3 - Je n’ai pas le temps pour ça

Elle avait tenu. Toute la journée. Elle s’était même moquée de cette heure écrite à l’encre bleue comme d’une mauvaise prédiction d’horoscope. Elle avait décidé de rester au bureau. Qui suivrait les directives d’un morceau de papier sortit de nulle part ?

Et pourtant… À 17h58, elle avait éteint son écran. À 18h28, elle tournait sa clé dans la serrure. Elle avait dépassé l’heure du rendez-vous. Impossible de se libérer plus tôt.

Aucun suspense donc… Mais la boule dans son ventre espérait. Espérer que quelque chose se passe. Un truc qui sortait de l’ordinaire et viendrait remuer sa vie. Elle poussa la porte de son appartement.

 

Et il était là. Assis sur son canapé. Un pull de Noël (avec un renne, oui, un vrai renne avec une clochette brodée), un sourire tranquille sur les lèvres, et un regard… Un regard à désarçonner un mur porteur. Il leva une main en guise de salut.

— Salut, Nora.

Elle s’immobilisa. Littéralement. Même son cœur hésita sur la suite du programme. Puis :

— Qu’est-ce que… Comment êtes-vous rentré chez moi?

— Je suis doué pour entrer là où je suis attendu. Même si on ne le sait pas encore.

— Quoi ? Vous êtes qui au juste ?

— Solal. Et je te propose que l’on se tutoie, Nora.

— Hein ? Vous... T’es un squatteur c’est ça ? Un tueur en série aux goûts franchement douteux ?

— Non, mais j’avoue que le pull n’aide pas.

Il regarda son torse.

— J’ai hésité avec celui où il y a marqué « Team Hiver », mais je me suis dit : tout le monde aime les rennes.

Elle ne souriait pas. Son cerveau faisait une check-list d’urgence : téléphone ? Lacrymo ? Dernière vidéo de self-défense vue sur YouTube ?

— Écoute… Solal. Je vais faire comme si t’étais pas là pendant cinq secondes et si t’es encore là après, j’appelle la police.

— D’accord. Mais tu veux pas poser ton sac ? Tu l’écrases plus fort qu’un coussin anti-stress.

Elle le regarda. Il n’avait rien d’inquiétant. C’était bien le problème.

— Pourquoi t’es là ?

— Pour t’aider.

Elle cligna des yeux.

— Ah. Super. Tu vends des huiles essentielles aussi ?

— Pas aujourd’hui.

Il croisa les bras. Elle nota ses avant-bras, légèrement relevés sous les manches. Musclés, sans ostentation. Une force tranquille. Mais non. Hors de question. Trop parfait. Trop posé. Trop gentil. Trop... dans son appartement ! Et elle pensa à toutes ces séries où les tueurs ont l’air adorables jusqu’à l’épisode 3.

— T’es un coach ? Un genre de gourou ? Tu es venu me tuer dans mon salon ?

— Non.

— Alors t’es qui et bordel, tu fais quoi chez moi ?

Il la regarda.

— Disons… que je suis là parce que tu m’as appelée.

— Moi ?

— Pas en mots. En toi.

Elle aurait dû rire. Ou hurler. Ou faire quelque chose. Mais elle resta là. Figée. Et fascinée. Qui était ce type ?

 

Elle resta debout, sac en main, manteau encore fermé, prête à fuir à tout moment. Lui ne bougeait pas. Il respirait avec la patience d’un banc public.

— Tu n’as rien à faire ici, articula-t-elle enfin. Je ne t’ai pas « appelé ».

— Pas consciemment.

Un silence. Pas pesant. Pas menaçant. Mais trop calme.

— Bon, j’imagine que tu vas me sortir une phrase du style : « Tout arrive pour une raison », c’est ça ?

— Non. Je déteste cette phrase.

— Ah.

Elle croisa les bras.

— Alors vas-y, épate-moi. Dis-moi pourquoi t’es là.

— Pour t’aider à retrouver ce que t’as perdu.

Elle leva les yeux au ciel.

— Original. T’as un manuel ? Un mug « la vie commence là où ton agenda s’arrête » ?

— Tu veux que je te dise ce que tu faisais le 9 octobre, à 4h37 du matin ?

