4. La ligne bleue

Par Neila

Hayalee ne bougeait plus, le visage suspendu au-dessus de celui d’un garçon pas plus âgé qu’elle, ses yeux plantés dans les siens. Ou du moins dans l’unique œil qu’elle pouvait distinguer, l’autre ayant disparu sous de folles mèches de cheveux châtains. Un frisson la parcourut du bas du dos jusqu’à la racine des cheveux.

Ce fut les bruits de course qui la ramenèrent à la réalité. Le racheté était déjà là, qui dévalait la pente, glissant et galopant tour à tour dans les feuilles mortes.

— Bouge ! gronda le garçon.

Il repoussa Hayalee, l’envoyant basculer sur les fesses, et bondit sur ses jambes. L’homme fonçait droit sur eux, son poignard à la main. Hayalee voulut se redresser, mais le garçon la tira sans attendre et elle s’emmêla les pieds. Elle tituba en arrière, parvint de justesse à conserver son équilibre. Trop tard.

L’homme était sur eux.

Abandonnant l’idée de fuir, le garçon écarta Hayalee in extremis et se jeta à la rencontre de leur assaillant. Elle trébucha, faillit tomber une nouvelle fois avant de se rattraper à un arbre. Lorsqu’elle releva le menton, le garçon était aux prises avec le racheté.

— Va-t-en ! hurla-t-il, tandis qu’il luttait pour lui arracher le poignard des mains.

Hayalee recula, tourna les talons et partit en courant. Elle entendit un grognement de douleur et jeta un œil en arrière. La dernière chose qu’elle vit fut l’homme qui projetait le garçon au sol. Les arbres se refermèrent sur eux et Hayalee se retrouva seule au milieu de la forêt.

Elle s’arrêta et se plaqua dos à un tronc, le souffle haletant.

Qu’est-ce qu’elle faisait ? Est-ce qu’elle pouvait vraiment s’enfuir et abandonner ce garçon ? Il venait de lui sauver la vie. Elle se mordit la lèvre. Que pouvait-elle faire ? Retourner à l’église chercher de l’aide ? Il y avait peu de chance que Mylina et Ludwig y soient déjà et le temps de trouver et convaincre de parfaits inconnus de l’aider, il serait trop tard. Mais Hayalee ne s’était jamais battue de sa vie, si elle y retournait seule, elle était sûre d’y rester.

Elle était sûre d’y rester et elle sentait la chaleur monter, irradier de son corps. Son front était brûlant, son cerveau de plus en plus douloureux. Elle ferma étroitement les yeux et serra les dents, en proie à l’hésitation. Ce garçon allait se faire tuer à cause d’elle… Elle avait déjà abandonné Matéis. Elle ne voulait pas être ce genre de personne.

Inspirant un grand coup, Hayalee rouvrit les yeux, quitta sa cachette et revint sur ses pas en priant Silfilar que le garçon ne soit pas déjà mort.

Elle n’était pas allée bien loin et fut de retour au bas du talus en un clin d’œil. Elle ralentit et se faufila entre les arbres avec le plus de discrétion possible. La surprise était sa meilleure chance.

Le racheté lui tournait le dos. À son grand soulagement, l’adolescent était toujours en un morceau, bien qu’en très mauvaise posture. L’homme l’avait plaqué contre un arbre, la lame de son poignard sur la gorge. Il ne semblait pas pressé de le tuer, mais avait au contraire engagé la conversation. Hayalee finit par percevoir ce qu’il disait :

— … mon jour de chance. Ils doivent sérieusement être en manque d’effectifs pour faire appel à un gamin comme toi !

Hayalee hésita à foncer dans le tas, chercha quelque chose qui pourrait lui servir d’arme, un bâton ou... une pierre. Elle repéra une pierre grosse comme son poing. Elle s’en approcha à pas de maok, le dos courbé.

— Qu’est-ce que tu croyais pouvoir faire, tout seul, hein ? poursuivit le racheté.

— Qui a dit que j’étais seul ? riposta le garçon.

