— Véra ! Véra ! Où étais-tu donc passée ?
J’ai à peine eu le temps de refermer la porte d’entrée derrière moi. La voix de ma mère raisonne dans toute la demeure.
— Réponds-moi. Aurais-tu l’extrême obligeance de me rejoindre dans les plus brefs délais ?
Je ne me fais aucune illusion. Elle se veut polie mais son ton autoritaire la trahit. Je ressens toute sa froideur et sa sévérité jusqu’ici. Même si plusieurs salles nous séparent l’une de l’autre.
Notre demeure familiale se compose de plusieurs pièces bien trop immenses pour nous deux. Trop immenses mais à la fois pas assez puisque ma mère trouve toujours le moyen de circuler dans mes parages. Nous avons une cuisine pouvant accueillir une cinquantaine d’invités, un salon digne d’un grand banquet alors que nous ne recevons jamais personne. Même nos chambres à coucher sont gigantesques. Je m’accommode de la grande superficie de la mienne. De cette manière, j’ai l’impression d’avoir mon propre appartement.
— Vé-ra ! Notre entreprise ne va pas tourner toute seule.
Je n’ai même pas le temps de soupirer qu’elle poursuit :
— Qui plus est, dois-je te rappeler que tu as une leçon à étudier pour demain ? Tu ne dois pas perdre une seule seconde de ton temps.
— Maman, je la connais par cœur, ma leçon de géographie.
— C’est ce que nous verrons tout à l’heure.
Plus que tout, je déteste quand ma mère s’acharne à me faire réciter mes leçons. Elle est sans cesse à la recherche du moindre détail pour me rabaisser. Elle s’acharne à guetter la moindre omission, le moindre souci de formulation, la moindre erreur. Après s’être assurée que je connais tout par cœur, elle me contrarie souvent en affirmant le contraire de ce que dit la leçon ou en nuançant chacune des phrases que je récite. Elle réfute tous les dires des livres de la bibliothèque municipale. J’apprends très vite par moi-même mais avec elle, chaque séance de révision dure des heures entières. Ce soir, la perspective de devoir subir cette épreuve me donne envie de m’effondrer.
— Ta géographie va devoir attendre un peu. Je te rappelle que tu as des bocaux à terminer. Déjà que tu es en retard…
Le fait que j’arrive à une heure tardive ne lui a pas plu. Je l’ai compris de suite. Elle l’a suggéré déjà plusieurs fois. Je sais qu’elle va y faire des allusions jusqu’à l’heure du coucher. Sans doute que cela lui fait plaisir d’avoir quelque chose à me reprocher.
— Je t’ai préparé tout ce dont tu as besoin pour faire de la confiture d’ortie sucrée, de la fraise des bois, pistache et tomates séchées. Tu sais bien que ces bocaux se vendent bien sur le marché de Bescherelle. Il faut donc se préparer pour éviter que nous nous retrouvions en rupture. Ce serait fâcheux de décevoir nos clients. Des Bescherellois que nous côtoyons au quotidien, en plus... Tu ne veux pas les décevoir, n’est-ce pas ?
Sachant très bien qu’elle n’attend aucune réponse de ma part, je me contente de hocher la tête.
— Madame Rochelle ! Madame Rochelle !
Elle ne prête aucune attention à Selvina, la servante, qui l’appelle depuis l’étage.
Selvina a sa pièce de vie qui lui permet également une certaine autonomie. Nous pouvons plus facilement nous plaindre de ma mère, en toute discrétion. D’ailleurs, je ne pense pas que ma mère apprécie d’un bon œil que je discute autant avec notre servante. Pour preuve, elle me fixe comme si elle attendait que je me mette au travail. De mon côté, j’attends qu’elle s’en aille avant de m’atteler aux pots de confiture.
— Madame Rochelle ! Madame Rochelle !
— Pas maintenant, Selvina. Pas maintenant. Je suis occupée, vois-tu.
