est parce qu'elle est horrible, terrible.

Et je ne sais pas si demain, je serai en mesure de pouvoir te lire de nouveau.

Mais même sans bras, même sans jambes, même sans tête, mon âme, elle, sera toujours éprise de toi.

Tu me manques, sache-le.

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Lydasa.
Posté le 26/11/2020
C'est une belle déclaration d'amour a la fin. ça sonne comme un adieu et c'est ça qui le rend encore plus beau. Tu y décris tellement bien les horreur de la guerre, mon petit coeur est en train de lâcher.
ManonSeguin
Posté le 27/11/2020
Désolée pour ton petit coeur, mais accroche le bien si tu lis cette histoire <3 C'est le seul conseil que je peux te donner
Yannick
Posté le 20/11/2020
Re-bonjour
je trouve le style toujours très facile, mais ce chapitre interroge: on a l'impression qu'ils partent tous se battre, peu en reviennent, mais Thomas reste à les attendre?
On peut imaginer qu'il ne souhaite pas raconter les détails qui le concernent, mais cette manière de dire "ils" sons partis et "ils" sont rentrés (ou pas) laisse penser que lui attend toute la journée.

Une petite lourdeur pour pinailler: "mais la vérité est que je te mentirais si je venais à te dire ça, ...." Pourquoi pas directement "mais je mentirais si je ..."? (point de vue personnel de lecteur)
ManonSeguin
Posté le 21/11/2020
:) C'est une histoire remplie de sous-entendus et de non dits, je crois que je l'ai écrite comme ça, sans même m'en rendre compte sur l'instant et après je me suis dis "pourquoi pas?" ahaha !
Kara Warren
Posté le 21/09/2020
Ça c'est de l'émotion. La forme comme la gradation sont très bien employées! Le texte a une telle portée émotionnelle, c'est vrai que ça en devient grisant avec un tel contexte...

En parlant du contexte, je sais que c'est une toile de fond, mais il y a quelques incohérences que j'aimerais soulever. Pourquoi Thomas doute-t-il de la capitulation de la Belgique du 28 mai, rendue largement publique par le gouvernement Français à l'époque? Surtout si, comme je le pense, la lettre semble prendre place après la bataille de Dunkerque, alors que la défaite française est désormais certaine (d'où le fait qu'il lui dise de fuir) et que certains français sont en Angleterre.

bon ce n'est pas train important en terme de pure narration, surtout dans un style épistolaire, il y aurait peu de chose à changer, mais bon, autant donner quelques pistes d'amélioration^^

À bientôt! :)
ManonSeguin
Posté le 22/09/2020
Et je note ces pistes ! Je vais corriger pas mal de petites choses grâce à toi je pense, donc je te remercie :D

Et je te remercie pour ton beau compliment du début, moi qui ne suis pas très branchée "émotions" normalement, "Il s'appelait Thomas" était vraiment un test pour voir si j'étais capable de faire quelque chose :) Donc je vois que oui et j'en suis fière ! :D
Naou
Posté le 16/08/2020
Quelle belle lettre où tu mets en avant plusieurs éléments de la guerre. On ressent bien sa peur, et à quel point la guerre est terrible. On ressent également son amour pour Élise qui ne peut que nous toucher.
ManonSeguin
Posté le 17/08/2020
:') La guerre sert uniquement de toile de fond... J'avais vraiment écris ça sur un coup de tête en plein cours ahaha
deb3083
Posté le 05/08/2020
Ce que j'aime dans la manière de parler de Thomas c'est que, sans rentrer dans les détails, il nous fait comprendre toute l'horreur de la guerre, c'est très fort !

Au niveau historique, désolée je suis tjs paumée lol. vu ls infos que tu donnes Thomas ferait partie d'un escadron de pilotes ? Mais vu qu'il n'est pas certain que la Belgique est tombée et qu'il ignore que les Allemands sont entrés en France, j'en déduis qu'il est parti en Angleterre avant l'invasion du 10 mai ?
Je pense que pour mieux comprendre le contexte, même si ça reste un roman épistolaire, il faudrait vraiment des précisions pour comprendre l'itinéraire de Thomas.
MissRedInHell
Posté le 28/07/2020
Hey ! o/

J'aime beaucoup le tournant que prend l'histoire avec ce chapitre. C'est beaucoup plus brutal quant au contexte de guerre, mais on y est direct préparé via le "fuis" qui remplace le "cher" au début. On s'attend à ce que ça nous tombe dessus et bam ! En plus, le fait d'avoir mis deux lettres avant que je trouve un peu plus douce renforce ce contraste.

