Hayalee traversa le canal, jeta un œil affolé par-dessus son épaule, bifurqua à gauche, puis sauta trois marches avant de repartir tout aussi vite. Les passants qu’elle manquait de bousculer lui lançaient des regards courroucés qu’elle ignorait autant que leurs protestations.
Elle avait profité de la diversion engendrée par l’arrivée d’une nouvelle patrouille de veilleurs pour prendre ses jambes à son cou. Abandonnant Matéis qui l’avait exhortée à partir. À présent elle n’avait qu’une idée en tête : mettre le plus de distance possible entre elle et cette rue.
Elle déboucha sur une large avenue bordée de colonnes et réalisa être de retour sur la voie du Ciel. N’ayant pas l’habitude de courir autant, elle ralentit et s’inséra dans le flot des passants en prenant machinalement la direction de sa maison. La tête basse et la respiration haletante, elle fit de son mieux pour se fondre dans la masse.
Hayalee n’était pas sûre de comprendre ce qui venait de se passer ni même pourquoi elle fuyait les veilleurs. Elle n’avait rien fait de répréhensible, pourtant… elle avait cet horrible pressentiment au creux du ventre. Elle referma ses bras sur sa poitrine pour étouffer les frissonnements qui la saisissaient, sans cesser de marcher.
Ce n’était pas la première fois qu’un incident étrange survenait alors qu’Hayalee se laissait submerger par l’émotion ; pas la première fois qu’elle se sentait gagnée par la fièvre. Ça arrivait lorsqu’elle était petite fille et piquait des crises de colère. Comme ce fameux jour où la ferme de ses grands-parents était partie en fumée. Elle en était sortie miraculeusement indemne, incapable d’expliquer ce qui s’était passé du haut de ses cinq ans. Aujourd’hui, elle ne s’expliquait pas plus ce qu’elle avait ressenti et vu.
Des veilleurs avaient été blessés. Brûlés. Comment ? Les regards terrifiés qui s’étaient braqués sur elle lui revinrent à l’esprit et son estomac se contracta si fort qu’elle faillit vomir. Et si les veilleurs s’imaginaient qu’elle était responsable ?
Et si elle était responsable ?
Hayalee dut s’arrêter et s’appuya au mur d’une taverne, prise de vertige. Les rires et les conversations, les hennissements des chevaux et les grincements des charrettes ; les gens qui allaient et venaient autour d’elle… tout ça lui paraissait étrangement irréel. Lointain.
— Eh, tout va comme tu veux ?
Elle releva le nez. Debout sous le porche de la taverne, un balai à la main, un homme la lorgnait d’un air inquiet. Hayalee s’empressa de lâcher le mur.
— Euh, oui. Oui oui, ça va très bien.
— Sûre ? T’as pas bonne mine. Tu veux venir t’asseoir à l’intérieur ?
Elle hocha la tête de gauche à droite.
— Merci, mais ça ira. Je vais bien, je suis juste en retard. Il faut que j’y aille. Encore merci.
Hayalee fit de son mieux pour sourire et dépassa le brave homme d’un bon pas. Elle attendit d’avoir remonté un nouveau pâté de maisons avant d’oser regarder en arrière. Elle n’avait pas l’impression d’être suivie.
Elle inspira un grand coup et s’astreignit au calme. Elle se faisait des idées. C’était ridicule, comment aurait-elle pu être responsable des blessures des veilleurs ? Quelque chose avait dû lui échapper dans son malaise. Après tout, elle n’avait même pas vu ce qui s’était passé.
Elle avait déjà franchi le Quatrième cercle et s’approchait à grands pas du Cinquième. Sa maison se trouvait sur le Neuvième cercle, à mi-chemin entre le canal et la voie de la Vie. Il fallait qu’elle rentre chez elle. Qu’elle se fasse oublier. Qu’ils se décident ou non à lui demander des comptes, les veilleurs ne savaient pas qui elle était. Elle se mordit la lèvre.
Les veilleurs ne savaient pas, mais Matéis, si. Et s’il leur parlait d’elle ? Et si on accusait Mat d’être responsable de l’incident et qu’il vendait Hayalee pour se dédouaner ? Elle rejeta aussitôt cette idée. Matéis n’était pas ce genre de personne. Et puis Hayalee l’imaginait mal coopérer avec les veilleurs après ce qu’elle avait vu.
