Je frappais un peu nerveusement à la porte de la famille Rodriguez, mon sac en bandoulière sur l'épaule, dans lequel je venais tout juste de ranger mes écouteurs. Évidemment, j'avais menti à ma mère, je ne savais même pas si Antoine était chez lui. Mais si je n'étais pas partie, les choses se seraient mal terminées. Soudain, j'entendis des bruits de pas, étouffés par de grands chaussons. La porte s'ouvrit, et madame Rodriguez m'accueillit avec un grand sourire.
— Ma petite Lili ! Comment tu vas ? demanda-t-elle avec son accent des îles. Antoine est dans sa chambre, tu restes pour manger j'espère ?
— Ah, heu, ça va madame, merci beaucoup, répondis-je avec un petit sourire sincère. Désolée de vous déranger.
— Mais tu nous déranges pas du tout ! En plus tu as marché une bonne demi-heure sous le soleil, on est en plein été ! déclara-t-elle avant de tourner la tête vers le couloir à sa droite et de hurler : Antoine ! Viens accueillir Lili !
Je restais coite. Madame Rodriguez avait toujours été, à mon égard, d'une bienveillance que je n'avais pourtant rien fait pour mériter.
— Entre Lili, entre, il fait frais à l'intérieur, m'invita-t-elle. (Elle fit un geste à Antoine qui venait d'arriver) Sers lui à boire ! Tu vois bien qu'elle a chaud !
Je suivis alors mon ami jusqu'à la cuisine avec un petit sourire amusé, qu'il partagea avec moi. Il savait bien que sa mère était ainsi, et il l'appréciait tout autant que moi. Une fois devant le frigo, il me tendit son poing fermé :
— Yo Lili, ça va ?
Je frappais son poing tendu avec le mien. Nous avions depuis longtemps convenu qu'une poignée de main classique était trop formelle et que se faire la bise était trop gênant.
— Yo, ça va, ça va... désolée, je tape l'incruste, répondis-je.
— Nan, t'inquiète, j'étais en train de tester un nouveau jeu de baston, fit-il en me tendant une canette de thé glacé. Tu viens, on teste le mode versus ?
— Je te rejoins tout de suite ! m'exclamais-je, prenant le temps de vider à grandes gorgées ma boisson bien fraîche.
Je détestais avoir trop chaud, mais j'adorais être chez Antoine, pour l'air conditionné, entre autres. Je jetais ma canette dans le recycleur universel automatique prévu à cet effet, encore une des technologies de la fondation Lindermark, et passais par le salon pour saluer le père d'Antoine. C'était un bonhomme tout à fait sympathique, pas très bavard mais généreux, et absolument redoutable dans tout ce qui était scrabble, mots croisés et sudoku.
— Ah Lili, ça va ? me lança-t-il sans quitter son match de rugby des yeux. Tu veux voir le match ?
— Non merci monsieur, je vais jouer avec Antoine.
— Ah, amusez-vous bien, tu restes manger, dit-il, plus comme une invitation que comme une question.
— Avec plaisir, répondis-je en le saluant d'un geste de la main, me dirigeant vers le couloir.
Une fois devant la porte entrouverte de la chambre d'Antoine, j'entrais en la refermant derrière moi.
— Je pose mon sac où ? demandais-je aussitôt.
— N'importe, c'est le bordel partout, répondit-il, à juste titre.
Je balançais mon sac sur le sol et vins m'asseoir sur un pouf face à son écran de télé, qui faisait tourner le fameux jeu dont il m'avait parlé.
— C'est quoi ça ? Pas encore un jeu à combo j'espère, demandais-je.
— Nan, c'est un jeu à zoning, les contrôles sont simples mais les parties s'enchaînent vite et les combats sont ultra techniques !
— Pile c'que j'aime ! déclarais-je en attrapant une manette.
Tout en jouant, nous entamions la même discussion qu'à chaque fois que je venais à l'improviste :
— Ta mère qui te tape sur les nerfs ?
— Ouais, et maladivement convaincue que c'est moi qui dois faire des efforts ! grimaçais-je en jouant plus agressivement.
— Franchement, tu devrais lui lâcher du lest, prendre sur toi et lui faire plaisir, pour qu'elle voit que t'essaie de faire des efforts ! déclara-t-il en passant à l'assaut à son tour.
— Des efforts ? J'en fais déjà assez comme ça ! Et si j'en fais davantage, elle va simplement croire que si je le faisais pas avant, c'était par flemme, répondis-je en grimaçant de plus belle.
La partie se termina sur la victoire d'Antoine. Rien d'étonnant, vu qu'il avait commencé à prendre le jeu en mains avant moi. Mon ami se tourna alors vers moi avec un drôle de sourire :
— Quand t'étais au collège, et même au lycée, on t'appelait le porc-épic, et pas que pour tes cheveux ! taquina-t-il. Je vois que ça t'est resté ! Je suis sûr que t'étais déjà énervée parce que t'avais passé une nuit de merde, et qu'elle t'a foutu en rogne en une seule phrase.