Le racheté garda le silence et Hayalee se figea, persuadée qu’il venait de la vendre. Mais l’adolescent ne semblait pas avoir remarqué sa présence et l’homme finit par reprendre la parole :

— Tu bluffes.

Nouveau silence. Hayalee dut se décaler un peu plus pour atteindre la pierre. Ça ne rata pas : le regard du garçon obliqua vers elle au moment où elle tendait la main pour ramasser l’objet. Aussitôt, le racheté fit volte-face. Jouant le tout pour le tout, Hayalee s’empara de la pierre et la lança de toutes ses forces.

Le racheté rentra inutilement la tête dans les épaules. Le projectile le manqua de plusieurs bons pouces pour aller se perdre dans les bois. La surprise passée, il gloussa de rire et les oreilles d’Hayalee chauffèrent. D’accord, c’était une tentative de sauvetage pitoyable.

Le garçon remua et l’homme cessa de rire pour appuyer plus fortement sa lame contre sa gorge, bien décidé à ne pas le lâcher.

— N’y pense même pas, menaça-t-il. Et toi !

Le sang d’Hayalee se glaça.

— Reste où t’es ou je l’égorge ! Tu voudrais pas avoir sa mort sur la conscience, hein ?

— Ce type nous butera tous les deux s’il en a l’occasion, siffla le garçon, l’œil résolument tourné vers son agresseur. Sois pas conne, dégage de là !

— Vous tuer… peut-être pas, se défendit l’autre. Vous avez plus de valeur vivants que morts.

Hayalee avait la tête qui tournait. Elle n’avait réussi qu’à aggraver la situation. À présent, elle n’osait plus bouger. Que devait-elle faire ? Fuir ? Attaquer ? Gagner du temps ? La douleur qui cognait sous son crâne l’empêchait de réfléchir. La sensation qui lui grignotait les entrailles la dissuadait d’agir. Elle avait l’impression d’être une marmite trop pleine que la terreur faisait lentement chauffer et dont le couvercle n’allait pas tarder à sauter.

Le regard calculateur de l’homme passa de l’un à l’autre comme s’il pesait le pour et le contre.

— On dit que vous êtes dangereux mais vous… vous êtes rien que des gamins, constata-t-il. Et j’en ai deux pour le prix d’un, c’est mon jour de chance.

— Pou… pourquoi ? bégaya Hayalee. C’est quoi votre problème ?

Elle parlait, à moitié parce qu’elle ne voyait pas quoi faire d’autre, à moitié parce qu’elle aurait aimé comprendre pourquoi ce fou furieux s’en prenait à elle – à eux. Ou alors ce qu’on disait était vrai : un criminel resterait toujours un criminel et ce racheté ne s’en prenait à eux que pour satisfaire ses pulsions de meurtrier. Le garçon se contentait de le fixer, parfaitement stoïque, et Hayalee ne put s’empêcher d’être impressionnée par son sang froid.

— Ah, alors tu veux discuter en fin de compte ? railla l’homme, sans cesser de surveiller le garçon. C’est un peu tard pour ça. Après la scène que tu as faite dans l’église, le prêtre a dû alerter les soldats. Ils seront bientôt là.

Hayalee en venait à se dire que les soldats seraient peut-être un moindre mal. Mais l’homme ne leur ferait pas la fleur de les attendre.

— Voila ce qu’on va faire, les enfants… commença-t-il.

Il s’écarta un peu du garçon, qu’il jaugea des pieds à la tête. Hayalee s’exhortait mentalement à se calmer et à réfléchir avant que l’homme décide qui égorger en premier.

Mais il ne se décidait pas.

— Ce qu’on va faire, répéta-t-il, comme s’il perdait le fil de ses pensées.

Il paraissait en proie aux doutes, tout à coup. Pire que ça. Il cilla, déglutit une première fois, puis jeta un regard indécis autour de lui en s’humectant les lèvres. Il rouvrit la bouche, mais aucun mot n’en sortit. À la place, Hayalee le vit écarquiller les yeux et, comme s’il prenait brusquement conscience de la portée de ses actes – ou qu’il venait au contraire d’oublier ce qu’il avait l’intention de faire – il lâcha son poignard et s’écarta du garçon.

