4- Dans les larmes

Par Dédé

La délicieuse odeur de l’ortie sucrée me suit de près lorsque je remonte dans ma chambre à coucher. Le manuel de géographie et le livre de la bibliothèque sur Bescherelle-sur-Mer m’attendent encore sur le lit. Je les range dans mon cartable. Je n’ai plus besoin de réviser, même si ma mère pense le contraire. Avant d’aller me coucher, j’échange ma robe à pois contre une tenue de nuit jaune pâle. Je rentre dans les couvertures. Je m’installe confortablement dans le lit. Mes pensées se bousculent dans ma tête.

Je me récite la Bescherellaise, en fermant les yeux. C’est l’hymne national créé lors de la première compétition internationale de glisse-livre. Nous l’apprenons par cœur à l’école. Il nous arrive aussi de le chanter sur la place du marché. Les Bescherellois aiment entendre cette douce mélodie qui prône l’entente, la bienveillance, la solidarité et la fraternité à toute épreuve.

Je repense à Madame Bouquine, pressée que je m’en aille de la bibliothèque, aux histoires que j’ai pu lire là-bas en tentant de démêler le vrai du faux, le certain et l’incertain. Je sais de source sûre que l’Arc-en-ciel syllabique est notre capitale. Il paraît qu’il pleut dès qu’il fait soleil et vice versa. Selon certaines sources littéraires, un soleil très noir règne sur la Consonne Sombre. La Vaste Majuscule n’est qu’un labyrinthe désertique dans lequel il est possible de rencontrer des dragons. Les auteurs ont particulièrement du mal à se mettre d’accord sur la dangerosité des dragons.

J’ignore pourquoi mais j’ai une pensée pour la famille Mère-Grand qui a bâti ma ville. Le dernier héritier n’est autre que le maire de Bescherelle. Il ne fait pas d’histoire. Il ne crée aucune polémique. Il en est déjà à son troisième mandat municipal. Je ne suis pas certaine qu’il agisse activement pour l’économie de notre ville. Néanmoins, il ne fait rien pour lui nuire. Ceci doit expliquer sa réélection presque automatique tous les sept ans et sept mois.

Je crois entendre, au loin, la voix de Madame Brillance qui persiste à me dire que ma vie va prendre un tournant décisif. Qu’il faut que je me décide à partir à la recherche d’un dénommé Ornikar. Entre la leçon de géographie, les bocaux de confiture, et tout le reste, j’en ai presque oublié cette prédiction tout aussi étrange qu’inattendue. Je revois la voyante dans son drôle d’accoutrement, ses réactions inquiétantes, les feuilles emmêlées dans sa chevelure rousse. Puis, ce n’est plus Madame Brillance que je vois avec une chemise à fleurs plus grande qu’elle. La voyante disparaît pour laisser place à Selvina. Je l’entends qui m’appelle. Elle chuchote, je pense, car je l’entends de loin. Dans un sursaut, je rouvre les yeux et je m’aperçois que je m’étais assoupie.

— Madame Rochelle perturbe vos nuits, mademoiselle Véra ?

Selvina se tient sur le pas de la porte. Ses boucles grisonnantes se révèlent sous les divers éclats de la lune.

Selvina est si attentionnée avec moi qu’elle veille à ce que je ne fasse pas d’insomnies à cause des remarques de ma mère. Elle se comporte comme une mère avec sa fille. Ma voix est déjà endormie. Je ne peux pas lui répondre. Je hausse alors les épaules.

Toutes les deux, nous avons pris l’habitude de nous soutenir, de nous aider à supporter ma mère. Cela me fait du bien d’avoir une véritable alliée dans cette demeure.

— Après l’inspection de sa chambre à coucher, Madame Rochelle m’a demandé sur un ton hautain si, je cite, « la petite bonne femme que j’étais avait bien fait le ménage ce matin » sous prétexte qu’elle a trouvé un peu de poussière sur le plafond du grenier. Elle avait de la chance que je sois de bonne humeur. Sa remarque est rentrée dans une oreille et a pris la poudre d’esfilette par l’autre.