Ensuite, tu abordes des points de la guerre qui m'ont pas mal marqué pendant mes cours à vrai dire. Des points que je voulais parfois voir plus développer. Le tout, en y abordant énormément les sentiments, les doutes de Thomas (ce que j'aime beaucoup).

Tu abordes la peur de Thomas de perdre des gens autour de lui et j'ai déjà entendu que c'était parfois le pire dans la guerre pour certaines personnes. Ils étaient réellement confrontés à la mort. Et je trouve que tu l'abordes vraiment bien, sans trop abuser.

Ensuite, tu abordes en partie ce grand thème qui a fait mes cours d'histoire au lycée : la brutalisation des soldats. Tu parles du changement de Thomas. Et encore une fois, je trouve que ça passe super bien. Ce n'est pas du tout forcé et ça paraît totalement logique au cours de la lecture.

Bref, j'aime beaucoup la structure et l'évolution de ton histoire jusqu'à maintenant ! Pourtant, je suis pas trop récit historique autour de la guerre, mais tu le fais d'une manière qui me plaît beaucoup. Du coup, j'ai hâte de la suite ! :3


Pour les petites corrections :

- "Tu sais ,Élise, je n'ai pas envie d'être un de ces gars." > espace avant la virgule au lieu d'être après
ManonSeguin
Posté le 29/07/2020
Ouuuh comme ça me fait plaisir ton commentaire T.T Merci !

Du coup j'espère que la suite te plaira tout autant que ce petit début qui annonce progressivement ce qui va se passer pour Thomas.
MissRedInHell
Posté le 29/07/2020
De rien <3

Surtout que tu m'as hypé ! J'ai hâte maintenant huhu c:
Zoju
Posté le 28/07/2020
Salut ! Je viens de lire tes premiers chapitres d’une traite. Même si c’est plutôt triste, j’ai beaucoup aimé. C’était émouvant. Comme pour Elora, on se demande qu’elle est la relation entre Élise et Thomas, mais au fond est-ce c’est vraiment important. On ressent le lien fort qui existe entre eux et on espère sincèrement qu’ils se retrouveront. Je me suis laissé embarquée par ta plume. Il y avait parfois quelques lourdeurs, mais je n’y ai pas prêté attention. Ton texte m’a ému. Curieuse de lire la suite. :-)
ManonSeguin
Posté le 28/07/2020
Salut ! Je suis très touchée par ton commentaire qui me fait énormément plaisir ! Je me doute que la relation entre les deux questionne, mais bientôt il y aura toutes les réponses ! :D Moi je ne dirais rien !

En tout cas, j'espère que la suite te plaira tout autant que ces trois premiers chapitres !
Elora
Posté le 28/07/2020
Bonjour,
Ce chapitre est très émouvant.
J'espère qu'Elise va écouter Thomas et se rendre en Angleterre..
La découverte des personnages à travers leurs lettres et une bonne idée.
Ils disaient qu'ils étaient juste amis mais plus on avance dans l'histoire plus on en doute.
A moins que ce soit une relation frère-sœur ?
La guerre est très présente à travers les mots de Thomas, et tout de même bien expliqué sans les détails.
Je crois que j'avais raison en disant que Thomas rentrerait changé, blessé.
Si il rentre...
Mais il le dit alors on y croit.
Son côté enfant ressort quand il parle du temps, il est un peu moins poli et plus directe.
J'espère qu'Elise et Thomas vont vite se retrouver !
ManonSeguin
Posté le 28/07/2020
Hello !

J'aurai envie de raconter tout ce qu'il va se passer, mais je vais tâcher de garder ma langue dnas ma poche. En fait ils se disent amis, mais leur relation est bien plus profonde que ça en réalité :) Et cela va évoluer avec les lettres, vous allez pouvoir en découvrir plus sur eux.

Quant aux retrouvailles... c'est à voir !
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