Ma mère l’aperçoit désormais en haut des marches. Elle ne voit pas l’air contrarié et malicieux de Selvina. Mais, j’ai tout vu. Je sais que la servante veut prendre ma défense. Elle veut m’éloigner de ma mère car elle a compris que les choses peuvent se gâter. Vu l’heure tardive, ma mère m’en demande trop avec la leçon, les pots de confiture. Tout faire vite et à la perfection, sans répit.
— Vous êtes occupée ? Non. Je ne le vois pas, madame.
La servante entend sa patronne pousser de petits jurons. Son regard fume de colère. Cette pique lancée avec légèreté l’a contrariée. C’est ce que j’aime chez Selvina. Elle a le don d’agacer ma mère. Elle a l’art de l’envoyer sur des ronces bien salés, l’air de rien, tout en restant la plus cordiale possible. Tout cela, en une seule réplique, en peu de mots. Elle agit ainsi pour prendre ma défense. Elle fait en sorte que ma mère cesse de me répéter inlassablement qu’il ne faut pas que je perde une seconde de mon temps. Parce que du temps, comme dit Selvina, elle nous en fait perdre bien suffisamment.
— Selvina, au réveil, ce matin, j’ai vu deux grains de poussière en haut de l’étagère de ma chambre à coucher. Il serait bon d’aller nettoyer un petit peu de ce côté-là.
— Allez soupirer sur le haut de votre étagère. Votre poussière prendra ainsi la poudre d’escampette sans mon intervention, marmonne la servante.
Je me retiens de rire en imaginant ma mère user de son souffle pour chasser la poussière imaginaire de sa chambre. Ma mère fait mine de n’avoir rien entendu :
— Selvina, tu peux disposer. J’arrive !
Elle me jette un dernier regard inquisiteur.
— Selvina ! Je vais te montrer où se trouve cette couche de saleté…
Avant de la rejoindre, elle me somme de faire plusieurs bocaux de confiture :
— Tu te rappelles de la procédure ?
— J’ai fait plus de bocaux que toi, tu sais, dis-je d’une voix silencieuse.
— Comment ? Peux-tu répéter ? Comment oses-tu ? Répète pour voir, un peu !
— Je n’en suis pas à mon premier bocal, me rattrapè-je dans l’espoir d’éviter sa mauvaise humeur.
— Voilà qui est un peu mieux…
Elle me répète encore une fois les différentes étapes de la confection. Elle est si colérique que je n’ose pas lui faire remarquer qu’elle a confondu la dose de fraises des bois avec celle du sucre blond pour l’une de nos recettes les plus populaires dans les marchés bescherellois.
***
Mes mains sentent encore la tomate séchée lorsque je remonte dans ma chambre. Selvina a tenté de distraire ma mère mais cela ne l’a pas empêchée de vérifier, à plusieurs reprises, l’avancement des confitures. Au bout du dix-septième bocal, j’ai fui la cuisine pour me réfugier dans ma chambre. Si ma mère désire vendre davantage de produits, elle en mettra en pots elle-même. Il parait que j’ai une leçon à réviser…
Cela fait déjà dix minutes que je cherche à mettre la main sur mon manuel de géographie. J’ai regardé dans mon cartable, dans ma petite bibliothèque d’appoint. Je ne me souviens pas l’avoir posé ici mais peut-être que je l’y ai rangé par réflexe. J’inspecte aussi mon lit. Je me baisse pour regarder dessous, sans rien trouver. Frustrée, je palpe énergiquement les oreillers, les coussins. Je cherche sous la couverture posée au pied du lit. Mes doigts rencontrent une forme plutôt rectangulaire. Et…
— Ah ! Trouvé !
Cela m’apprendra à relire la leçon aux aurores pour abandonner le livre n’importe où, en grande distraite que je suis.
Madame Brillance ne m’aide pas à garder les pieds sur terre. Même pendant la confection des confitures, j’ai régulièrement manqué de faire tomber les bocaux. J’ai failli mélanger la fraise des bois avec l’ortie sucrée, croyant entendre une nouvelle fois la voix de la voyante. Maintenant, je dois me concentrer sur ma leçon. Il me faut laisser de côté ces histoires de prédiction.
