3) La fuite

L'été s'annonçait long...

D'habitude, cette saison était synonyme de liberté, de vacances, de sorties à la plage et de longues soirées entre amis, à manger des pizzas devant une console de jeux vidéo. J'adorais l'été, autrefois.

Mais quelque chose avait changé. Mon grand-père maternel était mort, le dernier membre de ma famille qui me comprenait vraiment et ne m'avait jamais sous-estimée. J'avais donc un cruel manque de personne à qui me confier en étant sûre d'être comprise. Bien sûr, on m'avait proposé d'aller voir un psy, ma mère en première ligne. Comme si elle espérait que ma vision du monde pouvait être "réparée". Comme si ma personnalité n'était qu'un mauvais rhume à soigner. Chaque fois qu'elle remettait ses histoires de psy sur le tapis, je la détestais. Et pourtant, je savais qu'elle voulait bien faire. Mais elle était impuissante, et elle refusait de l'admettre. Alors elle déblatérait encore et toujours sur des moyens de me "soigner", de "m'intégrer", de "me motiver".

Mais je n'étais pas "cassée". J'étais une personne intelligente, capable d'empathie, progressiste, sociable, et je pouvais être la meilleure amie que quiconque ait jamais eu, si tant est que quiconque le mérite. Heureusement, Antoine Rodriguez ne m'avait jamais fait défaut. J'étais à la fois admirative et jalouse de sa manière de traverser ce merdier qu'était la vie, en gardant le sourire et en passant pour une personne brillante. Il savait aussi bien que moi qu'il y avait trop de choses inacceptables en ce monde... Mais lui, il parvenait à le mettre de côté et à mener sa vie en dormant sur ses deux oreilles.

De mon côté, je n'arrivais pas à dormir. Il était trois heures du matin, j'étais allongée dans mon lit, regardant une série médiocre sur mon téléphone. J'aurais tout fait pour détourner mon cerveau de son besoin chronique de faire tourner en boucle mes angoisses. Mais parfois, ça ne suffisait pas. J'éteignis alors mon téléphone et me levais en position assise sur mon lit, passant mes mains dans mes trop longs cheveux, toujours emmêlés, incoiffables, comme un enchevêtrement de fils de cuivre. Cependant, je me refusais à les couper. Plus ma crinière était épaisse, moins l'on remarquait mon visage. Et cela me convenait parfaitement. Je trouvais mon nez trop gros, mes sourcils trop épais, mon visage trop rond, et mes yeux trop marqués par mes insomnies.

Je tendis la main vers l'injecteur que m'avait donné Lindermark, qui n'avait jamais quitté ma table de nuit depuis ce fameux jour. Pour la énième fois, j'en agitais le contenu : une matière quelque part entre le sable et le liquide, argentée, aux reflets complexes, y tournoyait tranquillement. Et même lorsque je n'y touchais pas, son contenu semblait être en perpétuel mouvement.

Pour éviter de réfléchir, j'enfilais mon casque sur mes oreilles et lançais le dernier album de mon groupe préféré : Porcupine Tree...

Vers neuf heures du matin, quelqu'un frappa à ma porte. J'avais à peine somnolé entre deux morceaux de musique. Distraire son cerveau de ses pensées angoissantes tout en essayant de s'endormir, était l'un des exercices les plus difficile au monde.

Je me levais de mon lit, et en voyant la poignée de ma porte commencer à tourner, j'y flanquais un grand coup de pied.

— Les gens bien éduqués attendent d'avoir l'autorisation d'entrer ! hurlais-je, de mauvaise humeur. Tu serais moins bien éduquée que ta propre fille ?!

— Liliane, chérie... tu veux bien venir sur la terrasse ?

Je retirais mon pied de la porte sans rien dire, serrant les poings, comment pouvait-elle prétendre être soucieuse de mon bien-être, tout en faisant autant d'effort pour m'énerver ?

Je pris quelques minutes pour me calmer, respirer, me doucher... m'épiler ? Au diable. Je détestais ça, et je ne comptais pas montrer mes jambes à qui que ce soit aujourd'hui. Tentant d'oublier mon coup de sang, je m'habillais rapidement, un jean large et un t-shirt délavé feraient parfaitement l'affaire. Je me rendis ensuite dans le jardin, où m'attendait ma mère. Elle était occupée à planter de la menthe.

— Bonjour ma ché-

— Qu'est-ce que tu veux ? coupais-je.

— Hé bien, je voulais que pour une fois on prenne le petit-déjeuner ensemble, d'habitude tu te lèves à des heures pas possibles.

— Oh, vraiment ? Je me lève à des heures pas possibles ? Tu m'en vois désolée... commençais-je avec amertume. Et puisque tu sembles avoir la formule magique du parfait petit sommeil de vingt-et-une heure à sept heure trente, j'aimerais que tu la partages avec moi. Histoire que je ne sois pas obligée de me rendre folle à essayer de dormir sans y arriver ! m'écriais-je soudainement. Ah, désolée d'être une de ces feignasses d'adolescentes qui ont des troubles du sommeil ! Et la meilleure solution c'est bien évidemment de me faire culpabiliser ! Tu m'énerves à toujours ignorer ce qui t'arranges ! Si j'étais en fauteuil roulant, tu serais prête à me reprocher de pas me lever pour t'aider à faire la vaisselle !

Pourtant je le savais, je savais que s'énerver dans une discussion revenait à donner raison à son interlocuteur, en faveur du de l'argument : "tu dis ça sous le coup de la colère, tu n'es pas raisonnable". Je souhaite que tous ceux qui ont un jour utilisé ce biais dans une conversation, brûlent en enfer.

— D'accord, n'en parlons plus, céda ma mère avec un ton de voix insupportable, celui que prennent les gens qui ont l'impression d'être les seules personnes raisonnables de la conversation. Je ne comprends pas pourquoi tu te mets en colère... Je voulais juste de tes nouvelles, tu ne m'as toujours pas dit comment était ta rencontre avec madame Lindermark, ça s'est bien passé ?

— Tout s'est bien passé, il y a des chances que je retourne au lycée à la rentrée, dis-je, puisque c'était ce qu'elle avait envie d'entendre. Je ne veux pas de petit déjeuner, et ne m'attends pas pour le déjeuner, je mange chez Antoine !

Je fonçais dans ma chambre, remplissais un vieux sac de diverses affaires, y ajoutant même le fameux injecteur. Puis j'enfilais mon casque audio, lançais ma playlist habituelle et m'élançait vers la sortie.

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