Arrivée au croisement, elle décida de quitter la voie du Ciel pour s’engager sur le Cinquième cercle afin de rejoindre le canal. En temps normal, elle serait passée sur le Sixième cercle, devant son académie, mais en pareilles circonstances, mieux valait éviter d’être reconnue. Elle atteignait les abords du canal quand une nouvelle pensée la frappa.
Son maître d’Histoire.
Son maître d’Histoire avait été là. Il l’avait regardée droit dans les yeux. Hayalee avait beau être une fille discrète, pour ne pas dire invisible – son maître d’arithmétique s’obstinait à l’appeler Mayali – il y avait peu de chance que maître Valres ne l’ait pas reconnue. Et si lui parlait d’elle aux veilleurs ?
Le cœur battant à tout rompre, elle allongea le pas et remonta le canal. Dans quelle galère s’était-elle fourrée ? Qu’allait-elle dire à ses grands-parents ? Elle passa tout le trajet plongée dans un état de nervosité extrême, sursautant au moindre éclat de voix, croyant voir de la suspicion dans chaque regard qu’elle croisait. Heureusement, plus elle s’éloignait du centre-ville et moins il y avait de monde.
Une dizaine de minutes plus tard, elle traversa le pont et rejoignit enfin le Neuvième cercle. Personne ne l’interpella, personne ne l’arrêta et Hayalee vint se réfugier sous le porche de leur petite maison avec soulagement. Après un dernier coup d’œil par-dessus son épaule, elle poussa la porte et se faufila dans le hall.
Elle tendit l’oreille pour guetter la présence de ses grands-parents, mais ne capta pas d’autres bruits que le piaillement des oiseaux.
— Y a quelqu’un ?
Pas de réponse. Elle alla ouvrir la porte qui menait à la cave, sous l’escalier, libérant les fumets des jambons et des saucisses qui séchaient là-bas dessous. Le sous-sol était plongé dans l’obscurité. Son grand-père n’était donc pas en train de bricoler à son établi. Elle referma le battant et avança dans la cuisine. Ils étaient peut-être dans le jardin ? Elle allait s’y rendre quand un morceau de parchemin attira son attention, posé en évidence sur la table.
« Je suis sortie faire une course, je serai vite de retour. Ton grand-père est chez Rolf. Va chercher du bois si tu as le temps.
Bisou.
Grand-mère. »
Hayalee se laissa tomber sur une chaise et se prit la tête entre les mains, les yeux fixés sur la cruche d’eau. C’était peut-être mieux comme ça. Elle n’était pas certaine de vouloir raconter sa mésaventure à ses grands-parents. Elle s’imagina expliquer à sa grand-mère qu’elle avait voulu s’interposer entre des veilleurs et un camarade de classe. Celle-ci se mettrait à crier avant même qu’elle ait terminé son histoire. Sans parler du reste.
Hayalee se frotta le bas du dos à travers ses couches de vêtements. Le clap clap clap des sabots la tira de ses pensées.
Elle avait l’habitude d’entendre les attelages passer, mais ces bruits de cavalcade ne passaient pas : ils approchaient. Hayalee bondit sur ses jambes et se précipita à la fenêtre du salon. Un genou sur le canapé, elle écarta légèrement les rideaux. Elle faillit tourner de l’œil en apercevant le cheval immobilisé devant la maison et la silhouette bleue qui en descendait.
Un veilleur.
Elle s’éloigna de la fenêtre, le sang battant à ses tempes. Trois coups puissants retentirent contre la porte. Hayalee resta paralysée au milieu du salon, les oreilles tintant sous le coup de la terreur, incapable de savoir comment réagir. Ouvrir ? Faire la morte ? Se cacher ?
« Va-t’en ! »
N’écoutant que sa peur, Hayalee fit volte-face et détala dans la cuisine. Elle pouvait s’éclipser par la porte de derrière. Elle ouvrit le battant à la volée et sauta les trois marches d’escalier. Elle s’élançait dans le jardin quand la silhouette bleue surgit sur sa droite et l’intercepta en pleine course. Hayalee ravala un hurlement et se débattit.
— Hayalee ! C’est moi !
