— Ils ne comprennent pas, j'en ai ras le cul de leurs leçons à la con. » Elly échangeait avec animation avec son amie, dont l'hologramme vacillant surgissait de son poignet.
— Je c...prend, franchement ils abusent... Tu veux venir do..ir chez moi ?» grésilla l'hologramme
— Non... J'aimerais bien mais... ça ne ferait qu'empirer les choses» soupira Elly. « Vivement que je sois débarrassée d'eux ! J'irais travailler dans les tours, peut-être m'engager dans la milice ? Comme ça je pourrais enfin quitter cette saloperie de quartier Nord !
— T'éxag...re pas un peu là ? La milice, c...rrément ?
— Au moins ils acceptent tout le monde, pas seulement ceux qui sont blindés... » marmonna amèrement l'adolescente. Elle aurait bien voulu donner un coup de pied rageur dans un détritus mais malheureusement, même aussi bas dans Extremir, les rues étaient impeccables. Une propreté de façade qui permettait de mieux cacher la misère dans laquelle la plupart d'entre eux vivaient. Pour produire des déchets, encore eut-il fallu avoir accès à suffisamment de ressources pour les balancer ainsi. Elly avait donc opté pour un mur, ce qui était beaucoup plus douloureux. Elle étouffa un cri de douleur.
— E...y ? ça va ?» S'inquiéta la voix grésillante.
— Oui oui, j'ai shooté dans...Merde ! » Des sirènes s'étaient déclenchées dans la rue, intimant aux citoyens à se présenter chacun devant leurs portes. «Un contrôle d'identité, on va être coupées, je te laisse !»
— Quoi ? Mais ... » la communication avec son amie fut effectivement coupée un instant plus tard. Son implant de citoyenne luisait sous sa peau. Ce n'était pas une blague ce contrôle, ils avaient sorti l'artillerie lourde. Une occasion de voir la milice en action. Elle était partagée entre crainte et admiration. Exactement le genre de sentiment qu'elle espérait, au fond, provoquer un jour. Quelques minutes s'écoulèrent et elle devina au travers de la brume permanente des bas-quartier la silhouette caractéristiques d'un groupe de miliciens en plein contrôle. Tous les habitants officiels du quartier étaient dehors, avec des expressions diverses : les uns regardaient leur pieds, certains affichaient un air franchement revêche. Mais tous obéissaient, la puce de leur bras limitant très nettement leurs possibilités d'échapper à un tel contrôle. La tension était toutefois palpable. Avec les attaques des derniers mois, les miliciens étaient plus abruptes que jamais. N'importe quel habitant du coin était pour eux un suspect potentiel. Elly était cependant convaincue que ce qu'ils faisaient était la meilleure chose à faire pour purger son quartier de l'influence délétère que la ville souterraine de Brysance avait réussi à imposer ces dernières années. La proximité avec le sous-sol, le miroir d'Extremir n'avait jamais été aussi fort. L'adolescente haïssait son quartier et ne rêvait que de s'élever vers les hautes tours, de se rapprocher du Centre, plus proche du ciel que ses imbéciles de parents ne seraient jamais. Elle n'aurait plus à vivre dans la peur des visites des émissaires des gangs, ou dans la tension des descentes de la Milice.
Des éclats de voix mêlant colère et suppliques attirèrent son attention. Son regard se porta sur leur origine : à une cinquantaine de mètres de là où elle se tenait, une dizaine de miliciens étaient regroupés. «Mais pourquoi sont-ils aussi nombreux... Juste pour un contrôle ?» Souffla-t-elle, plus pour elle-même qu'autre chose. C'est alors qu'elle remarqua les deux enquêteurs. Une femme, grande et maigre, avec un maintien de faucon prêt à fondre sur sa proie et un homme aux épaules carrées et à la mâchoire bien dessinée, qui avait l'air plutôt séduisant. Les deux portaient l'uniforme réglementaire : un long manteau gris clair renforcé et une visière qui leur cachait les yeux, renforçant ainsi la sensation de menace émanant d'eux. Plus intimidants, moins humains. Si le nombre de miliciens était déjà étrange, la présence de deux enquêteurs l'était encore plus, et donnait une tout autre dimension à l'opération en cours. Le cœur de l'adolescente s'accéléra. Quelque chose ne tournait pas rond. Elle laissa échapper un glapissement de surprise, lorsqu'elle devina entre les miliciens deux personnes à genoux, les mains sur la tête. Les autres habitants étaient maintenus en respect par les fusils à impulsions pointés sur eux par les miliciens. Elly ne comprenait pas. Ce qui se passait n'avait pas de sens. Elle avait peur. La panique la submergea quand elle réalisa, alors que la brume s'affinait, que les personnes agenouillées aux pieds des miliciens étaient sa mère et son frère. Et la voix suppliante, celle de son père. Un ton pressant qu'elle ne lui reconnaissait pas. Elle aurait voulu bouger, faire quelque chose, mais ses jambes étaient en coton, ses bras ballants, le cœur battant plus fort que jamais.
Soudain, sans signes avant-coureurs, tout s'embrasa. Alors que son frère et sa mère étaient relevés sans ménagement pour être emmenés, son père passa brusquement de la supplique à la colère. Il s'élança sur l'enquêtrice. Dans une autre situation, si ses augmentations étaient activées, il aurait pu avoir une chance, peut-être. Là, hors de l'usine où elles lui étaient nécessaires pour travailler, ils étaient malheureusement déconnectés. Ce qui n'était pas le cas de celles de l'enquêtrice. A peine le poing de son père fut-il stoppé par l'armure dermique de l'officière que, dans un mouvement d'une rapidité inouïe et avec une force que seul des muscles renforcés peuvent apporter, Elly vit la femme saisir son père à la gorge et le plaquer violemment vers le sol. Bruit sourd, craquement.