J’affiche une moue un peu triste. Selvina n’a pas à subir de tels reproches. Je n’ai jamais vu quelqu’un d’aussi consciencieux, tout en générosité et autant à cheval sur la propreté.

Selvina a dû remarquer mon air sombre :

— Que se passe-t-il, mademoiselle Véra ? Quelque chose ne va pas ?

Je soupire bien malgré moi.

— Ma mère, comme toujours…

— Qu’a-t-elle osé faire ? Qu’a-t-elle osé vous reprocher cette fois-ci ? s’indigne Selvina.

— Hormis me donner l’ordre de me noyer dans les bocaux de confiture. Hormis les remontrances infondées. Hormis les remarques acerbes pour me faire croire que je ne connais rien de ma ville natale. Pas grand-chose…

Compatissante, la femme de chambre s’approche de moi. Elle me prend la main.

— Si vous avez besoin d’aide pour vos bocaux, mademoiselle Véra, je peux prendre le relais. Ce sera notre petit secret.

Je lui adresse un sourire ému.

— Quant à votre leçon de géographie, je sais que vous la connaissez sur le bout des phalanges et des ongles depuis longtemps. N’écoutez surtout pas Madame Rochelle qui… comment dire cela… qui a connaissance sur tous les sujets en ayant des sources bien à elle.

Je ne peux m’empêcher de sourire.

Il est vrai que ma mère détient sa propre vérité sur tout. Je peux paraître méchante de rire d’elle de la sorte mais ce petit rire m’enlève la pression qui s’exerçait sur mes épaules jusqu’ici.

Depuis la mort de mon père, nous sommes constamment dans le conflit. Elle souhaite contrôler le moindre de mes faits et gestes. Par méchanceté, par peur pour ma sécurité… Je n’en ai aucune idée. Un peu des deux, sans doute.

Le fait est que je rêve d’indépendance et de liberté. J’envie énormément la vie d’explorateur de mon père même si cette vie me fait peur. Ma mère sait que je l’ai pris, lui, comme modèle.

Puisqu’elle m’a éduquée dans la peur de tout ce qui ne se trouve pas à Bescherelle-sur-Mer, je me montre aventureuse dans les livres de la bibliothèque municipale. Même ces voyages dans les livres, ma mère ne le supporte pas. Ces ouvrages ne me suffisent plus. J’aimerais explorer le monde comme l’a fait mon père. Il n’était pas plus vieux que moi lorsqu’il a entrepris sa première expédition. Bien sûr, cela ne dérange personne de voir un homme parcourir le monde tout seul. Une femme, par contre, c’est une autre histoire… Pour elle et pour la majorité des Bescherellois, c’est dangereux et c’est faire preuve d’un manque de loyauté envers la ville. Les femmes doivent rester dans leur demeure familiale. Tout le monde doit rester. Parce qu’on n’est pas mieux que chez soi. Je n’aime pas du tout ce désir de vouloir dicter comment chacun doit vivre sa vie.

— J’aimerais faire comme mon père. Pour m’éloigner de ma mère aussi, c’est vrai. Mais, j’ai dix-neuf ans, bientôt vingt ans, et j’ai envie de partir. Je ne sais pas où. Juste, partir.

Selvina reste silencieuse, immobile. Soit elle m’écoute avec attention, soit elle est choquée des propos que je lui tiens.

— J’aimerais faire comme mon père, continuè-je. Tout quitter et partir explorer le monde. Il y a tant à découvrir ! Je veux aller à la rencontre de nouveaux paysages, parler aux habitants. Dans les villes du Livre, pour commencer. Je lis plein d’histoires à la bibliothèque. Mais, constater la réalité de mes propres yeux, c’est trop précieux pour s’en priver.