Elle releva les yeux et faillit fondre de soulagement.
Ludwig.
C’était Ludwig. Hayalee ne chercha plus à s’arracher à son étreinte, mais au contraire s’agrippa désespérément à lui. Le jeune homme regarda autour d’eux puis l’entraîna sous l’abri à bois, contre la maison.
— Tu peux m’expliquer ce qui s’est passé ? la pressa-t-il, les mains posées sur ses épaules. J’arrivais en renfort quand je t’ai vu détaler au milieu de la foule.
Hayalee n’avait jamais vu Ludwig dans un tel état de nervosité. Ses cheveux châtains s’échappaient de sa queue de cheval et ses lunettes avaient glissé au bout de son nez.
— Hayalee… Les soldats ont débarqué, ils se sont mis à interroger tout le monde. Ils ont ordonné la mobilisation de toutes les patrouilles pour te retrouver.
Hayalee eut l’impression que son sang la quittait. Ses prunelles ancrées dans les siennes, Ludwig souffla :
— Qu’est-ce que tu as fait ?
— Rien !
— Chut !
Il jeta un coup d’œil inquiet du côté des voisins et Hayalee s’efforça de baisser le ton.
— J’ai rien fait, insista-t-elle, la voix chevrotante. C’est la faute des veilleurs. C’est eux qui se sont mis à frapper sur Matéis et sur le réprouvé, je voulais juste qu’ils arrêtent !
Ludwig se rembrunit, s’écarta légèrement et l’évidence rattrapa Hayalee. Ludwig était un veilleur lui aussi. Et s’il se rangeait de leur côté ? S’il décidait de l’arrêter ? Quand Ludwig était devenu veilleur, Hayalee, comme les autres, avait trouvé ça fantastique. Mylina et elle en avaient ri bien sûr : Ludwig, œuvrer pour les forces de l’ordre ? Lui qui autrefois se cachait dans la cave avec ses amis pour boire de l’alcool et pestait contre le gouvernement et ses lois. Ça ne manquait pas d’ironie. Mais Hayalee n’en avait pas moins été impressionnée. Fière. À présent, l’uniforme qu’il portait ne lui inspirait que de la terreur et du dégoût.
— Ludwig, il faut que tu me croies, le supplia-t-elle. J’ai rien fait.
Elle tremblait. Sa voix tremblait, ses bras et ses jambes tremblaient. Elle s’était rarement sentie aussi dépassée par la situation, aussi désespérée. Et si Ludwig refusait de l’aider…
Hayalee se préparait à devoir le repousser, courir à nouveau.
— Je te crois, dit-il.
Ses muscles se relâchèrent et elle se souvint de respirer. Ludwig restait Ludwig, même déguisé en veilleur.
— Mais les soldats ont l’air de croire que tu t’en es prise aux gars.
Les yeux faillirent lui en sortir de la tête. Hayalee se voyait bien sauter au visage de types deux fois plus grands et larges qu’elle pour les frapper avec ses petits poings. Qui pouvait croire ça ?
— J’ai pas cherché plus loin, poursuivit-il, quand j’ai vu les proportions que ça prenait, j’ai foncé te retrouver.
Ses doigts se serrèrent un peu plus sur les épaules d’Hayalee.
— Faut pas rester ici. T’as laissé tes affaires derrière toi.
Ça lui revint avec la soudaineté d’une gifle : son sac. Elle avait laissé son sac sur les pavés, avec ses manuels et ses cahiers, tous à son nom.
— Ils ont ton nom et ton signalement, confirma Ludwig. Ils mettront pas longtemps à trouver où tu vis, c’est qu’une question de minutes avant qu’ils débarquent ici.
Elle faillit chavirer pour de bon.
— Que… qu’est-ce que je dois faire ? hoqueta-t-elle, au comble de la terreur.
Il s’humecta les lèvres, passa une main sur son bouc et dit :
— Écoute, je… je comprends pas bien ce qui se passe, mais l’armée qui se mobilise pour une affaire comme celle-ci, c’est pas normal. Je vais essayer de tirer toute cette histoire au clair. Et je vais aller chercher ta sœur.
Hayalee sentit son cœur se gonfler d’espoir, puis se liquéfier à nouveau lorsqu’il ajouta :
— En attendant, il vaudrait mieux que tu ailles au Temple.