Je m’allonge, lasse, sur le lit, le manuel à la main. Demain matin, Madame Poèse va interroger la classe sur Bescherelle-sur-Mer, et son influence au sein du Livre. Honnêtement, je ne sais pas quoi penser… Cette leçon est étrange. Je n’ai pas l’impression que la ville soit si intéressante que cela. Mon enseigneuse, ma leçon, et même ma mère me disent le contraire.
Je m’ennuie, malgré mon attachement pour ma ville natale. Bescherelle est un bled comme un autre… Chez nous, un bled, c’est un coin tranquille, sans histoires, sans mystères.
Nous avons la mer. Quelques touristes y viennent pour se baigner tous les étés. Une fois tous les sept ans, a lieu une compétition estivale internationale de glisse-livre. Le principe est de braver les vagues à bord d’embarcations en forme de livres. Une idée bien séduisante, un spectacle fort intéressant, à condition qu’il y ait des vagues. Le vent ne souffle que très peu par chez nous. Tout à l’heure, au parc municipal avec Madame Brillance, c’était exceptionnel de voir le vent souffler au point de soulever sa chemise dans les airs. En été, le vent va voir ailleurs. L’air y est aussi sec qu’un cookie trop cuit laissé à l’abandon dans un four. Pour avoir vu ces compétitions sportives une fois ou deux, on s’ennuie légèrement. Les différentes embarcations avancent au ralenti, à la limite du sur-place. Culinairement parlant, la ville est connue pour ses gourmandises : ses cookies et ses aliments périmés en tout genre. Le restaurant Chez Conjugaison est réputé dans tout le Livre pour ses mets à la fois raffinés et périmés. Les menus du passé, périmés, font fureur, contrairement à ceux du futur que je préfère, même s’ils se font rares ces temps-ci.
Les marchés de Bescherelle-sur-Mer sont tout aussi réputés. On y rencontre des marchands de fruits légumineux, de légumes fruités, les vendeurs de tapis, de fleurs et même de glaçons. Sans oublier les fameuses marchandes de pots de confiture, à savoir ma mère et moi. Des fois, j’aimerais écarter ma mère de notre petite entreprise familiale. Elle ne cesse de me mettre la pression sans m’aider pour autant. Elle ne fait que me surveiller comme la gelée de confiture sur le feu. Je me souviens que Madame Poèse, une fois, nous a dit en classe que l’être humain est bien souvent plus doué pour donner la bonne parole plutôt que pour la suivre. Quand je pense à ma mère, je me dis que mon enseigneuse n’a pas tort.
Bescherelle-sur-Mer… Madame Poèse… Cela me ramène à ma leçon de géographie.
Je connais par cœur tous les noms propres que l’on m’a appris. Littère, notre planète. Je le savais depuis bien longtemps. Par contre, la leçon m’a fait découvrir certains pays dont j’ignorais l’existence : le Cahier, le Brouillon, le Manuel, l’Encyclopédie... Sans oublier le Livre, bien sûr. Je connaissais le Livre.
Je n’ai jamais mis un seul ongle d’orteil en dehors du Livre. Je n’ai aucune idée de ce à quoi ces autres pays peuvent ressembler. D’après mes dernières recherches à la bibliothèque municipale, le Brouillon n’en reste pas moins qu’un vaste désert dans lequel aucune forme de vie ne peut survivre. La terre n’y est pas fertile et les conditions climatiques semblent trop extrêmes pour envisager d’aller explorer les environs. Madame Brillance vient de La Page Blanche. Je n’en ai jamais entendu parler… La Vaste Majuscule abriterait des dragons en plein désert. Dans l’Encyclopédie, la bibliothèque m’a appris que des villes entières sont destinées à servir d’archives pour Littère.