Elle se figea. Il la regardait droit dans les yeux. Sérieusement. Mais sans insistance. Sans dureté.

— Tu étais assise dans ton lit. En tailleur.

Tu fixais la fenêtre, mais il faisait nuit noire. Et tu t’es dit : « Si je disparais, personne ne saura que j’aimais le bruit de la pluie sur la verrière. » Nora pâlit. Elle n’avait jamais dit ça à voix haute. Elle ne s’en souvenait même pas clairement. C’était vrai. Elle l’avait pensé. Une seule fois. Un murmure dans sa propre tête. Il y a des mois.

— C’est quoi, ce délire…

Elle avait reculé d’un pas, dos contre le mur de l’entrée.

— Tu m’espionnes ? C’est un jeu ?

— Non.

Il se leva. Lentement. Sans geste brusque. Il s’approcha, s’arrêta à deux mètres d’elle.

— Je ne suis pas là pour te faire peur. Je suis là parce que quelque chose en toi est en train de s’effacer. Et parce que tu le sais déjà.

Elle sentit sa gorge se serrer. Elle voulait le contredire. Hurler. Claquer la porte. Mais ce qui sortit, c’était un souffle presque imperceptible :

— Qui es-tu vraiment?

Il répondit sans détour, sans fioritures :

— Solal. Celui qui sera là jusqu’à ce que tu te retrouves.

— Super. Donc t’es un poète-braqueur. Fallait me prévenir, j’aurais sorti les chandelles.

 

Il ne bougeait plus. Il la regardait, toujours sans la presser. Il savait que tout ce qu’il avait à dire avait déjà été entendu. Elle, en revanche, était en train de disjoncter silencieusement. Une part d’elle voulait qu’il parte. L’autre voulait… rester là. Juste là. Dans ce calme étrange, ce regard qui ne demandait rien.

Mais un bip de notification brisa l’instant. Elle sursauta. Attrapa son téléphone. Une alerte Slack, envoyée par Sophie :

C’est officiel. Félicitations pour le projet du 25. Tu passes cheffe de mission. On se voit demain pour le point stratégie.

Elle relut le message deux fois. Le projet du 25. La plus grosse opération de l’année. Et c’était elle. Elle avait réussi. Elle avait gagné. Et pourtant… Elle releva les yeux vers Solal. Il s’était approché de la porte, prêt à partir. Sans drame. Sans mot.

— Une bonne nouvelle ? demanda-t-il, aussi doucement qu’un ami l’aurait fait.

— Je crois.

Il l’observa attentivement.

— Ça n’a pas l’air.

Elle haussa les épaules.

— J’ai pas le temps de me réjouir. J’ai un mois de retard sur un projet qui n’a même pas commencé.

Elle ouvrit la porte. Il passa devant elle. Mais avant de sortir, il ajouta, sans se retourner :

— Depuis quand tu ne t’es pas réjoui pour quelque chose, Nora ?

Il n’attendit aucune réponse et disparut dans le couloir. Nora resta un moment figée, la main sur la poignée, le cœur agité d’un vent qu’elle n’avait pas vu venir. Elle referma la porte. Puis soupira. Elle était responsable du projet de l’année. Elle était censée être heureuse. Elle leva les yeux vers le plafond pour y trouver de l’aide.

— Je n’ai pas le temps pour ça.

Elle marqua une pause.

— Vraiment pas.

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ClementNobrad
Posté le 21/07/2025
Hello Fury,

Fuis, Nora. Fuis tant qu’il en est encore temps. Quelques petits signaux d’alerte, juste au cas où elle aurait oublié de lire le manuel de survie de base :

1. Il entre chez toi sans invitation, par effraction qui plus est.


2. Il t’observe depuis des semaines façon documentaire animalier.


3. Et il porte un pull de Noël. Avec des clochettes. Qui tintinnabulent probablement à chaque respiration.



Alors oui, certes, l’amour frappe parfois à la porte… mais pas à coups de pied dans la serrure. D'ailleurs il est rentré par où ? Vais commencer par croire qu'elle fantasme ce doux personnage.