Elle hocha la tête de gauche à droite avec véhémence.
— Hayalee… commença-t-il d’un ton appuyé. Si t’as rien à te reprocher, t’as rien à craindre.
Elle éclata d’un rire étranglé et dit :
— T’y crois vraiment ?
Elle aurait voulu qu’il réponde « oui », qu’il balaye ses doutes et lui redonne confiance en la justice qu’il servait, mais le silence qui suivit, la peur qui dansait au fond de ses prunelles, étaient sans équivoque. Lui non plus n’y croyait pas. Et si lui, qui travaillait pour le système, n’y croyait pas, alors Hayalee avait toutes les raisons du monde de se méfier.
— Va à l’église, dit-il alors, l’air presque aussi démuni et effrayé qu’elle. Tes grands-parents sont pas là ?
— Non.
— Bon… dans tous les cas, faut pas que tu restes ici. Va à l’église, répéta-t-il. Ce sera très bien. Tu nous attends là-bas, tu bouges surtout pas. On va arranger ça, Mylina et moi. C’est sûrement un malentendu.
Elle faillit pleurer de reconnaissance. Il se redressa et s’assura encore que personne ne les observait, mais les jardins voisins étaient déserts et le quartier aussi calme qu’ à l’accoutumée.
— File vite avant que les soldats débarquent. Les unités doivent être en train de se rassembler, d’ici quelques minutes les rues et le ciel grouilleront de soldats et de veilleurs alors ne traîne pas. Évite les grands axes : ne passe pas par les cercles et les voies, prends les petites allées.
— D’accord.
— Une fois à l’église, attends-nous. Je me dépêche d’aller prévenir ta sœur.
Hayalee resta plantée là quelques secondes, à l’observer. Il prenait de gros risques pour elle.
— Lu… merci.
Il lui adressa un sourire contracté qui semblait vouloir dire « J’espère que je vais pas le regretter ».
— Dépêche-toi.
Hayalee hésita, le serra brièvement dans ses bras, puis détala au pas de course. Elle coupa à travers le potager en prenant garde à ne pas trop piétiner les salades, enjamba la bordure de cailloux qui délimitait le jardin et fila sans se retourner.
L’église, où Hayalee s’était rendue le matin avec ses grands-parents et sa sœur, se situait sur le Douzième et dernier cercle, à la périphérie de la ville. Elle y serait assez rapidement, même en passant par les petites rues.
Sa maison disparue, elle cessa de courir afin de ne pas attirer l’attention de ses concitoyens. Elle remonta les venelles, se faufilant entre les habitations, derrière les jardins, loin des grandes voies. Peu de gens s’aventuraient dans ces allées tortueuses, pourtant Hayalee tourna plus d’une fois la tête, persuadée d’être suivie par des bruits de pas. Sûrement l’écho de ses propres foulées qui rebondissaient entre les murs trop rapprochés.
Elle atteignit très vite les abords du Dixième cercle et marqua un arrêt. Malgré les recommandations de Ludwig, elle n’avait d’autre choix que de franchir les Dixième et Onzième cercles si elle voulait regagner l’église, sur le Douzième. Après avoir vérifié à droite et à gauche qu’il n’y avait pas de veilleurs ou de soldats, elle allait s’élancer quand le cri perçant d’un rapace la stoppa dans son élan. Elle leva les yeux au ciel. Une patrouille de soldats fila au ras des toits, montés sur des aigles de Bùsen. Hayalee se ratatina dans l’ombre d’une maison et les oiseaux géants passèrent au-dessus de la ruelle à toute vitesse, soulevant des bourrasques de vent.
Hayalee resta statufiée quelques secondes, redoutant de les voir revenir. Mais l’unité volante ne revint pas et elle se secoua mentalement pour se remettre en marche. Elle traversa les deux pâtés de maisons restant en prenant garde à ce qui se passait au-dessus de sa tête autant qu’autour. Par chance, elle ne croisa aucune autre patrouille.