Loin de s’enfuir, celui-ci resta où il était, à observer le racheté qui reculait gauchement, les traits figés à mi-chemin entre effroi et hébétude. Son teint était devenu si pâle qu’Hayalee crut qu’il allait s’évanouir. Il semblait éprouver de plus en plus de difficulté à respirer et son corps était parcouru de frissons. Achevant de dérouter la jeune fille, l’homme tomba à genoux et se prit la tête entre les mains en laissant échapper un gémissement.

— Non, articula-t-il. Je… j’voulais pas… non !

Les mots s’échappaient à grande peine de sa gorge, se froissaient sur sa langue comme si le simple fait de parler lui demandait un effort considérable. Au-dessus de lui, le garçon ne tressaillit pas, ne broncha pas, se contentant de garder son œil braqué sur sa silhouette torturée. Le racheté se recroquevilla davantage sur lui même et se mit à hurler :

— Non ! J’te jure que je voulais pas ! Pardon ! Pardon !

Hayalee avait le sentiment qu’il ne s’adressait pas à eux. Prostré au sol, sanglotant des pardons à répétition et d’autres mots dont elle ne saisissait pas le sens au milieu des cris, elle aurait pu jurer qu’il n’avait même plus conscience de leur existence. Hayalee ne comprenait pas ce qui lui arrivait, elle ne comprenait plus rien.

— Pardon ! geignit-il. J’avais pas le choix ! J’pouvais pas… j’avais pas le choix ! Pardon… pardon…

Elle aurait voulu qu’il se taise, que ça s’arrête. Ses supplications étaient presque plus terrifiantes que les menaces ou les sourires sordides. Sa voix finit par mourir et il ne sortit plus de sa bouche que des hurlements incertains et déchirants, entrecoupés de spasmes qui le secouaient tout entier.

Comme si ça avait pu mettre un terme à ce cauchemar, Hayalee allait crier à son tour, libérer l’angoisse qui gonflait dans sa poitrine, quand le garçon ferma les yeux. Tout cessa.

Le racheté se tut puis s’effondra sur le côté, inerte.

La respiration saccadée, Hayalee resta immobile, le regard prisonnier du corps étendu dans les feuilles mortes. Le garçon, lui, s’affaissa et prit appui sur ses genoux en inspirant profondément.

Avec des gestes lents, Hayalee approcha. Le silence qui planait à nouveau sous les arbres était assourdissant.

— Il… il est mort ? s’entendit-elle souffler d’une voix rauque.

Le garçon releva la tête, se redressa et répondit :

— Non, mais il risque de mettre un moment avant de se réveiller.

Il marqua une pause et essuya le filet de sang qui coulait sur sa gorge. Le racheté l’avait menacé avec une telle insistance que la lame avait entamé sa chair. Hayalee réalisa que les larmes lui étaient montées aux yeux. Il paraissait ébranlé, en fin de compte, ce qui n’avait rien de surprenant.

Elle ne put s’empêcher de continuer à le dévisager, partagée entre choc et curiosité. Avec ses joues rondes, ses taches de rousseur qui couraient sur son petit nez en trompette et ses prunelles claires, il ressemblait à un angelot. Mais un angelot à la mine revêche, à demi dissimulée sous ses cheveux en pagaille.

— On ferait mieux de pas traîner, dit-il. Avec tout ce boucan, les soldats vont pas tarder à rappliquer.

Il passa une main sur sa tête, y décrocha une feuille morte sans prendre la peine de repousser les cheveux qui lui tombaient devant la figure et scruta la pente qu’ils avaient dégringolée.

— Ce serait beaucoup trop dangereux de retourner en ville, marmonna-t-il, pensif. Le mieux c’est de foutre directement le camp.

Il grimaça :

— Iltaïr va pas aimer.