Et pendant ce temps, Nora pense à son contrat de boulot. Sérieusement ?! Un mec flippant en pull folklorique à ses fesses (bien musclées, je n'en doute pas) posées sur son canapé, elle se demande si elle aura sa prime de fin d’année ? J’ai envie de lui hurler : « Pose cette to-do list et appelle la police ! »

J’ai un mauvais pressentiment. Je sens qu’elle va finir par fondre pour ce type. (Bon ok, j'ai été spoil) Et dans dix ans, on aura droit à ce moment gênant :
— « Maman, comment t’as rencontré Papa ? »
— « Eh bien ma chérie… Il s’est introduit chez moi un soir de décembre. Il avait l’air tendre. Et… il portait un pull avec un renne en relief. »

Voilà. On n’est pas dans une romance, on est dans un thriller tricoté.

À très vite, pour d'autres frissons en laine.
RedFuryFox
Posté le 23/07/2025
Yo Clem !

J’ai ri. Fort. Et nerveusement 😆 Parce que tu résumes bien ce que tout être censé devrait penser : fuis, Nora, fuis !
Mais non. Elle reste. Parce que visiblement, devant ce que tout le monde penserait être un psychopathe à pull moche, elle, elle y voit un évènement qui la sort enfin de sa noyade quotidienne, elle y voit quelqu'un sorti de nulle part, qui sait ce qu'elle a pu penser un soir de déprime à 4h du mat.

Tu soulèves quand même un point essentiel : à quel moment c’est romantique qu’un inconnu entre chez toi en douce pour te parler de ton moi profond et t'aider à te sauver ? Pourtant Solal doit réussir ce miracle, alors à moi de mettre plus en avant la combinaison : elle se noie et a besoin qu'on la voit ; il fait partie d'un plan cosmique et il est là pour l'aider. Alors, dans dix ans :
— Maman, comment t’as rencontré Papa ?
— Eh bien ma chérie… Il est apparu par magie dans ma vie un soir de décembre. Il avait l’air tendre. Et… il portait un pull atroce avec un renne qui faisait cling-cling.

Merci encore pour ce retour tout en finesse :p

A très vite !!
Syanelys
Posté le 16/05/2025
Coucou !

18h passées, je voulais rentrer de ma journée avec Nora et je n'en ressors pas déçu, de ma décision :)

Toujours admiratif de tes comparaisons et de tes répliques particulièrement recherchées ! Tu arrives à faire ressentir le côté nerveux de Nora qui fait face à l'inconnu (et à l'inconnu) entre des pensées humoristiques et des petits égarements pour bien imprimer le porteur du renne en tête.

Elle est en retard, se voit offrir de nouvelles responsabilités pour des grands pouvoirs qu'elle ne cherchait pas spécialement et Solal apparait en joyeux lutin prêt à lui faire découvrir une romance de Nowel en guise de gros impératif. Pas mal :)

J'aurais mis ses cauchemars et ses pensées en ouverture de ton récit puisque tu mets en valeur une seule phrase qui se veut percutante. Inconsciemment, dans la course de sa vie contre le monde, l'apparition de Solal aurait pu être plus marquante.

Au plaisir de lire la suite :)
RedFuryFox
Posté le 17/05/2025
Hello Syanelys !
Haha j'adore ce rendez-vous pris à 18h <3
Ton commentaire me fait vraiment super plaisir, j'ai de suite beaucoup aimé Nora, je voulais vraiment qu'elle soit ce mélange explosif :une boule de stress ambulante, cynique mais drôle, et ultra lucide sur ce qui l’entoure (même si peu lucide sur elle-même :p).
Bon point pour les cauchemars et ce lien avec la phrase que prononce Solal et qui est totalement pivot dans tout leur échange. J'avais beaucoup aimé une suggestion aussi de Hylla qui proposait de lier cette phrase à l'ouverture du chapitre précédent, voire même du premier chapitre. Il y a une petite piste à creuser ici !
RosePernot
Posté le 04/05/2025
J'adore ! L'expression "Un regard à désarçonner un mur porteur." est incroyable ! Cela apporte en même temps un élément de détail du nouveau personnage, et en même temps toujours un touche d'humour ! Aussi la phrase qu'elle a pensé une fois et que son mystérieux visiteur lui ressort donne en même temps une touche poétique et en même temps fantastique, ou vraiment très étrange. Comment peut-il savoir ? Hâte de lire la suite, belle continuation !
RedFuryFox
Posté le 04/05/2025
Haha oui, il y a des regards comme ça qui donne l'impression de souffler toutes nos barrières. Solal est très fort pour ça, en tout cas c'est ce que je voulais retranscrire :)
Oui, il y a une part de magie, ce contrat, Solal qui apparait, Nora n'était pas prête à ça !
Hylla
Posté le 27/04/2025
Est-ce que c'est moi, ou Solal est Mary Poppins version boyfriend ? XD