Le Douzième cercle était peu fréquenté dans les quartiers sud-est. Il n’y avait rien d’intéressant par là, rien que des habitations, pas vraiment de commerces, peut-être une auberge. Les quelques personnes qu’elle croisa la regardèrent à peine et, quand ils le firent, ils lui sourirent et la saluèrent avec bonhomie. Hayalee fit de son mieux pour répondre avec le même naturel.
L’église se dressait entre deux maisons, à l’orée des bois. Hayalee ralentit à son approche.
Blanche, en forme de croix, une coupole ronde au sommet de son clocher, l’édifice était petit et modeste, plus digne d’une province que d’une grande ville. Hayalee n’aurait pas pensé être de retour ici avant l’office du lendemain. Le souffle court et les jambes en coton, elle n’alla pas tout de suite se réfugier à l’intérieur, mais contourna la bâtisse. Et si sa grand-mère était revenue se recueillir sur la tombe ? C’était bien son genre.
Le cimetière se trouvait derrière, cerné par un muret en pierres couvert de mousse. Hayalee passa le portail et se glissa entre les tombes décorées de couronnes de fleurs, de plaques de vœux et d’offrandes.
Il n’y avait personne.
Dépitée – ou soulagée ? – de ne pas trouver sa grand-mère, elle avança jusqu’à la tombe de sa mère. Les traces de suie étaient toujours là, avec le bouquet de fleurs jaunes, les cierges fondus et le bol. Des morceaux de parchemin subsistaient au milieu des cendres. Hayalee s’accroupit, ramassa ce qui restait de son petit rouleau et l’ouvrit. De son mot, le feu n’avait laissé qu’une rune. La première du « Pardon » qu’elle avait griffonné.
Elle en fit une boulette qu’elle jeta au loin. Les excuses ne ramenaient pas les morts. Elles ne réparaient rien.
Toujours accroupie, Hayalee referma les bras autour de ses jambes. Qu’aurait dit sa mère, si elle avait vécu pour voir l’armée chercher sa cadette ? Qu’aurait dit son père ? Hayalee glissant une main sous sa tunique et frotta la peau en bas de son dos, excédée par ses propres pensées. Son père pouvait bien aller au diable.
Le soleil avait disparu derrière la falaise, à l’ouest, laissant dans le ciel un bleu plus pâle qu’en milieu de journée. Mieux valait ne pas rester dehors, elle était trop exposée, ici. Elle se dressa sur ses jambes ankylosées et avança vers l’église. Doucement, elle poussa la porte en bois et passa la tête par l’entrebâillement. Personne.
Les bancs qui s’alignaient dans la nef étaient tous vides. L’office du soir n’aurait lieu que bien plus tard. Elle pénétra l’église, chacun de ses pas trouant le silence qui régnait entre les colonnes. Pas de fresque pour colorer la voûte qui tenait lieu de plafond, pas de dorures, de tableaux ou de tentures comme en possédait la cathédrale. Juste un unique vitrail et quelques statues.
Hayalee passa devant le cœur où trônait le livre des Saintes Écritures, puis se replia vers le bras ouest du bâtiment. Elle y serait moins repérable. Elle s’affala sur un des bancs qui faisaient face à la statue de Saint Driejùs et se mit à arracher les peaux mortes autour de ses ongles.
Les veilleurs et les soldats étaient à sa recherche. Ils la croyaient coupable. Hayalee n’était pas loin de suffoquer. Ça paraissait irréel. Comment avait-elle pu en arriver là ? Elle n’aurait peut-être pas dû prendre la fuite… En agissant ainsi, elle s’était rendue suspecte. Mais ne l’était-elle pas déjà ?
Hayalee écrasa ses paumes contre ses yeux, espérant trouver un semblant de calme dans le noir de ses paupières. Sa tête lui faisait mal. Elle se sentait encore fiévreuse, le corps en ébullition.
Et si les soldats la traquaient parce que quelque chose ne tournait pas rond chez elle ? Et si c’était à cause de la marque ?
Elle rouvrit les yeux et glissa ses doigts dans ses cheveux. Et Matéis ? Quel traitement lui réservaient-ils ? Et le réprouvé qui lui était venu en aide ; allaient-ils vraiment l’exécuter ? Alors que les veilleurs étaient ceux qui avaient frappé les premiers ?
Et s’il était déjà mort ?
