Les guerriers nomades avaient chargé les premiers, après l’arrivée des wyvernes, électrisés par l’idée du combat, par la peur, ou bien par leur volonté si puissante de défendre leur terre. Leurs chevaux percutèrent la cavalerie de l’empire de plein fouet. Il y eut des cris, provenant des hommes comme des montures, alors que les premières lignes étaient balayées par le choc. Les wyvernes fondaient régulièrement à terre, fauchant des soldats au passage, sans opérer de distinction entre les Nomades et leurs renforts de Cardiban. Elles étaient vaillamment repoussées par les chevaliers-griffon royaux et par les archers nomades, qui faisaient des ravages.
Rav’ka ne voyait rien de tout cela, mais les sons qui lui parvenaient lui vrillaient les tympans. C’était un grondement sourd, où se mêlaient hurlements de douleur, sifflement de flèches, fracas de métal, battements d’ailes et piétinements de sabots. Il rajusta la sangle de son carquois, qui débordait de flèches dans son dos. Il déglutit péniblement et risqua un regard à sa gauche, où se tenait El’vir. Les paupières mi-closes, la spirimancienne ne laissait transparaître aucune émotion visible. Pourtant, il leur faudrait bientôt plonger au cœur des combats.
— Es-tu prêt ? demanda El’vir en rouvrant les yeux.
Rav’ka, le chasseur le plus prometteur de la tribu du Cerf, était loin d’être prêt.
— Oui, répondit-il.
El’vir fit un signe de tête à l’homme qui se trouvait à leur droite. Le guerrier nomade, qui portait l’écharpe de tissu verte de leur tribu en travers de la taille, siffla l’ordre. Les lignes de guerriers nomades s’écartèrent alors pour les laisser passer. Rav’ka suivit El’vir ; il ne pouvait plus reculer désormais. Il se souvint du dernier conseil qui lui avait donné Ko’rec :
— Tout ceci n’est rien de plus qu’une chasse. Une proie, une flèche. Il suffit de viser juste.
Le conseil semblait à Rav’ka tellement superficiel désormais. Il provenait pourtant d’un chef éprouvé par les raids impériaux. Mais en quoi l’expérience de la chasse pourrait-elle aider Rav’ka à traverser une bataille rangée ?
El’vir s’arrêta entre deux guerriers de l’infanterie nomade. L’un d’eux était Ko’rec : les Chefs ne se mêlaient jamais aux assauts de cavalerie. Ils combattaient à pied, comme les plus simples des hommes.
La bannière verte du Cerf flottait au-dessus de Ko’rec, qui leur accorda à peine un regard. Cent mètres plus loin, les champs du Rònan s’infléchissaient en une pente douce. C’était là que la bataille faisait rage, dans une cuvette formée par le doux relief des steppes et par les roches des Protectrices. Rav’ka pouvait à peine distinguer les adversaires qui s’affrontaient, tant elle formait un tout confus et inextricable.
Cette fois, c’était à lui de donner le signal et de prendre l’initiative. El’vir n’était pas une guerrière ; c’était lui le chasseur. Le chasseur le plus prometteur de la tribu du Cerf.
Les brumes des Arcanes enveloppaient El’vir et sa silhouette se troublait déjà. Son regard était vif et ses marques de spirimancienne ressortaient plus que jamais sur sa peau alors qu’elle faisait appel à ses pouvoirs. Ses yeux résolus étaient rivés sur les champs.
Rav’ka aurait aimé un mot de la part de Ko’rec, mais le chef était concentré sur les combats et il aurait été malvenu de l’interpeller. Rav’ka avait une mission et devait la remplir – c’était aussi simple que cela. Il prit une inspiration et fit un pas en avant.
Posant une main sur son épaule, El’vir le suivit.
Au-dessus d’eux, le ciel était à l’orage. Rav’ka pouvait distinguer les ombres des griffons qui pourchassaient les wyvernes. Parcourir les cent mètres qui les séparaient des combats leur prit ce qui sembla à Rav’ka être une éternité. Mais lorsqu’ils se jetèrent dans la bataille, personne ne fit attention à eux. Ils avancèrent d’un pas rapide, passant sous les lances, contournant les duels, esquivant les chevaux affolés. El’vir était en transe et la brume des Arcanes s’était épaissie autour d’eux. Rav’ka n’avait pas besoin de se retourner pour vérifier que la spirimancienne le suivait : il sentait sa main sur son épaule et s’ils avaient été séparés, il serait mort à découvert. Ils évoluaient suspendus dans un entre-deux dont seuls les spirimanciens pouvaient appréhender la nature..
— Garde toujours ta cible en vue.
C’était ce que son père lui disait lorsqu’il l’entraînait au tir, mais sans qu’il ne sache pourquoi, c’est avec la voix de Ko’rec que le conseil résonna dans l’esprit de Rav’ka.
— Tu le vois ? souffla-t-il.
Sa propre voix retentit étrangement à ses oreilles. Elle aurait dû se perdre dans le vacarme de la bataille, mais elle flotta entre eux, dans l’entre-deux où ils progressaient. Rav’ka savait que la question était inutile : El’vir le préviendrait lorsqu’elle le trouverait. Mais il avait besoin de parler pour se rassurer.