Plus sérieusement, j'ai trouvé très beau le « Si je disparais, personne ne saura que j’aimais le bruit de la pluie sur la verrière. »

Et puisque Solal y fait allusion, je me suis dit que je ne me souvenais pas qu'elle avait pensé ça, dans son rêve du chapitre 2. Et puis, le narrateur nous fait comprendre que ça, c'était il y a quelques mois, donc bien avant le début de ce roman. Je vais extrapoler par rapport à mes retours sur le chapitre d'avant : et si ça commençait sur cette phrase ?
« Si je disparais, personne ne saura que j’aimais le bruit de la pluie sur la verrière. »
Nora, seule, qui ne parvient pas à se rendormir alors que justement, les nuits sont trop courtes pour ses journées de dingue. Bon, c'est peut-être bête, et dans tous les cas, c'est une simple suggestion, mais j'ai trouvé que cette phrase claquait et qu'elle était puissante.

Merci pour ce partage, au plaisir de lire la suite :)

J'ai l'impression que tu es arrivé.e récemment sur PA ? Si des retours analytiques ne te vont pas, n'hésite pas à me le faire savoir. On a tendance à analyser et à commenter dans les détails sur PA donc je le fais un peu comme ça, mais je préfère être certaine avant d'aller plus loin dans la démarche que c'est ok pour toi aussi.

Bien à toi
RedFuryFox
Posté le 27/04/2025
Non seulement ça me va totalement, mais en plus j’adore ce type de retours analytiques ! Je trouve ça extrêmement précieux et stimulant, donc n’hésite surtout pas à continuer comme ça.
Et ton idée d'ouverture sur la phrase « Si je disparais, personne ne saura que j’aimais le bruit de la pluie sur la verrière » me plaît énormément. Ce serait une belle manière de poser d’emblée la solitude intérieure de Nora, de façon plus forte et plus marquante. Je vais vraiment y réfléchir sérieusement pour la prochaine version.
Et j'ai beaucoup ri pour la version "Mary Poppins boyfriend" de Solal 😄

Merci encore pour ta lecture attentive, ton analyse et ta bienveillance. 🥰
Ardichi
Posté le 27/04/2025
Me revoilà !
Je pense avoir compris... et si c'est le cas, l'espace commentaire n'est pas le lieu approprié pour en parler... ou alors j'ai juste une imagination débordante ;)
Au risque de me répéter, j'aime beaucoup tes comparaisons, je ne sais pas où tu vas les chercher, comme le tueur en série adorable jusqu'à l'épisode 3 ou "la patience d'un banc public".
J'ai bien ressenti la tension dans leur dialogue, et les pensées furtives de Nora m'ont fait franchement rire, d'un rire nerveux.
Vivement la suite, ça me plaît de plus en plus.
Bon courage pour l'écriture de la suite.
RedFuryFox
Posté le 27/04/2025
Wahouu, trop cool si j'arrive à te provoquer des rires nerveux ! Et n'hésite pas à me partager tes théories en mp, ce serait marrant pour moi de voir tes déductions au fur et à mesure ! Pour les comparaisons, j'avoue j'adore en glisser un peu partout 🙈
Hâte de te retrouver pour la suite !
Ardichi
Posté le 27/04/2025
Ça marche, je t'envoie une première théorie dès que j'ai un peu de temps devant moi.
Merci encore pour ton partage, et oui, continue d'en placer partout des comparaisons sorties de nulle part :)
Moi aussi, très hâte.
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