— C'est compliqué... soupirais-je, peu surprise qu'il devine aussi bien ce qu'il s'était passé. Elle donne l'air de se faire du souci pour moi, mais dans les faits, elle fournit des efforts prodigieux pour appuyer là où ça me fait mal. Et je produis des efforts considérables pour éviter de penser qu'elle le fait exprès.
— Ouais, en gros elle essaie de soigner tes plaies en y versant de l'huile bouillante ? résuma Antoine.
— Ouais, t'es rarement tombé aussi juste, concédais-je.
Il laissa le jeu tourner sur la sélection des personnages et posa sa manette par terre.
— Au fait, tu retournes au lycée à la rentrée ? Dis "oui", déconne pas !
Je soupirais profondément et posais moi aussi ma manette.
— J'ai dit à ma mère que j'y retournais probablement... mais c'était surtout pour qu'elle me lâche la grappe ! J'hésite encore, confessais-je.
— Bon, écoute Lili, et regarde bien ! déclara-t-il en se levant.
Il s'approcha alors de la grande ardoise accrochée à son mur, sur laquelle il adorait réviser ses formules de math et de physique-chimie. Il effaça tout ce qui s'y trouvait et dessina ce qui me semblait être un océan, vu de profil.
— Pourquoi avec un feutre marron ? T'as plus de bleu ? m'enquis-je.
— Nan, c'est parce que l'océan représente la vie !
— Et que la vie c'est de la merde, répondis-je aussitôt en levant le doigt.
— T'as tout compris ! Maintenant, regarde ça !
Il dessina alors un joli petit bateau, à la coque bleue et aux voiles blanches, il ajouta même un petit pavillon représentant le logo de son éditeur de jeux vidéo préféré, ce qui m'amusa. Il dessina ensuite une silhouette grossière sur le bateau.
— Et ça, c'est moi ! déclara-t-il. (Après réflexion, il ajouta une bulle autour de la tête de la silhouette) Voilà, c'est mieux, dit-il.
— C'est un genre de scaphandre ? demandais-je.
— Ouais, pour pas sentir l'odeur de la merde ! Et si y en a qui s'infiltre dans mon bateau, je la rebalance par-dessus bord, sans me prendre la tête !
Comme pour conclure sa métaphore, il fit claquer le capuchon de son feutre en le refermant, puis se tourna vers moi en prenant un air un peu plus sérieux :
— Lili, tu nages trop dans la merde... il te faut un putain de bateau ! conclut-il.
Je souriais. Il avait toujours les mots justes, il comprenait toujours tout très vite, sans avoir besoin de s'encombrer l'esprit. Il trouvait systématiquement une solution.
— Attends ! m'exclamais-je alors, fouillant dans mon sac pour en sortir l'injecteur. Peut-être que c'est ça, mon bateau ! Mais... j'hésite, ça me fait un peu flipper.
Il s'approcha pour examiner l'injecteur de plus près, le regardant sous tous les angles, le prenant même entre ses mains pour agiter le contenu et l'observer à travers la lumière d'une ampoule.
— Oh, j'ai une idée ! J'suis pas sûr, mais ça pourrait nous apprendre des trucs ! déclara-t-il en fouillant dans son bordel.
À ma grande surprise, il trouva très vite ce qu'il cherchait : une sorte de mini caméra avec plusieurs optiques encastrées les unes dans les autres.
— J'ai eu ce truc pour mon anniversaire, c'est un microscope numérique ! expliqua-t-il.
Il brancha l'étrange gadget sur son ordinateur, puis une image floue s'afficha dans une fenêtre, il l'agrandit en plein écran, puis plaça l'injecteur sous son microscope, faisant de son mieux pour faire le point en tournant les optiques.
— Putain... souffla-t-il. Regarde ça, regarde ça !
Je m'approchais de l'écran et écarquillait les yeux. Dans une sorte de soluté, nageaient en cercles de minuscules formes étranges.
— C'est quoi ces trucs ? soufflais-je, abasourdie. Des bactéries ?
Antoine tenta de zoomer davantage, s'arrêtant à la limite de ce qu'il pouvait obtenir en conservant une image nette.
— Regarde, Lili... c'est pas des organismes unicellulaires... c'est des robots, des machines de la taille d'une molécule ! Des nanomachines ! Ou pour faire plus court, des "nanites" ! s'exclama-t-il avec enthousiasme.
— Chut ! lui intimais-je en jetant un œil vers la porte de sa chambre, si ta mère nous attrape avec un injecteur entre les mains, elle va penser qu'on se drogue ou j'sais pas quoi !
— Ouais, t'as raison... fit-il à voix basse. Emily Lindermark compte augmenter les capacités de ton corps en améliorant ton organisme grâce à des nanites. Ça tient de la science-fiction, mais vu qu'elle est elle-même augmentée technologiquement, c'est pas impossible...
Je pris l'injecteur entre mes mains, considérant ce qui s'y trouvait avec un mélange de crainte et de fascination.