— On croirait entendre Monsieur Tristan, votre père. Au mot près, c’est ce qu’il disait quand Madame Rochelle cherchait à le dissuader de partir en exploration.

Je suis à la fois fière et frustrée de savoir que je ressemble autant à mon père.

Je suis émue que la ressemblance soit un compliment venant de Selvina. Seulement, je ressemble à mon père, cet être cher que je ne reverrai plus jamais et qui me manque depuis quinze ans. Il est celui avec qui je partage peu de souvenirs. J’étais jeune quand il est mort. Au fond de moi, j’aimerais pouvoir constater par moi-même cette ressemblance. Pour tout ce qui le concerne, la plupart du temps, je dois me contenter d’écouter et de croire ce que l’on me raconte. Ma mère qui le perçoit comme un homme imprudent. Selvina qui en parle en bien mais comme une femme de ménage parlerait avec respect de son employeur. Quant aux autres Bescherellois, ils ne parlent que très peu de lui. En parler, c’est gênant pour eux, étant donné qu’ils ont toujours critiqué ses envies d’exploration.

Cette envie de partir que j’ai, c’est aussi une manière de faire en sorte qu’il soit fier de moi. Peu importe l’endroit dans lequel repose son âme, je souhaite qu’il soit fier de moi.

J’ai toujours cette prédiction de Madame Brillance en tête. Ma mère m’insupporte. Les livres me lassent. Une voyante m’offre l’opportunité de mener ma première expédition. Chercher un certain Ornikar me semble farfelu. Mais, une voix me dit que rien n’arrive par hasard. Au contraire, tout semble se dérouler à point nommé.

— Partir en expédition, même dans le Livre, cela peut s’avérer dangereux, mademoiselle Véra.

La voix de Selvina me ramène dans ma chambre :

— Je comprends tout ce que vous me dites. Je ne reste pas campée sur mes prudentes positions comme Madame Rochelle. Mais, vous devez être raisonnable. Vous êtes encore un peu jeune… Il vous reste quelques mois d’école avant de gagner pleinement votre indépendance.

J’ai envie de balayer l’argument scolaire d’un revers de main. Je peux tout aussi bien finir ma scolarité à distance ou reprendre les cours à mon retour. Je suis certaine que Madame Poèse sera d’accord.

— Selvina, je ne suis pas si jeune que cela… Mon père n’avait que dix-huit, voire dix-sept ans quand il a voyagé seul pour la première fois…

Je vois que mon amie a bien conscience de ce détail. Elle semble défaitiste.

— Je sais que je ne pourrai pas vous faire changer d’idée, mademoiselle Véra. Vous allez partir quoi que je dise. Promettez-moi seulement de faire attention à vous, d’accord ?

Je ressens les sanglots qu’elle cherche à étouffer. Elle et moi, nous sommes si proches. Elle a compris, avant moi, que mon besoin de partir en exploration est bien plus pressant que ce que je laisse paraître. Sans le savoir, elle me conforte dans l’idée d’aller voir du pays.

 

***

 

— Veyra… Jay nay vus veux aucune male, creuyez-mwa. Mwa. Mwa !

Les ténèbres m’engloutissent, comme si je m’enfonçais dans un puits sans fond. La voix de Madame Brillance me parvient dans un écho assez lointain.

— Vu vulay savoar le nom de votr âme sœur ? Ornikar. Ornikar. Ornikar !

J’essaie de parler mais je n’y parviens pas. Je ne peux que m’enfoncer dans l’obscurité. Je me sens chuter dans un vide infini.

— L’amur sayra au renday-vus… Au renday-vus. Renday-vus !

Au fil du temps, toute cette noirceur qui m’entoure devient presque agréable. Je contemple le vide autour de moi. Ce calme, cette sérénité… Puis, un grand coup de tonnerre. La chute au cœur du néant s’accélère.