Le frisson qui la secoua fut si violent qu’elle se raidit sur son banc. Elle dut inspirer de longues secondes avant de parvenir à dénouer ses muscles. Il ne fallait pas qu’elle cède à la panique. Après tout, Hayalee avait encore une chance d’échapper aux représailles : Mylina et Ludwig. Mylina connaissait le système juridique et ses lois sur le bout des doigts et Ludwig était veilleur. Il n’y avait pas mieux placé pour la tirer de cette situation. Dès qu’ils seraient là, Hayalee leur raconterait ce qui s’était passé. Mylina et Ludwig la croiraient et peut-être pourraient-ils intercéder en la faveur de Matéis et du condamné. Hayalee se raccrocha à cette idée.
Impatiente, elle se leva pour aller jeter un œil à la nef, qu’elle trouva toujours aussi vide. Combien de temps faudrait-il à Mylina et Ludwig pour la rejoindre ? Combien de temps avant que des gens ne l’aperçoivent et qu’on finisse par s’interroger sur sa présence ? En retournant du côté de l’autel consacré à Saint Driejùs, Hayalee passa devant une alcôve et s’arrêta. Une gravure en pierre y était exposée. Hayalee avait beau fréquenter cette église depuis sa plus tendre enfance, elle n’y avait jamais pris garde.
La tablette illustrait une scène de bataille, chose plutôt rare. Qui plus est entre des anges. Intriguée, Hayalee approcha et s’aperçut que les anges ne se battaient pas entre eux, mais contre ce qui ressemblait à des démons. Elle reconnut Milhilar, armé de son glaive et de sa balance. Des dix archanges honorés par les Psamiens, Milhilar était sans aucun doute le plus important. Il était le bras droit de Dieu ; le peseur d’âmes chargé de rendre le Jugement Dernier. Hayalee ne fut pas tant interpellée par l’archange que par la créature qu’il combattait.
Milhilar se détachait du reste des anges pour faire face au plus grand et laid des démons. Le visage de ce dernier n’avait rien d’humain : fendu d’un rictus hérissé de crocs qui évoquait tour à tour un sourire sournois et une grimace de haine, le monstre dardait sa langue fourchue vers l’archange qui le dominait de toute sa hauteur, ses trois paires d’ailes déployées. Nullement impressionné, l’ange baissait les yeux sur le démon qu’il gardait cloué au sol par la seule force de son regard. Pas de doute, la gravure dépeignait Milhilar repoussant Kilhiln et ses légions de démons en enfer.
— Intéressante, cette gravure, n’est-ce pas ?
Hayalee sursauta avant de se retourner. Un homme s’était glissé à ses côtés. Elle était si absorbée par la tablette qu’elle ne l’avait pas remarqué. Heureusement, il ne s’agissait ni d’un veilleur ni d’un soldat. L’inconnu lui adressa un sourire.
— Excuse-moi, je ne voulais pas te faire peur.
— J’ai pas eu peur, se défendit-elle. J’ai simplement été… surprise, c’est tout.
Son rictus s’accentua, découvrant plusieurs dents en or. C’était un homme d’âge moyen, à la mine pas particulièrement avenante et à la coupe de cheveux passablement négligée. Le malaise d’Hayalee creva le plafond lorsqu’elle remarqua la cicatrice en forme de croix sur sa joue : un réprouvé racheté.
Hayalee fixa la cicatrice une seconde de trop. L’homme y porta deux doigts aux ongles incrusté de saleté et dit :
— Ça te dérange ?
— N-Non, mentit-elle.
— En voilà une petite citoyenne qui sort de l’ordinaire.
Il n’était peut-être ni veilleur ni soldat, mais comment être sûre qu’il l’ait approchée en toute innocence ? Et s’il savait ce qu’elle avait fait ? S’il avait assisté à son altercation avec les soldats et l’avait suivie jusqu’ici ?
Hayalee s’asséna une grande claque mentale. C’était un racheté, certainement la dernière personne susceptible de la dénoncer aux autorités. Il devait être là pour prier et avait vu en elle une compagnie quelconque. Un bon moyen de tuer le temps en discutant de choses et d’autres, rien de plus. L’ironie de son sourire et la manière dont il la jaugeait, l’examinant des pieds à la tête comme un curieux bibelot dont il hésitait à faire l’acquisition, n’aidèrent pourtant pas Hayalee à se détendre.