Cela m’attriste énormément de ne jamais être sortie du Livre. De ne rien avoir visité, de ne connaître que ma ville natale. Les filles ont interdiction de voyager en solitaire jusqu’à l’âge de vingt ans. Avant d’entreprendre une expédition, je dois d’abord achever l’école qui est obligatoire jusqu’à vingt ans. Puis, il y a le commerce de confiture qui me retient. Enfin, ma mère et ses nombreuses dissuasions m’empêchent de découvrir le Livre. Depuis ma plus tendre enfance, elle a tout fait pour que je sois effrayée par tout ce qui est extérieur à Bescherelle-sur-Mer. Ou, c’est peut-être moi qui cherche le moindre prétexte pour renoncer à une quelconque exploration. Je pense que ma mère a grandement joué à entretenir la peur qui me tenaille depuis la mort de mon père.
Pourtant, je me lasse de tout découvrir par le biais de la littérature. J’aimerais parcourir le monde. Voir les paysages de mes propres yeux. Pouvoir raconter, comme mon père, chacun de mes voyages. Pourquoi pas raconter dans des livres qui seront exposés dans les bibliothèques.
De ce que l’on m’a dit, mon père était connu pour ses explorations. Peut-être qu’il m’a transmis par les gênes l’envie de parcourir le monde. Dans mon souvenir, je ne crois pas qu’il se soit aventuré dans d’autres pays. Il est toujours resté dans le Livre. Est-ce qu’un jour, je pourrai aller au-delà ? En tout cas, je me rappelle du plaisir qu’il avait à raconter ses anecdotes. Je revis le sentiment d’excitation qu’il ressentait à la veille de chacun de ses départs. Même lors de son dernier voyage. Personne n’aurait pu deviner, il y a quinze ans de cela, ce qui allait se passer. Qu’il allait se rendre au Point-Virgule Volcanique. Qu’il serait frappé par la malchance. Qu’il se trouverait au bord d’un volcan en éveil. Personne n’aurait imaginé qu’il pourrait chuter aussi fatalement. Qu’on le déclarerait mort sans même avoir pu retrouver son corps. Ce souvenir me fait verser une larme au coin des yeux. Cette larme apparaît à chaque fois que je repense à ce drame. Le bruit de porte brusquement ouverte empêche la larme de se déverser sur ma joue.
C’est ma mère qui fait irruption dans ma chambre à coucher.
En faisant le plus de bruit possible, elle se tient face à moi. Debout, elle affiche de cette manière sa supériorité sur sa fille unique avachie sur le lit :
— Ta leçon. La sais-tu ?
Avec le temps, sa sévérité ne m’atteint plus vraiment. J’ai l’impression qu’elle joue de son rôle de mère pour prendre le dessus sur moi. Elle semble m’affronter à la moindre occasion dans le seul but d’avoir une sensation de victoire en me ridiculisant. Je connais ma leçon sur le bout des doigts. Je connais ma ville natale comme si je l’avais créée moi-même. Je le sais. Ma mère aussi le sait. Je la soupçonne de vouloir vérifier en bonne et due forme dans le seul et unique but de me torturer. Elle m’en demande toujours trop. Elle exige énormément de moi. Elle me pousse à être meilleure que tous les autres. Elle voudrait que je vante mes larges connaissances de la ville et du monde qui nous entoure. Elle désire que je montre à qui veut l’entendre que je suis intéressante mais aussi cultivée. Elle aspire à ce qu’on me dise que j’ai été bien éduquée. Elle se languit d’entendre la chance que j’ai d’avoir une mère comme la mienne.
Je ne sais pas si c’est une chance… Certains soirs, je suis contrainte de veiller tard pour goûter avec la plus grande attention tous les bocaux de confiture que les clients nous retournent, prétextant qu’ils manquent de goût. Je dois goûter jusqu’à ce que je décèle le souci gustatif. Bien souvent, je prétexte soit une fissure dans le bocal, soit la présence d’un air chaud altérant la fraîcheur d’un produit. C’est la combine parfaite pour qu’elle me laisse aller me coucher à une heure raisonnable. Ma mère a des raisons d’être fière de moi, sans modestie aucune. Seulement, elle ne le sera jamais. Elle n’est jamais satisfaite. Jamais de mots gentils. Jamais de compliments.
