4 - Je t’attendrai au même endroit

Le téléphone sonna. Il n’était même pas 9h. Un samedi matin.

La sonnerie fusa, tranchante. Cette sonnerie qui lui collait toujours un soupçon d’angoisse dans la gorge. Elle avait supprimé le mode vibreur depuis longtemps. Impossible pour elle de louper un seul appel.

Encore emmitouflée dans ses draps, Nora lança une mini prière à l’univers pour que ce ne soit pas le travail. Elle tendit la main d’un geste mécanique, embuée de sommeil. Thomas. Elle hésita une demi-seconde. Puis décrocha.

— C’est trop tard pour lui souhaiter un joyeux anniversaire, tu sais.

La voix de son frère, sèche.

— Peut-être que l’an prochain, tu n’oublieras pas l’âge de ton neveu.

Nora se redressa dans son lit, les draps en bataille. La mâchoire serrée. Elle cligna des yeux, essayant de réinitialiser ses souvenirs. Les remettre à leur place.

— Je suis désolée, Thomas. Vraiment. J’ai eu une semaine…

— Tu dis toujours ça. Mais là, il commence à se demander s’il a vraiment une marraine. Il voulait te montrer son gâteau en forme de fusée.

Une fusée ? Elle sentit un creux au fond de l’estomac. Depuis quand aimait-il les fusées ? Et son anniversaire… il a quel âge déjà ? Sept ? Huit ? Neuf ?

Le doute la frappa de plein fouet. Elle, qui connaissait par cœur le nom de ses anciens clients thaïlandais, n’arrivait pas à se souvenir de l’âge de son propre neveu. Elle bafouilla quelque chose, écourta l’appel. Elle resta un instant immobile, le téléphone encore en main. Ce n’était pas grand-chose. Une date oubliée. Non ?

Elle soupira, longuement, dans l’espoir de dissiper la brume dans sa tête. Il fallait qu’elle prenne l’air. Bouger. Voir autre chose. Elle enfila son manteau, attrapa ses clés et descendit.

Et bien sûr, il était là. Solal. Bonnet, sourire tranquille, pull de Noël - aujourd’hui un bonhomme de neige avec le nez en pompon. Et il est séduisant avec un truc pareil ! Il leva une tasse fumante.

— Châtaigne-caramel et cannelle-lait d’avoine. T’as une préférence ou tu me laisses deviner ?

Elle prit le châtaigne-caramel sans le regarder. Le huma. Et détesta le fait que ça sente si bon.

— Merci, dit-elle simplement.

Aucun sarcasme. C’était déjà énorme.

 

Tous les matins, Solal l’avait attendue en bas de son immeuble. Toujours deux cafés à la main, un bonnet sur la tête et un pull de Noël plus improbable que le précédent. Un sapin qui s’allume. Un pingouin avec des patins à glace. Un lama avec des lunettes de ski. Il devait avoir une armoire dédiée à toutes ces horreurs. Et tous les soirs, il l’attendait encore, son sourire tranquille vissé sur les lèvres et la même question :

— T’as passé une bonne journée, Nora ?

Elle ne répondait jamais vraiment. Un haussement d’épaules, un « Je te préviens, si ton pull joue de la musique, je hurle » ou un regard blasé avant d’entrer sans un mot. Mais cet appel avait tout changé. Elle ne pouvait pas oublier les seules choses solides de sa vie.

 

Ils commencèrent à marcher, naturellement, sans destination. Ils arpentèrent les rues du XIe arrondissement, silencieusement d’abord. Nora gardait sa carapace bien lissée, bien droite.

— Mauvais réveil ? demanda-t-il, sans insister.

— J’oublie des choses, lâcha-t-elle brusquement. Importantes. Trop importantes.

Il acquiesça doucement, il comprenait sans qu’elle ait besoin de détailler. Ils passèrent devant une cabane à livres, nichée entre deux bancs de square. Un homme y plaçait quelques ouvrages, avec une attention presque tendre. Nora ralentit, attirée.

— Tu veux jeter un œil ? proposa Solal.

Elle hocha la tête.

Tandis qu’elle fouillait les étagères, l’homme glissa un dernier livre. Le titre capta aussitôt son regard : Et je t’ai vu. Elle le saisit en souriant, il avait l’odeur d’un trésor oublié. Couverture un peu délavée, mais intacte. Elle le retourna, lut la quatrième de couverture et le caressa.

— J’adorais ce livre. J’avais complètement oublié son existence.

L’homme qui venait de le déposer, se tourna vers elle, une voix douce :

— C’est aussi un de mes préférés.

Elle ne releva pas la tête. Son téléphone sonna, volume à fond. Sophie. Elle décrocha. Urgence. Réunion avancée. Planning à revoir.

— Oui, j’arrive. Donne-moi vingt minutes.

Avant même de raccrocher, elle héla un taxi dans la rue.

— Désolée ! lança-t-elle à Solal.

Imperturbable, il sourit.

— Je t’attendrai au même endroit.

Elle monta précipitamment dans le taxi, puis, juste avant que la portière ne claque, un réflexe : elle se retourna pour remercier l’homme du livre. Il avait disparu. Elle baissa les yeux sur la couverture du roman qu’elle n’avait pas lâché. Un frisson subtil lui glissa entre les omoplates. Elle le glissa dans son sac, avec délicatesse, comme pour un porte-bonheur qu’elle ne veut surtout pas perdre.