— Alors, dit-il en désignant la gravure, à quel camp est-ce que tu appartiens ?
— Hein ?
L’expression du racheté s’était faite sérieuse, son regard inquisiteur. Il semblait attendre une réponse bien particulière, seulement, Hayalee n’était pas sûre de comprendre la question. Était-il en train de lui demander si elle se rangeait du côté des anges ou des démons ? C’était grotesque.
— Les anges, bien sûr, répondit-elle enfin.
Il continuait à la dévisager. Hayalee dansa d’un pied sur l’autre et jeta un œil à la nef. Comment lui faire comprendre qu’elle n’aspirait qu’à un peu de tranquillité sans faire preuve d’impolitesse ou s’attirer la suspicion ?
— Je vois. Tu n’as aucune idée de ce qui t’arrive, hein ?
Ses paroles coulèrent sur elle comme un seau remplit d’eau glacée. Sa cervelle gela et son cœur partit au quart de tour. Assourdie par les tambours, elle entendit à peine la voix du racheté :
— Tu veux connaître la vérité ?
Il sait, songea-t-elle, et son cerveau se réveilla avec la violence d’un coup de foudre. Elle voulut s’enfuir, mais il bondit pour lui barrer la route et la força à se rabattre vers l’autel.
— Eh ! Ne t’affole pas comme ça ! s’exclama-t-il en écartant les bras pour signifier qu’il ne lui voulait aucun mal. On peut discuter ?
Non, la lueur exaltée dans ses prunelles ne lui inspirait pas confiance.
— Laissez-moi, tenta-t-elle d’une voix étranglée. Je dois rentrer.
— Rentrer ? Avec tous les soldats à tes trousses ? Ne sois pas bête ! Ce n’est pas ton ami le veilleur qui te sauvera ! Ta seule chance de survie est de venir avec moi.
Cédant à la terreur qui enflait dans sa poitrine, elle esquissa un nouveau geste pour se dérober. Tout aussi vif, l’homme la rattrapa par le bras. La rudesse de sa poigne lui arracha un cri de frayeur et Hayalee se débattit.
Elle se tortilla pour lui faire lâcher prise et alla jusqu’à lui envoyer son pied dans le tibia. Ce dernier coup dut avoir raison de sa patience, car le racheté répondit par un grognement mécontent et la poussa en arrière. Elle fut projetée au pied de l’autel et s’y cogna l’épaule.
— Tss… Pourquoi est-ce qu’il fallait que je tombe sur une gourde ?
Hayalee se redressa difficilement, le cœur au bord des lèvres et l’esprit enfiévré. L’homme jeta un œil préoccupé derrière lui, puis passa la main dans son dos. À la vue du long poignard qu’il tira de sous sa tunique, le sang d’Hayalee ne fit qu’un tour.
— Je préférerai te ramener vivante, dit-il, mais s’il le faut, je me contenterais de la prime pour ton cadavre.
C’était surréaliste. Ça ne pouvait pas être en train d’arriver. Il fit un pas vers elle et Hayalee chercha frénétiquement une échappatoire, un moyen de se défendre. Ses yeux tombèrent sur le chandelier en fer forgé, près de l’autel. Plongeant sur le côté, elle le saisit et le fit basculer en avant.
Son agresseur ne vit que trop tard la manœuvre et le chandelier s’abattit sur son crâne dans une pluie de cierges avant de s’écraser sur les dalles en provoquant un vacarme de tous les diables. Hayalee fila sans perdre une seconde tandis que l’homme titubait, les mains plaquées sur la tête. Elle l’entendit jurer, gronder.
— Attends un peu !
Elle passa devant le chœur au pas de course et atteignit la porte qui donnait sur le cimetière au moment où le prêtre dévalait les escaliers, alarmé par le bruit. Ouvrant le battant à la volée, elle se précipita au-dehors.
Elle s’engagea entre deux rangées de tombes et s’élança droit vers la forêt. La ville n’était pas une bonne idée. Il y aurait des soldats en ville, et Hayalee doutait qu’ils soient de son côté. Dans les bois en revanche, elle pourrait se cacher.