Toujours absorbé par ses réflexions, il tourna sur lui-même comme s’il cherchait à se repérer. Une magnifique plume blanche aux reflets irisés virevoltait contre sa hanche, accrochée à sa ceinture, près d’un petit étui à couteau.

— D’accord, souffla-t-il. L’est est par là, et on est au sud de la ville, donc si on avance dans cette direction on devrait tomber sur le fleuve.

Il mit aussitôt cap vers le fleuve, mais Hayalee ne bougea pas d’un pouce. S’apercevant qu’elle ne le suivait pas, il se retourna.

— T’attends quoi ? La tombée de la nuit ?

Hayalee ne rétorqua pas. D’abord ce racheté qui tentait de l’assassiner – ou de l’enlever ? – pour d’obscures raisons avant d’être terrassé par une inexplicable crise de démence, et maintenant ce garçon sorti de nulle part qui s’attendait à ce qu’elle le suive comme si de rien était.

— T’es qui au juste ? lâcha-t-elle, avec plus de stupeur que d’agressivité.

Il se balança d’un pied sur l’autre en jetant des coups d’œil répétés aux alentours, partagé entre nervosité et agacement.

— Je m’appelle Saru.

— Ça m’avance pas vraiment.

Il soupira.

— Super. Écoute, euh… ?

— Hayalee.

— Hayalee, répéta-t-il en la regarda droit dans les yeux, on n’a pas le temps de discuter là. Vraiment pas.

— Mais faut que je te suive ?

Il y eut un instant de silence.

— D’accord, dit-il, t’as qu’à me suivre en discutant, ça te va ? On parle autant que tu veux, mais faut absolument qu’on bouge.

Hayalee se mordilla la lèvre. Ludwig lui avait dit de ne pas bouger de l’église. Des craquements et des éclats de voix leur parvinrent alors, par-delà la pente qu’ils avaient dévalée. Sûrement les soldats. Hayalee cessa de tergiverser. Elle rejoignit le garçon en trois enjambées et ils s’empressèrent de filer.

Suivant les sentiers tracés par les animaux, ils avalèrent la distance sans cesser de surveiller leurs arrières.

— Tu crois qu’ils nous suivent ? osa Hayalee lorsqu’elle jugea qu’ils s’étaient suffisamment éloignés pour parler.

— Ils vont se mettre à nous pister, c’est certain. Faut prendre autant d’avance que possible.

Hayalee dut allonger ses foulées pour suivre le rythme qu’il leur imposait.

— Pourquoi tu m’aides ?

Savait-il qu’elle était recherchée ? Certainement. Dans le cas contraire, il n’aurait aucune raison de l’inciter à fuir les soldats.

— Peut-être… parce que t’as besoin d’aide ? suggéra-t-il.

Hayalee fronça le nez. Ce garçon n’était pas net. Il avait beau lui avoir sauvé la vie, elle n’était pas sûre de pouvoir lui faire confiance. Et s’il essayait de l’attirer dans un traquenard ? Ils finirent par quitter le sentier. Ce dernier continuait vers le sud et Saru semblait vouloir les emmener à l’est. Ils durent se tracer un chemin parmi les fougères et les arbustes qui s’épanouissaient entre les grands feuillus et les pins. La végétation s’évanouit pour laisser place au canal – un de ceux qui détournaient l’eau du fleuve Kiln pour l’acheminer jusqu’à Karakha.

— Parfait, murmura Saru.

Restant sous le couvert des arbres, il suivit la ligne que traçait le canal en remontant le cours d’eau.

— On descend pas sur la berge ? remarqua Hayalee, qui ne comprenait pas pourquoi ils s’obstinaient à piétiner au milieu de la végétation quand ils pouvaient marcher sur la berge dégagée du canal.

— Nan, on serait trop facilement repérable du ciel. Mieux vaut rester sous les arbres.

— Et on va où comme ça ?