— Est-ce que je pourrais faire des trucs comme... dormir sur commande ? Et mieux maîtriser mes émotions ? demandais-je avec des étoiles dans les yeux.
— Ce serait le minimum, me répondit Antoine en tournoyant sur la chaise de son bureau. Et ça expliquerait pourquoi Emily Lindermark est toujours parfaitement calme dans toutes les émissions de télé auxquelles elle participe. Elle ne tombe jamais dans les questions pièges des journalistes et des polémistes, et elle a accompli des missions de diplomatie qu'on pensait impossibles...
— Tu veux dire qu'elle à ce truc dans le sang elle aussi ? demandais-je en haussant un sourcil.
— Clairement ! Et d'ailleurs... attend !
Ce disant, il se remit à fouiller dans le fatras de sa chambre, allant chercher des magazines sous son lit.
— T'es sérieux...? soupirais-je, roulant des yeux.
— Quoi ?! Il y a des articles très intéressants dans FHM et Playboy ! défendit-il. Mais observe plutôt ce qu'a fait la légendaire Emily Lindermark pour lever des fonds, afin de construire des machines donnant accès à l'eau potable aux pays qui en avaient le plus besoin !
Ce disant, il déplia un calendrier de l'année en cours. Plusieurs célébrités insoupçonnées, dont Améthyste, la DJ mondialement connue, ou Hélène, la championne olympique de judo, avaient posé nues pour chaque mois de l'année. Mais Antoine attira particulièrement mon attention sur le mois de juillet. Je rougissais en détaillant la photo. J'avais rencontré cette personne ; on s'était même affrontées et elle m'avait paru si sage et si sérieuse. Cela me troublait de la voir ainsi, lascivement allongée sur le côté dans le sable d'une plage, un maigre flacon d'huile de massage cachant son entrejambe, une boisson d'un bleu azur remplie de glaçons cachant le téton de son sein gauche, tandis que le droit peinait à se cacher derrière la paille qu'elle tenait entre ses lèvres avec une troublante sensualité.
— Lili, redescend, m'appela Antoine en claquant des doigts sous mon nez. Moi aussi ça me fait le même effet, mais là j'aimerais que tu te concentres sur la zone de son cœur. Et sache que ce magazine se vante de ne pas retoucher les photos de ses modèles.
Je me concentrais alors, et remarquais qu'à la base de son sein gauche, se trouvait un tatouage plutôt mignon ; une clef de sol à laquelle on avait rallongée la queue et ajoutée deux petites oreilles, figurant ainsi un chat.
— D'accord, et où tu veux en venir ? demandais-je en essayant de chasser le rouge qui m'était monté aux joues. Quel est le rapport, je veux dire ? À part le fait qu'elle soit musicienne.
— Souviens-toi de ce qu'elle t'a dit au laser-game ! Elle a appelé sa capacité Cool Cat ! C'est une référence à une chanson de son groupe préféré, Queen ! Et elle a aussi dit qu'elle voulait te faire la même proposition qui lui avait été faite à l'époque ! Je pense que son tatouage est une sorte de carte-mère qui coordonne les nanites dans son organisme !
— Ou alors elle s'est faite tatouer pour fêter son nouveau pouvoir, complétais-je, peu convaincue.
— Attend, attend ! me lança Antoine en sortant une tablette tactile de son bureau. C'est l'écran avec la plus haute résolution que je possède. Maintenant, jette un œil à la version numérique de la photo, si je zoome à mort sur son tatouage...
Je me penchais sur la tablette en plissant les yeux, puis un doute me prit. Le tatouage était parfait, net, il ne semblait pas être composé d'encre, qui se serait fatalement diluée dans la peau au fil des années. Il était comme neuf, mais aucune rougeur ne semblait indiquer qu'il avait été refait récemment. Je jetais alors un œil au contenu de l'injecteur, puis au tatouage...
— Passe-moi mon casque ! ordonnais-je à Antoine.
Il fouilla rapidement mon sac et m'envoya mon casque audio. Je le plaçais sur mes oreilles et relançais ma playlist habituelle. Puis je donnais l'injecteur à mon ami et lui tournais le dos.
— Le miens sera à l'opposé du sien ! décidais-je. Injecte-moi les nanites dans l'omoplate gauche, demandais-je.
— Je vois... Lindermark a le sien devant son cœur, et toi tu l'auras derrière... remarqua Antoine.
Il s'approcha alors de mon dos, j'écartais ma tignasse pour lui laisser le champ libre, puis il plaqua l'appareil contre mon T-shirt. Nous savions tout deux que ce truc pouvait largement injecter son contenu même à travers une combinaison de ski. Dans mes écouteurs se jouait la chanson "Trains" de mon groupe préféré.
— T'es sûre Lili ? demanda-t-il.
— Sûre et certaine ! Ce sera mon bateau ! Et je le baptise... Porcupine Tree !
J'entendisalors le bruit caractéristique du piston à air comprimé de l'injecteur.