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ClementNobrad
Posté le 21/07/2025
Hey,

Non Nora, je n'approuve pas ton attitude. Le psychopathe de Noël t'attend grand sourire tous les matins avec la tasse à la main et tu ne réagis pas ? Faut-il que je te renvoie à mes commentaires précédents. C'est un p**** de de cinglé qui s'est introduit chez toi ! C'est de l'harcèlement. Allo? Il y a-t-il une once de bon sens à toi ?
Je vais commencer à confirmer mes soupçons : serait-elle la seule à voir Solal ? Elle se fait des films, et du coup ne s'en inquiète pas ? Rassure-moi. Dis-moi que je suis dans le juste. Sinon ce n'est pas Nora que j'envoie en hôpital psy, mais bien toi !

A tout bientôt !
RedFuryFox
Posté le 23/07/2025
Oups 🤭 Epargne moi, Clem !
Et puis, qui refuserait un café chataigne-caramel offert avec fossette et sourire bienveillant ! Tout ça, juste avant de filer dans la morosité de son travail. Nora est peut-être en train de perdre pied, mais, avec lui, elle écoute son intuition. Et surtout, il est celui qui reste, celui qui l'attend alors que sa vie est un chaos généralisé et qu'elle commence à oublier. Est-elle la seule à le voir, leur lien est-il particulier ou est-il un hypnotiseur voleur d'âme en mission secrète pour les Esprits de Noël ? Mystère. En tout cas, l'arrivée de Solal dans sa vie doit s'imprimer, doucement mais aussi surement qu'un cours d'eau qui creuse la roche.
À tuttituttiiii ! 🦊✨
Syanelys
Posté le 16/05/2025
Coucou !

Pauvre Solal jeté comme un vieux pull de Noël tandis que Nora essaie de prendre conscience de ses petites attentions au même titre que ce qui lui manque vraiment et qu'elle peine à se souvenir. On note bien qu'elle n'est pas indifférente à son livreur de café adoré et qu'elle devrait, un jour, dans deux mois qui sait, se poser. Sauf que sa deadline risque de lui jouer de mauvais tours.

Chapitre toujours aussi fluide. Nora s'attache à son ange gardien, Solal se console dans son style vestimentaire comme un calendrier de l'avent des meilleures collections hiver-Noël du moment :)

Au plaisir !
RedFuryFox
Posté le 17/05/2025
Hey !
Tu as parfaitement saisi son dilemme intérieur : elle commence à remarquer les attentions, à paniquer légèrement de ne plus se souvenir de certaines choses mais toujours avec ce filtre mental de quelqu’un qui n’a pas le temps. Et cette fameuse deadline... qui approche bien plus vite qu’elle ne l’imagine !
Merci encore pour tes mots sur le style, ça me booste à fond !

PS: je suis tellement fan des pulls kitsch de Noêl 😋
Paloma Chataig
Posté le 11/05/2025
J’adore l’idée qu’en mode fucked up on puisse nouer une relation avec quelqu’un qu’on ne connaît pas, même si ça me semble peu réaliste. J’aime bien cette espèce d’intimité qui se lie entre l’héroïne et Solal. On sent étrangement que le rythme ralentit, ce qui colle bien avec l’arrivée du veto.
Juste pour info, petite coquille « Mais cet appel avait tout changeait » -> tout changer, non?
Paloma Chataig
Posté le 11/05/2025
Arff t9 !!! Du héros bien sûr, pas du veto ! Sorry
RedFuryFox
Posté le 17/05/2025
Hello Paloma !
Merci pour ton retour :)
Oui bien vu ! Le rythme ralentit un poil, Solal l'incite à changer ses habitudes, son quotidien commence à en être impacté. Et complètement, leur relation se noue d'une manière particulière, elle ne le connaît pas mais bizarrement il y a quelque chose qui fait qu'elle se sent bien, je suis contente que tu apprécies ce début de relation :)
PS: coquille corrigée, merci !
Hylla
Posté le 03/05/2025
Pauvre Solal, j ai l impression qu il y a encore beaucoup de chemin à faire pour que Nora lui accorde du temps... sauf si elle explose en plein vol et apprécie enfin d avoir une épaule sur qui s appuyer...
Plus généralement, en termes de développement de personnage, je me demandais quelle est la motivation de Solal à faire tout cela ? S il est une sorte de génie providentiel, ou de Mary Poppins donc, ça ferait partie même de sa personne d être au service des autres ? Ou y a t il un intérêt propre ?
RedFuryFox
Posté le 03/05/2025
Hello !!
Hahah oui pauvre Solal ! Passer un peu de temps avec Nora est un vrai challenge !
Très bonne question sur le personnage de Solal, j'espère donner plus de clarté la-dessus dans la suite 🤞🤗
Ardichi
Posté le 03/05/2025
Ouhhhh ! C'est violent...
L'appel téléphonique du frère est tellement bien réussi. Une parole. Et tout de suite le contexte est posé, pas besoin d'un paragraphe pour l'expliquer, tu as vraiment un talent de dingue, ça paraît simple en apparence, mais le mettre en place, ça doit être autre chose.
On ressent tout et tout de suite : la culpabilité, l'inconfort, bien joué ;).
Sinon ce Solal et ses pulls, on en parle ? J'aime bien ces petits détails qui apportent du charme à ton récit.
Si critique il y a, c'est un peu court, la lecture glisse toute seule, mais bon, faut savoir ce qu'on veut, soit c'est gastronomique, soit je vais consommer fast-food...
Merci beaucoup pour ton partage, hâte de lire la suite.
Bon courage à toi.
RedFuryFox
Posté le 03/05/2025
Merci Ardichi pour ton commentaire, ça me touche beaucoup 🫶
J'adore les pulls de Solal, c'est sa signature !
La suite arrive vite ;)
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