En allant dans cette direction, ils ne feraient que se heurter au fleuve. Hayalee ne voyait pas où cela les mènerait. Mieux valait profiter de l’abri que leur offraient les arbres pour contourner les soldats qu’ils avaient attirés à l’église et ré-émerger plus loin dans la ville, là où on ne les attendait pas.

— Je connais un refuge, lança le garçon, caché dans les bois, à environ deux heures de marche. Il faut juste traverser le fleuve.

— Pour traverser le fleuve, il faut obligatoirement passer par les ponts, lui fit remarquer Hayalee, et ils sont tous surveillés par les soldats.

— C’est là que tu te trompes. Il y a d’autres chemins qui permettent d’entrer et sortir de Karakha, des tunnels qui passent sous le fleuve, voire même dans la falaise ; de très vieux passages que les soldats connaissent pas.

Hayalee en fut si stupéfaite qu’elle se prit une branche de pin dans le nez.

— En principe, il y en a un à la rencontre du canal et du fleuve, poursuivit-il. En espérant que j’arrive à trouver l’entrée.

— D’accord… souffla Hayalee, sans cacher sa perplexité.

Elle chassa vite cette histoire de passages secrets de ses pensées. Qu’ils existent ou non, Hayalee n’avait aucune intention de partir se terrer dans les bois. Pas avant d’avoir pu parler à Mylina.

— Euh… Saru.

Elle pressa le pas pour essayer de se mettre à sa hauteur, mais les troncs et les buissons entre lesquels ils slalomaient permettaient difficilement de marcher côte à côte.

— C’est gentil d’essayer de m’aider, mais ce qui m’aiderait vraiment c’est de retrouver ma sœur.

Il la lorgna du coin de l’œil, sans daigner ralentir l’allure.

— Elle travaille au Palais de Justice, insista Hayalee, comme apprentie. Si je lui explique ce qui s’est passé, je suis sûre qu’elle trouvera un moyen de m’innocenter ou…

T’innocenter ?

Il semblait prêt à éclater de rire, comme si Hayalee venait de proférer la pire des énormités.

— Laisse tomber, dit-il. À moins d’être la Grande Conseillère en personne, ta sœur peut rien pour toi. Les soldats exécuteront la sentence sans te faire la grâce d’un procès, crois-moi.

Cette affirmation souleva autant de panique que d’indignation et de colère.

— Mais j’ai rien fait !

Hayalee s’arrêta au milieu des bois et le garçon dut en faire autant. Debout face à elle, il la dévisagea avec un mélange de stupeur et de pitié.

— Wouah… alors t’as vraiment aucune idée de ce qui t’arrive ? Tu sais pas pourquoi les soldats te courent après ?

— C’est parce que… j’ai voulu les empêcher de s’en prendre à un réprouvé, dit-elle, avec plus d’espoir que de conviction.

Saru la fixa sans ciller, sans plus sourire ou grimacer, et cette gravité la terrifia plus encore que tous les soldats du pays. La conclusion tomba comme un couperet :

— Tu sais pas ce que t’es.

L’estomac d’Hayalee se contracta, sa gorge se noua et son cœur chavira. Elle ouvrit la bouche, pas pour parler mais pour respirer ; avaler l’air qui lui manquait. La phrase tourna en boucle dans son esprit, rebondit partout dans sa tête.

Qu’était-elle ?

Elle n’eut pas l’opportunité de poser la question. Il y eut un discret déclic et quelque chose – une pierre ? une branche ? – la frappa à l’arrière de la cuisse. Elle lâcha un petit cri, se raidit sous l’impact et tomba en avant. La douleur amplifia, éclata dans toute sa cuisse et Hayalee comprit qu’il ne pouvait pas s’agir d’un simple coup de bâton. Elle se tordit le cou et découvrit l’empennage d’une fléchette qui dépassait de sa jambe. Le sang déserta son cerveau d’un coup et des taches noires fleurirent devant ses yeux. Un hurlement s’échappa de sa gorge.