— Ne perds pas une seule seconde de ton temps, Véra. Pas une seule seconde. Une seule seconde… Une seule seconde !

En me concentrant un peu, je parviens à reconnaître certains traits du visage de ma mère dans les gros nuages noirs qui défilent à toute allure devant moi. Un des nuages s’arrête, me faisant face. Il semble m’observer longuement.

— Il est l’heure de préparer quelques bocaux de confiture ! Ils ne vont pas se faire tout seul, tout seul, tout seul…

Je reconnais, dans le nuage, la grimace qui m’a accompagnée toute ma vie. La grimace capable de faire frissonner n’importe qui.

— Tu ne connais même pas ta leçon. Leçon. Leçon !

Les coups de tonnerre se multiplient. L’orage déchire les ténèbres alors que je n’en finis jamais de chuter.

— Madame Rochelle, cessez tout de suite ! Tout de suite. Tout de suite !

— Tu vas finir comme ton père. Ton père. Ton père !

Les voix de Selvina et de ma mère s’affrontent tandis que tous les éléments se déchaînent dans le néant. Je suis secouée dans tous les sens, comme si leurs voix mêlées faisaient trembler le vide.

— Cessez de l’enquiquiner ! Cessez donc ! Donc. Donc !

— Le monde en dehors de Bescherelle est dangereux. Si tu sors, tu disparaîtras comme ton père. Tu m’entends ? M’entends. M’entends !

Chacune se répète désormais à l’infini jusqu’à ce qu’elles soient rejointes par d’autres voix.

— La bibliothèque ferme ses portes dans... trois minutes… minutes. Minutes !

— Vulez-vu connaytre votre avenire ? Avenire. Avenire !

— Le monde en dehors de Bescherelle est dangereux. Dangereux. Dangereux !

— Cessez de l’enquiquiner ! L’enquiquiner. L’enquiquiner !

Toutes les supplications deviennent bruyantes, pressantes, étouffantes. Cette fois, je m’entends hurler. Je me débats contre l’orage, les voix, le vide lui-même.

— Laissez-moi ! Je veux partir ! Laissez-moi ! Laissez-moi ! Laissez-moi !

L’obscurité cherche à m’étouffer. Je continue de tomber à l’infini. Les voix s’accélèrent jusqu’à n’en former qu’une seule, assourdissante et chaotique.

— Je veux ma liberté ! Ma liberté ! Ma liberté !

Emmitouflée dans les couvertures, je bouge dans tous les sens. Je m’entends marmonner « Je veux ma liberté !» avant d’ouvrir les yeux et de réaliser que toute cette scène n’est qu’un rêve. Un rêve qui en dit beaucoup sur ce qui habite présentement mon esprit. Un rêve qui a fini de me faire douter.

Ma voix intérieure a parlé.

Je me dois de l’écouter.

Dès que le soleil se lèvera.

 

***

 

La lumière du jour chantonne à travers les rideaux de ma chambre à coucher. Je trouve tout beaucoup plus coloré que d’habitude. J’ignore si c’est l’effet de la révélation de la nuit dernière. Chaque couleur brille merveilleusement de mille feux. J’ai envie de siffloter quand je me lève du lit.

Je retire ma tenue de nuit pour choisir mon vêtement de la journée : une robe jaune à pois bleus.

Je n’ai jamais été d’aussi bonne humeur, aussi déterminée. Personne ne pourra empêcher mon départ de Bescherelle-sur-Mer.

Au plus profond de moi, j’ai conscience que mon épanouissement personnel en dépend. Si je veux grandir, devenir une femme indépendante, je dois trouver ma place dans ce monde du Livre. De plus, j’apprécie l’idée de partir en exploration comme l’a fait mon père dans le passé. Je suis fière d’en quelque sorte reprendre son flambeau. J’ai hâte de pouvoir découvrir les alentours, éclairer certaines légendes encore mystérieuses sur certaines villes. Tout raconter en détails à mon retour, à Selvina ou quiconque voulant entendre mes récits, à l’écrit ou à l’oral.

