Les deux mains serrées sur le volant, je souffle un bon coup en attendant que le chauffage se remette en route. Je vais être en retard, ma mère va criser. Vraiment, arriver sur une note telle que celle-ci et c’est mal démarrer cette période de retour au bercail. Je n’ose plus regarder mon téléphone depuis que j’ai appelé ce refuge, car je sais qu’il regorge de messages de mes sœurs.
Je coule un œil sur le siège vide à mes côtés. Ce n’est pas mon genre de mentir, mais je sais que je suis un vrai moulin à paroles, après six mois de vie en solitaire, je déballe tout au premier venu. Raconter à cette fille que mon coffre est rempli des affaires d’une vie que j’ai foirée n’est pas vraiment une bonne façon de faire connaissance. Les boulets, je ne les ai pas aux pieds, mais dans mes valises et autres sacs poubelles qui pourrissent à l’arrière. Il faut dire que ça fait une semaine que je passe mon temps dans cette voiture, en attendant d’avoir eu le courage de rentrer chez mes parents. Elle est belle, la vie d’entrepreneur jeune et dynamique sur Paris. Je ne pensais pas dire ça un jour, mais ma campagne m’a manqué.
J’expire, et de la fumée blanche sort de ma bouche. A chaque kilomètre passé, je prie pour que ma petite voiture ne tombe pas en rade. Il faut dire que je roule depuis plus d’une heure sur la réserve d’essence. Il ne me reste pas grand chose pour arriver au domicile familiale, où habite encore une grande partie de la fratrie. Bien que je ne sois pas le plus âgé, je suis le seul à avoir quitter le cocon, ou ne pas avoir échoué aux alentours proches – voir même très proches.
C’est terrible, mais cet aparté avec les chiots est tombé à pic. Je n’étais pas prêt à rentrer chez moi et j’ai fini au lac parce que ça a toujours été un endroit où je me suis senti en sécurité. Après tout, j’ai toujours cru qu’il n’y avait que ma grand-mère qui me comprenait dans cette famille de fous, et elle m’a emmené faire de la barque jusqu’à ses derniers jours, bien que ce soit à moi de pagayer et à elle de râler parce que je ne me suis pas révélé si bon marin que ça.
Je déteste penser ça d’une situation comme celle-ci. Je n’ai même pas réfléchi, à l’âge qu’avaient ces pauvres bêtes, à qui a bien pu faire ça. Je ne voyais que le temps gagné, et tout ce que j’aurais pu faire pour en gagner encore un peu plus, en restant dans ce refuge. Quand j’y repense, je crois bien que même avec toute la bonne volonté du monde, jamais je n’aurais pu y rester plus de cinq minutes ! Cette fille ne voulait pas de moi dans les parages !
J’aperçois enfin le chemin de terre, bordé d’arbres, qui mène jusqu’à la demeure de mes parents. Les dépendances aux alentours, parsemées ci-et-là, entre les bosquets, les champs et les parcelles de forêt, sont toutes habitées par un membre de ma famille. Un vrai clan.
L’air vient peu à peu à me manquer alors que j’empreinte l’allée et que le manoir – je hais ce mot – se profile à l’horizon. Refait à neuf il y a plusieurs dizaine d’années, il se tient, majestueux, ses colonnes impériales marquant l’entrée, devant une petite fontaine et un carré d’herbe. On se croirait dans Downton Abbey ou un autre de ce truc d’époque dont raffole la plus âgée de mes sœurs.
J’ai envie de faire demi-tour, et de rendre mon petit-déjeuner de la veille.
Le pire, c’est que je vois déjà deux silhouettes qui se tiennent en haut des marches qui mènent à la porte d’entrée. Ma mère, et Olga, ma cadette de deux ans, la plus proche en âge, et celle qui me colle au train le plus souvent. Je n’ai pas du tout envie de les affronter, ni même le courage, mais je n’ai pas le choix, dès que je gare la voiture, les deux se sont jetées sur la portière, comme si elles se doutaient que je pouvais redémarrer mon engin et prendre la poudre d’escampette.
— Mon canard ! lance ma mère en m’agrippant déjà le poignet.