Un instant, elle ne vit plus rien ; n’entendit plus rien hormis les battements anarchiques de son cœur ; ne sentit plus rien en dehors de la douleur qui pulsait dans sa cuisse et lui montait à la tête. Les images revinrent, floues, vacillantes. Le visage terrifié de Saru, tout près d’elle.

Les sensations revinrent. Les bras qui la retenaient, essayaient de la redresser.

Les sons revinrent. Une voix qui hurlait. Criait à ses oreilles, d’abord lointaine, puis proche.

...ve-toidebout ! Debout bon sang ! J’peux pas te porter, lève-toi !

Revenant brutalement à elle, Hayalee prit conscience de la situation.

On lui avait tiré dessus.

On leur tirait dessus.

Elle replia sa jambe valide et poussa tout en s’agrippant à Saru. La douleur redoubla d’intensité lorsqu’elle se retrouva à la verticale et elle faillit s’effondrer à nouveau, mais le garçon la tint fermement, lui soufflant des encouragements. Il lui fit passer un bras autour de ses épaules et la traîna en avant. Elle dut bouger sa jambe meurtrie, faire fonctionner ses muscles, s’appuyer sur son pied. Elle en hurla, pleura.

— J’peux pas ! J’peux pas j’peux pas !

Saru la força à marcher, la portant à moitié.

— Si tu peux ! Les soldats sont là, si tu bouges pas on est morts !

Gémissant, sanglotant, Hayalee serra les dents et fit de son mieux pour se concentrer sur ses pas. Ignorer la douleur qui l’aveuglait. La forêt n’était plus qu’une toile couverte de taches vertes et brunes qui dansaient devant ses yeux. Le monde tanguait sous ses pieds.

— Merde merde merde !

Saru jetait des coups d’œil frénétiques derrière eux. Les bois craquaient, bruissaient, frémissaient dans leur sillage. Hayalee clopinait aussi vite que possible. La douleur perdait en intensité, mais se diffusait. Coulait dans ses veines. Sa jambe lui donnait l’impression de s’alourdir à chaque pas, ses muscles de s’engourdir. Bientôt, son cœur se mit à palpiter de façon irrégulière, respirer devint plus que laborieux et un voile cotonneux enveloppa son esprit.

— Ça… ça va pas. Je me sens bizarre, s’entendit-elle dire.

— Merde ! Ça doit être une de leur fléchette empoisonnées. Tiens le coup !

Du poison ?

Du poison.

Elle allait mourir, c’était certain. Ça lui faisait mal, l’écorchait de l’intérieur, la glaçait. Elle sentit l’engourdissement gagner son dos, sa poitrine, lui picoter la nuque, s’étendre sur ses épaules…. et elle se sentit chauffer.

Son cœur, son cerveau, ses bras, ses jambes… tout son corps se mit à chauffer furieusement, comme s’il refusait de se laisser endormir par le froid. La marmite se remettait à bouillir. Mais Hayalee perdait déjà pied avec la réalité.

Les vertiges qui la saisissaient étaient si violents qu’elle comprit avoir basculé au moment où son menton toucha le sol. Une main se referma sur son épaule et la retourna, causant un élancement lointain dans sa jambe. Le garçon apparut au-dessus d’elle. Ses traits étaient flous, déformés. Les sons sortaient de sa bouche avec un temps de retard.

C’est pas le moment de défaillir ! Reste avec moi !

Le sol frémit, des cris éclatèrent. Saru se redressa et des silhouettes noires envahirent le bois. Leur image se mouvait au ralenti, se démultipliait. Elles hurlaient des mots qu’Hayalee ne comprenait pas. Une des silhouettes envoya son bras dans la figure de Saru. Il s’effondra sans un bruit et disparut de son champ de vision. Hayalee avait l’impression d’être coupée du monde. Prisonnière de son corps gourd et endolori, noyée dans sa coquille sous un trop-plein de terreur.

Un trop-plein de chaleur.

La fièvre était trop forte. Plus forte que face aux veilleurs, plus forte qu’elle ne l’avait jamais été auparavant. Et elle n’arrêtait pas de monter, poussée par le poison, alimentée par l’effroi. Hayalee ne pourrait bientôt plus la contenir.