— Quel est le pourcentage de retraités trouvant refuge à Bescherelle-sur-Mer ? me demande-t-elle comme si j’étais une suspecte sur le point de révéler un détail susceptible de m’inculper.
En réalité, elle attend que je me trompe. Elle ne demande qu’à me voir silencieuse, face à ses questions. Elle se focalise sur cette obsession d’avoir l’ascendant sur moi et de me prouver que je ne connais pas ma leçon et ma ville aussi bien que ce que je prétends.
— Ce chiffre ne figure pas dans ma leçon… Ni dans Géographie d’une Bescherelle-sur-Mer.
— Mais tu devrais le savoir. C’est important. On n’en parle pas dans tes livres ? C’est une honte ! Alors ? Le pourcentage de retraités ?
Je perds déjà patience. Je sais qu’elle ne fait que commencer. Il ne s’agit que de la première question d’une longue série. Je dois l’ignorer.
La journée a tout de même été assez longue. L’école. La bibliothèque. Madame Brillance. Les pots de confiture. Cette interrogation insupportable…
Puisqu’elle ne me laisse pas le choix, je prends le parti de la chasser de ma chambre par le biais de la provocation :
— Combien de retraités ? La ville est tellement morte qu’elle en est peuplée, de retraités ! Cent pour cent ! Si ce n’est plus... Voilà combien !
Le visage de ma mère s’assombrit.
— Cela étant, j’aime beaucoup Bescherelle pour certains aspects de sa cuisine, ajoutè-je en ne détachant pas mon regard du sien. Vraiment ! Autrement, il n’y a rien d’attractif pour personne. On fait vite le tour de la ville. Une promenade en bord de mer, un petit en-cas au magasin de cookies, un repas insolite à Chez Conjugaison pour les plus téméraires… Et puis quoi ? En une demi-journée, on a tout vu, tout fait. Alors toute une vie ici… Oh ! Même notre mer dépourvue de vagues s’ennuie ferme et aimerait s’épanouir ailleurs. C’est pour dire…
— Véra, voyons ! On peut surfer sur des livres. La bibliothèque de la ville est passionnante ! Toi-même, tu y passes des heures...
— Sache que les touristes ne partent pas en vacances pour s’enfermer dans des bibliothèques, des postes, des supérettes ou des mairies. Ils veulent qu’on leur vende du rêve. Ils veulent avoir envie de séjourner ici. Il faut en chercher très loin et très longtemps, du rêve, ici… Tout simplement parce qu’il n’y en a pas.
— C’est toi qui le dis, Véra. Il n’y a que toi pour dire de telles énormités !
— Papa serait d’accord avec moi, m’entendè-je dire malgré moi.
Ma mère s’emporte à la mention de mon père. Il n’y a que des syllabes entremêlées de râlements et de soupirs qui sortent de sa bouche. Elle marque une pause pour s’asseoir sur le lit à côté de moi.
— Oui. On dirait ton père quand tu parles ainsi.
Ma mère remonte une mèche de ses cheveux bruns et lisses qui cherche à s’échapper sur ses yeux.
— Il était toujours le premier à critiquer notre ville. Il s’ennuyait ici. Il ne faisait que des compliments sur les monuments des autres villes, les gens de là-bas. Il trouvait triste le fait de s’enfermer à Bescherelle alors qu’il y avait tant de choses à découvrir. Les bescherellois le regardaient de travers quand il avait de tels discours. C’était gênant d’être vue à ses côtés. Et voyager, pourquoi ? Pour qu’il finisse comme ça ? Que de bêtises…
— Ce que disait papa, ce n’était pas des bêtises, affirmè-je.