— Mademoiselle Véra ! Vous êtes déjà réveillée ?

En ouvrant la porte de ma chambre, je croise Selvina qui vient elle aussi de se confronter aux premiers reflets du jour.

— J’ai beaucoup réfléchi à notre discussion d’hier, Selvina. Et… je n’ai pas eu un sommeil très excellent.

— J’en suis désolée, mademoiselle. S’il y a quelque chose que je peux faire pour vous aider, il ne faut pas hésiter. Vous voulez que je vous avance dans la confection des bocaux de confiture ? Que je distraie Madame Rochelle en l’envoyant à l’autre bout de la demeure ? Vous n’avez qu’à me dire et je m’exécuterai sans discuter, mademoiselle.

Après m’être assurée que ma mère ne traîne pas dans le coin, je confie à Selvina mon curieux rêve de cette nuit :

— C’était saisissant, comme rêve ! Il m’a aidé à comprendre ce que je voulais vraiment.

La femme de chambre voit rapidement où je veux en venir. Cela se voit sur son visage.

— Vous voulez vraiment partir…

D’un mouvement de tête, je confirme. Je constate que je lui fais beaucoup de peine en lui annonçant ma décision. La dernière chose que je souhaite, c’est lui causer du chagrin.

— Si je ne pars pas maintenant, je ne le ferai jamais. Je vais attendre d’avoir l’âge requis pour quitter la ville. Je vais attendre d’avoir terminé ma scolarité. Je vais attendre de bâtir ma confiturerie. Je vais attendre de rencontrer l’amour. Je vais attendre de fonder une famille. Je vais attendre, encore et encore...

Je marque une courte pause :

— J’ai besoin de vivre ma vie, que l’on arrête de me materner, de m’infantiliser. Je n’ai pas l’impression d’avoir dix-neuf ans. Quand je me regarde dans le miroir tous les jours, j’y vois une fillette, tout au plus. Je suis une femme qui a tant d’aventures à vivre ! Je n’en peux plus de cette fillette que je vois dans mon reflet… Elle ne sait rien faire toute seule. Elle n’a rien découvert. Elle n’échange pas avec les autres. Je n’en peux plus. Elle doit partir, cette petite fille. Elle doit partir. Prendre son envol dès aujourd’hui.

J’ai quelques difficultés à me contenir. Je libère mes nerfs sur ma pauvre amie :

— Il ne faut pas m’en vouloir, Selvina. Il ne faut pas…

Elle me regarde avec des yeux bien ronds :

— Mademoiselle Véra, enfin voyons ! Je ne vous en veux pas du tout. Je suis juste très inquiète pour vous. Vous êtes comme… comme… une fille pour moi. La fille que… que je n’ai jamais eue. La prunelle de mes yeux. Je ne veux pas vous perdre comme on a perdu Monsieur Tristan…

Elle étouffe un sanglot avant de poursuivre :

— Mais, vous avez raison… Vous enfermer ici, ce n’est pas bon pour vous. Vous avez besoin de voler de vos propres plumes argentées. Les dieux ont intérêt de veiller sur vous car… car je mourrai s’il vous arrive un quelconque malheur.

Ses yeux s’emplissent de larmes. Son discours sonne comme un petit adieu. Il est hors de question de ne plus jamais la voir. Je resterai en contact avec elle quoi qu’il arrive.

Bescherelle-sur-Mer me manquera. Selvina me manquera. Madame Poèse me manquera. Madame Bouquine et sa bibliothèque me manqueront. Le magasin de cookies me manquera aussi…

— Véra ! Les bocaux ne vont pas se faire tout seul ! Tu as un peu de temps avant l’école ! Ne perds pas une seule seconde de ton temps.