Les silhouettes se tournèrent vers elle, difformes, cauchemardesques. Dans un effort surhumain, elle se hissa sur un coude, puis l’autre ; poussa sur son pied pour fuir. Sa tête rencontra une surface dure. Elle continua à pousser pour se redresser et se ratatinant contre l’obstacle.

Elle est encore consciente ! Elle bouge encore !

Une silhouette vint se dresser au-dessus d’elle. Hayalee distingua son visage, vit ses yeux s’écarquiller. Elle vit l’épée se brandir et alors, tout ce qu’elle retenait à l’intérieur déborda.

La chaleur se déversa, ses forces la quittèrent et ses émotions s’étiolèrent. Elle entendit des voix hurler, vit les flammes tourbillonner devant elle. S’étirer, monter, se répandre, transformant les nuances de vert et brun en rouge et ocre.

Les silhouettes noires disparurent et il ne resta plus que le feu. Juste le feu et Hayalee.

Une douleur aiguë pulsa sous son crâne. Elle glissa sur le côté, la joue dans un tapis de feuilles incandescentes. Elle se sentait vidée, incapable de remuer, tout juste de respirer. L’odeur de la fumée emplissait ses narines. Les cendres virevoltaient au coin de son œil. Est-ce que le feu allait la dévorer ?

Ça n’était pas si mal. Elle se sentait mieux comme ça. Elle n’avait plus mal, plus peur. Elle allait se laisser engloutir par le noir quand le sol frémit sous son corps. Elle battit des cils et crut voir une forme obscure se détacher du brasier. Grandir et l’envelopper.

N’aie pas peur, ça va aller.

Ces mots…

« N’aie pas peur »

Elle cilla encore. Deux prunelles noires la fixaient au milieu du brouillard.

Accroche-toi.

« Viens »

Cette présence. Cette chaleur.

Je ne te ferai pas de mal.

« Le feu ne peut pas te faire de mal »

Papa ?

Elle ferma les yeux et sombra.

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MrOriendo
Posté le 15/02/2023
Hello Neila,

Encore un bon chapitre, on en apprend davantage sur Saru mais il reste mystérieux pour le moment. Il devient clair qu'Hayalee n'est pas une personne comme les autres, elle possède une affinité avec le feu et la capacité de conjurer des vagues de flammes. Intéressant. L'embuscade dans les bois et l'affrontement avec les soldats à la fin sont bien relatés, la montée progressive de la chaleur qui suit les émotions et la terreur d'Hayalee...
Une question cependant, pourquoi pense-t-elle spontanément à son père au moment de s'évanouir alors qu'elle ne l'a jamais connu ?

Quelques remarques :

- "Le garçon se contentait de fixer le, parfaitement stoïque" --> il manque un mot avant la virgule ^^

- "ses taches de rousseurs qui courraient" --> rousseur, couraient

- "prêt d’un petit étui à couteau." --> près

- "Elle rejoignit le garçon en trois enjambés" --> enjambées

- "Mieux valait profiter de l’abri que leur offrait les arbres" --> offraient

- "à environs deux heures de marche." --> environ

- "je suis sûre qu’elle trouva un moyen de m’innocenter" --> trouvera

- "Elle lâcha un petit cris" --> cri

- "une de leur fléchette empoisonnée" --> leurs fléchettes empoisonnées
Neila
Posté le 16/02/2023
Encore un chapitre plein de fautes, mdr. Heureusement que t’as l’œil.
Mais merci !
Eh oui, du feu. Moi aussi j’aime faire cramer des trucs. :p

Pourquoi est-ce qu’elle pense à son père, c’est une question légitime. Y a plusieurs raisons à ça, mais… j’aime autant laisser aux lecteurs l’opportunité de comprendre par eux-même. Quand les éléments seront là. Pour l’instant, il manque encore les pièces du puzzle, va falloir être patient. ^^’
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