L’homme la poursuivait. Elle entendit la porte de l’église claquer à sa suite, puis les graviers crisser sous ses semelles. Elle ne ralentit pas à l’approche du muret qui entourait le cimetière. Au contraire, elle accéléra et bondit par-dessus l’obstacle avant de se précipiter dans les bois. Un coup d’œil jeté par-dessus son épaule l’informa que son poursuivant gagnait du terrain.
Hayalee poussa désespérément sur ses jambes et pénétra dans la forêt, cassant les branches basses des buissons et des arbustes qui s’accrochaient à ses vêtements. Sous ses pieds, le sol se fit meuble, formant des bosses et des creux qui la forçaient à redoubler de précautions. Hayalee n’arrivait déjà plus à respirer. Ses jambes lui donnaient le sentiment de s’être changées en plomb, rendant chaque foulée un peu plus difficile. Le souffle rauque de l’homme la rattrapa, la chaleur de son corps déferla. Elle n’eut pas le temps de se retourner qu’il était déjà sur elle.
Il la bouscula un grand coup, la précipitant en avant. Hayalee s’étala de tout son long dans la terre, plaquée au sol.
— J’te tiens !
Il se redressa en appuyant son genou au creux de son dos et lui saisit les cheveux, lui enfonçant un peu plus le visage dans la terre. Hayalee gémit, proche de suffoquer, et les larmes lui montèrent aux yeux. La terreur lui embruma le cerveau.
Est-ce qu’elle allait mourir ?
Il y eut un choc. Le racheté roula sur le flanc. Libérée, Hayalee hoqueta, rampa pour s’éloigner. Une main se referma sur son bras pour l’aider à se remettre debout.
— Viens !
La voix n’était pas celle de l’homme, alors Hayalee se laissa entraîner, encore aveuglée par les larmes et la peur. Battant des cils pour y voir plus clair, elle regarda par-dessus son épaule.
Le racheté se relevait difficilement, bientôt englouti par la végétation qui s’épaississait entre elle et lui à chaque enjambée. Elle se tourna vers son sauveur qui la guidait à travers les bois. Elle n’eut pas le loisir d’apercevoir autre chose que son dos, car il s’immobilisa au même instant. Si soudainement qu’Hayalee lui rentra dedans.
Elle les précipita tous deux dans une belle pente qu’ils dégringolèrent comme des poupées de chiffons. Leurs corps se cognèrent l’un à l’autre dans un entremêlement de bras et de jambes ; les pierres s’enfoncèrent dans les côtes d’Hayalee, percutèrent ses genoux ; les ronces et les buissons lui écorchèrent la peau. Sa course s’acheva finalement sur quelque chose de trop mou pour être le sol et qui laissa échapper un gémissement.
La respiration haletante et le corps douloureux, Hayalee resta un moment allongée à plat ventre. La « chose » qui avait amorti se chute respirait – ou du moins essayait. Elle se redressa à quatre pattes et baissa le regard.
Un garçon.
Les choses s'accélèrent, la fuite d'Hayalee est bien racontée, on ressent sa panique et son inquiétude à l'idée de se faire arrêter par les veilleurs. Le chapitre est vivant, l'action ne s'arrête pas et je me suis retrouvé à la fin sans voir passer les 6k mots.
Quelques remarques :
- "mais elle avait cette horrible pressentiment au creux du ventre" --> cet
- "pas la première fois qu’elle se sentait gagner par la fièvre" --> gagnée
- "en train de bricoler à son établie" --> établi
- "les yeux fixé sur la cruche d’eau" --> fixés
- "Un genoux sur le canapé" --> genou
- "et la silhouette bleu qui en descendait" --> bleue
- "Les dernières paroles de Matéis lui revint à l’esprit." --> revinrent
- "Les yeux faillir lui en sortir de la tête" --> faillirent
- "avec ses manuelles et ses cahiers" --> manuels
- "elle allait s’élancer quand le cris perçant d’un rapace" --> le cri
- "des après-midi passées à jouer" --> passés
- "Mais lorsque ses yeux débordants d'admiration quittait l'image fictive" --> quittaient
- "ses grands-parents avaient débordés d’hostilité" --> débordé
Tant mieux si t’as pas vu passer les 6k ! En espérant que ça continue (les chapitres peuvent parfois monter jusqu’à 8k...)