Ma mère, qui hurle depuis le rez-de-chaussée, ne me laisse aucun répit. Sans le vouloir, elle me convainc de quitter la ville au plus vite. Avant même l’interrogation de géographie. Je ne peux plus supporter la vie dans cette demeure familiale. Selvina me prend dans ses bras, en pleurant à chaudes larmes.

— Vous allez me manquer… Oh ! Que vous allez me manquer…

Je pense qu’au fond d’elle, elle appréhende aussi de se retrouver seule en compagnie de ma mère. Je la comprends. J’aurais ressenti la même chose si c’était elle qui partait. Elle non plus ne sort pas beaucoup. Hormis les jours de marché ou quand ma mère est de bonne humeur et lui laisse quelque temps libre. Autant dire que cela se produit rarement… Je culpabilise un peu de la laisser derrière moi.

— Tu ne voudrais pas m’accompagner ? J’aimerais bien que l’on explore le Livre toutes les deux.

Selvina sanglote encore une fois, incapable de formuler une réponse. En luttant contre elle-même, elle finit par s’apaiser :

— C’est adorable de votre part, mademoiselle Véra. Vous êtes la seule à avoir autant de considération à mon égard. Je suis vraiment touchée. Vraiment…

Elle marque une pause, baissant légèrement le regard :

— Mais je vais devoir refuser, hélas. Je n’ai pas votre courage. Je risque même de vous ralentir. Et puis… N’oubliez pas pourquoi vous vous en allez. C’est pour vous épanouir personnellement. Vous ne pourrez pas le faire si je vous suis comme votre ombre.

C’est à mon tour de ressentir la dureté de l’épreuve que représente l’au-revoir. Je ne parviens plus à retenir mes larmes.

Je dois partir et mettre de côté les petites choses importantes à mon cœur, susceptibles de me retenir à Bescherelle-sur-Mer.

Je dois partir mais pas avant d’en avertir ma mère.

Je me sens obligée de la prévenir malgré toutes nos tensions. Je ne peux pas quitter la demeure sans l’en informer. Seulement, je suis incapable de l’affronter en face à face. Elle peut m’enfermer dans la cave jusqu’à m’entendre jurer sur la tête de mon défunt père que je ne mettrai jamais un orteil en dehors de Bescherelle-sur-Mer.

Je prends donc la décision de lui parler par écrit. Je me munis d’un papier à lettre dans le tiroir de ma table de nuit. Je m’installe sur mon petit bureau, avec Selvina prête à me relire par-dessus mon épaule. Je prends ma plume argentée et commence ma rédaction improvisée. J’ai peur de ne pas trouver de mots apaisants. J’entends d’ici sa colère quand elle apprendra la nouvelle. Je couche alors les mots tels qu’ils me viennent à l’esprit. La plume s’accroche à la feuille. Elle dépose de la poussière argentée sur le recoin de certaines lettres. Je n’ai même pas encore signé mon message. Même si ma mère reconnaîtra mon écriture, je tiens tout de même à signer la lettre. Je plie ensuite la lettre en trois. Enfin, je la tends à Selvina :

— Ne la lui donne pas en personne, s’il te plaît. Elle risque d’être fâchée et d’avoir l’envie facile de s’en prendre à la messagère. Je ne veux pas qu’elle se venge sur toi… Glisse-lui sous la porte de sa chambre à coucher. Si elle te pose des questions, tu n’es au courant de rien. De rien, tu m’entends ?

Ne pouvant se retenir de pleurer une dernière fois, Selvina m’étreint une fois de plus.

— Au revoir, mademoiselle Véra. Prenez bien soin de vous. N’hésitez pas à me donner quelques nouvelles de temps en temps, me chuchote-t-elle avant de me tourner le dos.

Elle se dirige vers sa chambre, refermant la porte derrière elle. Malgré cette séparation, je l’entends renifler dans son mouchoir et laisser libre cours à ses larmes.

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