Je suis sûr que dans son esprit, elle a rajouté « vilain » entre « mon » et « canard ». Olga me dévisage d’ailleurs comme si elle pensait la même chose. Toutes deux blondes comme un champ des lingots d’or, l’une avec les yeux de mon père – les mêmes que toute la fratrie – et l’autre avec ceux qu’elle a gardé de son côté de la famille, elles me forcent à sortir de ma petite voiture pour ne plus me lâcher.
— Maman, moi aussi je suis content de te voir.
J’appuie bien sur le mot, parce que je suis sûr que c’est bien le dernier qui lui passe par la tête pour accueillir mon retour à la maisonnée.
— Bien sûr, bien sûr, dit-elle en balayant ma remarque d’un geste de sa main manucurée. Tout le monde a hâte de te revoir, il faut dire que cela fait bien longtemps que tu n’es pas revenu chez nous.
La fin de sa phrase a le don de me serrer la gorge mais je fais bonne figure, l’une des premières choses qu’on apprend à faire quand on vit ici. Eux me reprochent d’être parti, sans comprendre que c’est un peu de leur faute si je n’ai pas tenu plus de seize dans entre ces quatre murs. La dernière fois que je suis rentré, c’était à mes dix neuf ans, pour la mort de ma grand-mère. C’est elle qui avait convaincu mon père de me laisser aller dans un internat à Clermont-Ferrand. Le plus beau des cadeaux qu’on m’ait fait. Je n’aurais jamais pu la remercier autant d’avoir pris mon parti. Depuis mon dernier passage dans la région s’est écoulé sept ans. Je reviens avec une licence et un master en poche, et tout un beau panel de dettes. On ne peut pas dire que je vais leur en vouloir de ne pas m’accueillir comme l’enfant prodige. Puis ce rôle est déjà tenu par le plus âgé de mes frères, alors...
Avant que ma mère parvienne à me faire passer la porte de la maison, Olga a quand même le geste qui change tout, elle me prend dans ses bras. Ce sera sans aucun doute la seule. Elle n’est pas ma préférée pour rien. La plus calme et la plus sensée de tous. Il faut dire qu’avec trois frères et quatre sœurs, des choix s’imposent parfois.
— Pourquoi as-tu mis aussi longtemps ? Je croyais que tu partais en début de matinée.
— On n’a plus le droit de rouler à cent trente sur les nationales, maman, cette époque est révolue, feinté-je pour tenter d’en dire le moins possible sur la situation.
— Tu n’as pas pris l’autoroute ?
Loupé. Comme d’habitude, je ne peux pas tenir ma fichue langue. Il faut toujours qu’elle ripe. Et que les gens de cette famille aient le sens du détail et l’oreille attentive.
Non, maman, je n’ai pas pris l’autoroute pour la simple et bonne raison que ça m’aurait coûté le double d’essence et plus de quarante euros de péage. De l’argent que je n’ai pas, sur mon compte en banque, mais c’est une problème dont tu n’as pas eu vent.
Seule Olga est au courant du pot aux roses. Elle me connaît si bien qu’elle n’a pas essayé de me prêter de l’argent.
— Bah, j’avais envie de voir du paysage.
La matriarche tique, mais elle se passe de commentaires, pour une fois. Il faut dire qu’une salve de coups de klaxons résonnent à nos oreilles. Je n’arrive pas à le croire, je m’en prends pour mon grade alors que je ne suis même pas le dernier ! Bon, en même temps, ça doit être Lucia, avec son mari, qui habitent à deux pas d’ici. Je ne comprends pas pourquoi ils ont besoin de pendre leur voiture, d’ailleurs.
Oh. Je comprends.
Un bébé.
Merde.
J’ai les yeux grands ouverts et Olga se charge de me remonter mon menton pendant d’un geste de la main alors que ma benjamine s’extirpe, ronde comme une barrique, de la fiat de Rémi.
— Tiens dont, mon jeune frère, en chair et en os. Tu ne te contentes plus d’une carte postale numérique, maintenant ?