— Tu es quand même un peu ingrate de parler de la sorte de la ville dans laquelle tu es née. Bescherelle-sur-Mer, c’est la ville dans laquelle tu as grandi toutes ces années. Tu as vu ce qui est arrivé à ton père, à force de vivre ses formidables aventures dans le Livre ? Tu as vu ce que ça lui a coûté de ne pas se contenter de sa ville ? Ce que ça nous a coûté, à nous ?
Je perçois une profonde tristesse dans le regard de ma mère. Pour la première fois depuis longtemps, je discerne un début d’explication quant à sa sévérité. Sans doute qu’elle souhaite très fort me garder auprès d’elle, par peur du danger que peut représenter le monde extérieur. À l’entendre parler, mon père est mort parce qu’il a dénigré Bescherelle-sur-Mer. Pour elle, il est mort parce qu’il ne s’en est pas contenté. Le temps d’un court instant, je me suis demandé si ma mère ne faisait pas les louanges de cette ville parce qu’elle la craint. C’est comme si Bescherelle-sur-Mer pouvait lui enlever à nouveau un être cher. Sauf que ma ville natale n’a aucune conscience. Elle n’a aucun pouvoir de vie ou de mort sur qui que ce soit. Ce qui est arrivé à mon père n’est qu’un malheureux accident. Des accidents, il en arrive hélas partout.
— Tu me compares beaucoup à lui. Mais à chaque fois… Tu sembles penser que lui ressembler était un défaut, ai-je répondu.
J’ai cru voir ma mère lever un sourcil.
— Non, non…
Ma mère se retient d’en dire davantage. Elle semble à deux doigts de se confier à moi. Je me fais sans doute des idées. Elle n’est pas du genre à me prendre pour confidente.
— En quelle année a été bâtie notre ville ?
Son visage se durcit à nouveau, après s’être fissuré par l’émotion l’espace de quelques secondes. Cela n’a pas duré longtemps mais elle m’a montré à son insu une de ses faiblesses. Il semblerait qu’elle ait la ferme intention de me le faire payer en reprenant son interrogatoire ridicule.
— Bescherelle-sur-Mer, récitè-je, a été bâtie il y a quatre-vingt-dix-huit ans. Par la famille Mère-Grand. D’ailleurs, l’héritier des Mère-Grand est l’actuel maire de notre ville.
— Faux. Elle a été bâtie il y a quatre-vingt-dix-sept ans, dix mois, trois semaines et six jours, me corrige-t-elle avec un sourire de satisfaction au coin des lèvres.
Exaspérée, je pousse un énorme soupir qui semble choquer ma mère. Elle joue avec mes nerfs et elle s’agace quand j’ose réagir…
Ma mère poursuit malgré tout la récitation qui s’éloigne de plus en plus de la leçon du manuel. Pour elle, il est possible de pêcher des poissons rares dans notre mer. Les compétitions sportives contribueraient à financer la plupart des travaux de rénovation de la ville. Nous serions les premiers dans la classement international en matière d’éducation et de littérature. Je suis certaine que mon manuel ainsi que les livres de la bibliothèque municipale ne précisent rien de tout cela. Je fais mine de la croire sur parole, pour éviter davantage de mésentente entre nous. Ainsi, j’espère en finir avec cette interminable récitation.
— Tu as encore quelques lacunes. Tu devrais poursuivre tes révisions, me conseille-t-elle alors. Laisse de côté tous tes livres et pense à ce que moi, je t’apprends. Ce que moi je te raconte, ce que je prends le temps de t’expliquer…
Avant de s’en aller, elle décide de m’enfoncer davantage :
— Au fait, cet après-midi, Madame Larousse m’a confié son envie de nous acheter quelques bocaux d’orties sucrées. Je ne suis pas sûre qu’on en ait assez. Si tu pouvais redescendre en cuisine. Les compter, ces bocaux. En préparer quelques-uns par précaution. Et n’oublie pas ta leçon de géographie ! Je t’en serai gré.
Alors que l’obscurité de la nuit et les reflets de la lune remplissent ma chambre, ma mère disparaît aussitôt de mon champ de vision.
Dans tous les cas, je te remercie.