— PAPA ! » L'adolescente avait hurlé de toutes ses forces. La poussée d'adrénaline qui déferla dans ses veines lui permit de sortir enfin de sa paralysie temporaire. Elle se rua vers son père. Il était inconscient, mais respirait encore bien que faiblement. la jeune fille retourna le bras musculeux : son implant clignotait en orange, ce qui indiquait qu'il était dans un état préoccupant. Les larmes obscurcissaient sa vue. Les enquêteurs s'éloignaient déjà, alors que leurs sbires escortaient le reste de sa famille.
— Maman ! Alec ! » Elle était déchirée entre son père inconscient et le reste de sa famille, emmené par les agents d'Extremir. Alors qu'ils allaient être embarqués dans le fourgon, Elly se leva et se précipita vers eux. Sa mère l'aperçut, affolée.
— Elly, NON ! » La crosse d'un fusil percuta violemment la jeune fille à la tempe. Elle tomba comme une poupée de chiffon. Sa dernière vision fut celle de l'enquêtrice lui jetant un regard par-dessus son épaule avant de s'éloigner. Les habitants du quartier commençaient à s'échauder.
***
— Alors enquêteurs ? Comment s'est déroulée l'intervention ? » Erwin les attendait alors qu'ils pénétraient dans son bureau.
— Je m'attendais à pire vu la proximité du quartier avec Brysance. Finalement, nous avons eu un peu de résistance, mais moins que prévu. La majorité des suspects ont été appréhendés, nous allons pouvoir commencer les interrogatoires demain. » Ian étouffa un bâillement.
— Je rejoins Ian. Avec la tension de ces derniers mois je me serais attendue à plus de rébellion, surtout dans un quartier pareil. » On sentait presque une pointe d'amertume dans sa voix. Visiblement, un peu plus de résistance ne l'aurait pas dérangée.
— Je t'aurais bien proposé un round ou deux, mais ce soir je me contenterai de t'offrir un whisky. Partante ? » Ian se dirigea vers la porte. Jocaste s'apprêtait à le suivre lorsqu'Erwin l'arrêta. «Une minute Jocaste ?» Elle se retourna vers son supérieur. « Oui, Erwin ?» Le ton n'était pas effronté, mais pas loin. Il n'avait cependant pas échappé au commissaire, qui fronça les sourcils. « Pardon. Vas-y Ian, je te rejoins. ».
La musique était entraînante sans être assourdissante, la lumière tamisée. Un bar typique des hauteurs médianes, avec quelques plantes artificielles et des banquettes moelleuses et propres.
— Alors, il te voulait quoi le boss ?
— Rien, juste vérifier que je n'avais pas encore fait d'esclandre.
— Quoi, il se méfierait de toi maintenant ? » s'esclaffa Ian. Il avait déboutonné le col de sa chemise et ôté sa veste. Sa désinvolture manifeste ne manquait pas d'attirer l'intérêt gourmand de quelques clientes venues se détendre dans le bar. Et lui ne se privait pas de lancer par moment des œillades charmeuses.
— Je crois qu'il m'en veut encore pour avoir harcelé les médecins à l'hôpital » répondit Jocaste avec l'ombre d'un sourire.
— Il faut dire que tu y a été fort. Et je crois que notre cher commissaire est un peu sous pression ces derniers temps. Nos résultats ne sont pas à la hauteur des attentes des hautes sphères. » Les derniers mots avaient été prononcés avec un brin de moquerie.
— Ian quand même, tu oserais mettre en cause le bien-fondé des décisions des élus de Ladam ? » Elle lui adressa un sourire en coin. La désinvolture de Ian faisait partie de son charme. Il était une des personnes les plus loyales que Jocaste ai pu rencontrer, tant aux personnes qu'aux institutions ou au culte. Son caractère farceur pouvait souvent donner l'impression inverse, mais son irrévérence n'était que de façade. Ils avaient fait leurs classes ensemble, et s'ils avaient été envoyés dans des quartiers différents à leur début en tant que miliciens, ils avaient eu le plaisir de se retrouver au sein du même commissariat quand ils étaient devenus enquêteurs. Il lui rendit son sourire avant de prendre une gorgée de whisky, sans pour autant la lâcher du regard.
Un silence s'installa entre eux, et Jocaste parcourut la salle du regard en buvant à son tour.
Alors qu'elle s'apprêtait à parler de nouveau, une femme au physique des plus avantageux s'arrêta à leur table.
— Hey vous deux » Commença la nouvelle arrivante avec un sourire faussement timide. « Je suis avec des amis, on se demandait si vous ne vouliez pas nous rejoindre ?» Elle désignait une table un peu plus en retrait. L'invitation aurait pu paraître innocente et amicale si la femme n'avait pas eu les yeux rivés sur Ian en ayant à peine jeté un œil à Jocaste, du moins pas plus que la politesse ne le nécessitait.
— Aaaah une prochaine fois peut-être mais là je dois renoncer au plaisir de votre compagnie, je suis déjà avec mon amie. » Répondit-il à la belle apparition, tout en faisant un clin d’œil à Jocaste. Celle-ci lui répondit avec un sourire, mais le cœur n'y était plus.
Cette brève interruption suffit à rompre l'atmosphère légère qui lui avait permis d'oublier la mort de son mari. Son visage s’assombrit. Elle ne devait pas se relâcher. Elle n'en avait pas le droit. Pas avant que ces foutus gangs foutus gangs et leurs admirateurs aient payé pour ce qu'ils avaient détruit.
"It may help to understand human affairs to be clear that most of the great triumphs and tragedies of history are caused, not by people being fundamentally bad, but by people being fundamentally people." Terry Pratchett