Rav’ka ne sut dire combien de temps ils mirent pour traverser les combats et atteindre les lignes de l’infanterie impériale. À un moment donné, d’immenses jets de flammes zébrèrent le ciel et vinrent éclairer le sommet de leur crâne. Imperturbable, El’vir ne se troubla pas et pressa Rav’ka de la main alors qu’il ralentissait pour lever le nez vers le ciel. La foudre suivit les flammes, mais si le ciel était masqué de nuages, cette foudre-là n’avait pas une origine naturelle. Au lieu de fuser vers le sol, elle fila au-dessus d’eux, à l’horizontale, à la suite du feu. Les élémanciens de l’empire venaient d’entrer dans la bataille.
Rav’ka pouvait estimer leur position, derrière les lignes d’infanterie impériale. Le feu et la foudre fusaient de là-bas et venaient terrasser les griffons en plein vol. Rav’ka en vit chuter plus d’un ; leur pelage prenait feu et ils dégringolaient vers le sol, dans une parodie de pluie de météorites de très mauvais goût. Rav’ka accéléra le pas.
— Je le vois.
Bien qu’il ait confiance en elle, Rav’ka ne put s’empêcher de se sentir soulagé. Il se reprit bien vite : il ne devait pas se laisser déconcentrer.
— Continue tout droit, toujours vers l’ouest. Ton sabre.
Rav’ka dégaina alors que devant eux, les soldats impériaux se détachaient par grappes de leurs rangs pour se mêler aux combats.
Parfois, El’vir lui donnait un ordre et il obéissait. Il en allait de leur survie à tous les deux. Toujours en transe, elle devinait les intentions des hommes autour d’eux presque avant qu’ils ne s’exécutent. Sa prescience de spirimancienne les sauva plus d’une fois.
— Baisse-toi. Coupe à gauche.
Et Rav’ka se baissait pour éviter un coup et fauchait les hommes qui s’approchaient un peu trop près. Ils continuèrent leur progression, masqués par la brume, et traversèrent les rangs d’infanterie encore immobiles.
— C’est là. Nous n’avons pas beaucoup de temps.
Ils s’arrêtèrent. Rav’ka vit que le nez d’El’vir saignait abondamment, mais elle ne fit aucun geste pour s’essuyer. Ils ne pouvaient pas s’éloigner davantage du cœur de la bataille, au risque de se faire repérer par leur cible. Ce n’était qu’une question de temps avant qu’ils attirent l’attention, soient bousculés, ou que la transe d’El’vir se brise. Rav’ka devait agir vite.
— Sur la colline.
Rav’ka acquiesça. Il avait rengainé son sabre et encoché une flèche à son arc. Un arc robuste, fabriqué par sa mère. Une flèche longue, sûre, taillée par sa sœur aînée. Elles lui porteraient chance.
Rav’ka sentit le corps d’El’vir, qui se rapprochait derrière lui. Ses doigts s’enroulèrent autour des siens, qui eux-mêmes tenaient la poignée de l’arc et l’empennage de la flèche. El’vir ajusta légèrement la position du tir.
— Droit devant ?
— Oui. Je l’ai aligné comme convenu.
Rav’ka acquiesça de nouveau, prenant une grande inspiration. El’vir s’écarta, une main toujours sur son épaule, pour lui laisser de l’espace tout en le maintenant avec elle dans l’entre-deux où elle se tenait.
Expirant avec calme, Rav’ka fit abstraction de tout. Le bruit des combats derrière eux, déjà atténué par la spirimancie d’Elv’ir, s’évanouit totalement. L’analogie de Ko’rec prenait tout son sens désormais : cette proie était la proie la plus importante qu’il n’ait jamais chassée. Il n’avait droit qu’à un seul essai.
Rav’ka tirait à l’arc depuis qu’il savait marcher. Il se connaissait, il connaissait son défaut : ses tirs partaient toujours vers la droite. Alors il décala l’alignement ajusté par El’vir en conséquence et tira.
La flèche jaillit en avant, vers le ciel, et disparut dans les nuages.
Ils attendirent.
— C’est fait ? demanda Rav’ka.
El’vir ne répondit pas, mais sa main se détacha de son épaule. Rav’ka se retourna juste à temps pour la rattraper alors qu’elle perdait connaissance, le bas du visage couvert du sang qui se déversait de son nez. Comme il quittait l’influence de son arcanisme, il sentit tout de suite la pluie imbiber ses vêtements.
Le chasseur le plus prometteur de la tribu du Cerf avait accompli sa mission. Le temps n’était pas encore à la fierté. Il fallait désormais qu’ils sortent de là.
Top ce chapitre ! La chute donne très envie de lire la suite !
J'ai vu que tu écrivais sur PA une autre histoire qui se déroule plusieurs années après cette bataille. J'aime bien quand plusieurs histoires se déroulent dans un même univers avec des temporalités différentes, je la lirais donc aussi avec plaisir.
On rentre dans le vif du sujet, dans la bataille et en même temps dans la bulle formée par les deux combattants consacrés à fond sur leur objectif.
Ont-ils réussi ou échoué ? Le suspense est total de mon côté...
Une petite remarque :
"Le chasseur le plus prometteur de la tribu du Cerf." tu l'as déjà mis au-dessus je ne sais pas si c'est utile de le remettre
Un plaisir,
A bientôt !