Aussi blonde que le reste de la famille, Lucia s’avance, une main sur son nombril, et elle monte les marches d’un pas décidé. Tout comme bon nombre des descendances du patriarche, elle tient plus de lui que de maman. Droite, fière, et très souvent imbuvable. Dans ma tête, je fais le décompte. Deux sont faites, il m’en reste encore cinq à affronter.
— Tu aurais pu m’en envoyer une pour me prévenir, contre-attaqué-je en donnant un coup de menton vers ce qui lui pousse dans le bide.
Mes parents sont déjà grands-parents. Après tout, je ne suis que le quatrième arrivé. Avant moi, Lucia, Jacques et le benjamin, Arnaud. Tous ont – ou vont avoir – des enfants, maintenant. Je peux voir d’ici que ma mère coche sur sa liste mentale le fait que je suis supposé être le prochain.
Lucia coule un regard presque condescendant dans ma direction en passant devant moi, et son mari me salut d’une poignée de main dont je me serai bien passé. Les retrouvailles vont être longues. La vérité, je rêve d’une douche et d’une sieste.
M’empoignant par le coude d’un côté, Olga me force à avancer une nouvelle fois, et ma mère s’agrippe à mon autre bras. Elles m’emmènent à la suite de ma sœur et de son compagnon, et nous traversons le petit salon, pour atteindre le plus grand. Comme d’habitude, la déco me donne mal à la tête, un coup, on se croit dans un boudoir digne de Louis XIV, pour passer à un copié/collé d’une page du dernier numéro de « Spécial Maison ». Il faudrait vraiment qu’ils se mettent d’accords et gardent quelque chose d’uni. L’harmonie a toujours fait défaut à cette maison.
Et mon pire cauchemar se trouve devant mes yeux.
Toute ma famille réunie. Mon père, dans son fauteuil roulant, près d’une cheminée éteinte. Mon frère le plus âgé à sa droite, comme toujours, seul depuis le décès de sa femme. Celui qui vient après, affalé dans le canapé, des cernes sous les yeux, également non-accompagné depuis son divorce – période à laquelle on m’a lâché la grappe. Lucia se place dans un gros fauteuil en cuir en soufflant, et Rémi reste à ses côtés, aux petits soins. Les jumelles, Julia et Célia, en train de ronchonner près de la fenêtre, et le petit dernier, qui va sur ses dix huit ans, Oscar.
— Alors, que nous vaut cet honneur ? persifle mon père.
— Une folle envie de tous vous revoir, raillé-je, les dents serrées.
Ce séjour va être long, très long, et le problème, c’est que pour l’instant, je n’ai pas les moyens d’y réchapper et d’y mettre un terme au plus vite.
Bienvenue chez les Gunthel.
C'est un bon chapitre où tu présentes rapidement mais avec efficacité ton deuxième personnage. Il est d'emblée bien différent de la jeune femme des chapitres précédents.
On peut bien s'identifier à lui avec le côté famille insatisfaite. On sent le bagage difficile à porter. Quelque chose me dit qu'il va vite retourner au refuge pour passer le temps et éviter au maximum ses proches envahissants.
Par contre, la pauvre n'aura pas le chèque tant espéré !
Vivement la suite !
Quelques détails :
"Bien que je ne sois pas le plus âgé, je suis le seul à avoir quitter le cocon, ou ne pas avoir échoué aux alentours proches – voir même très proches." = ou à ne pas avoir...
"Refait à neuf il y a plusieurs dizaine d’années" = -s à dizaines
"On se croirait dans Downton Abbey ou un autre de ce truc d’époque dont raffole la plus âgée de mes sœurs." = de ces trucs
"dès que je gare la voiture, les deux se sont jetées sur la portière," = pb de temps
"Depuis mon dernier passage dans la région s’est écoulé sept ans." = ce sont écoulés sept ans ou sept ans se sont écoulés si tu trouves que ça sonne mal.
"comme l’enfant prodige" = on parle d'enfant prodigue lors d'un retour dans la maison familiale (un prodige est un génie)
"qu’ils se mettent d’accords" = pas de -s à d'accord
Merci pour les corrections, je les note pour les revoir au moment de la relecture une fois que le roman sera terminé !
Je suis contente que Maël t'ait convaincu ! Et en effet, ton intuition est plutôt bonne ahah