Quand Ismael releva le menton, Lyz regardait le vide, la joue dans la main. Il voulut claquer des doigts sous son nez, mais ça aurait mis les nerfs de son ami en pelote.
— Lyz, appela Ismael à mi-voix. T’es encore ailleurs.
L’intéressé cilla et mit un temps infini à recentrer son attention avant de se redresser sur sa chaise.
— Désolé. Tu disais ?
— Rien de bien folichon, t’inquiète, souffla Ismael. Une sombre affaire de fractions décimales.
Il arracha l’ombre d’un sourire à son meilleur ami, ce qui pouvait être considéré comme une victoire. Ces deux derniers jours, Lyz s’échappait constamment dans son esprit, ou s’absorbait tant dans le paysage qu’Ismael se mettait à parler pour rien. D’agacé, il en finissait inquiet, et il accusait la virée à New Forest.
Quand il avait essayé d’en toucher un mot à Lyz, celui-ci s’était franchement énervé : « Tu ne peux pas comprendre, Ismael. »
La vérité de cette réponse lui avait fichu un coup au moral.
— Tu ne veux pas qu’on aille travailler ailleurs ? s’enquit Lyz après un coup d’œil périphérique à la bibliothèque du lycée. Je changerais bien d’air.
Ismael observa inutilement les alentours. Ils s’étaient mis dans le fond, loin d’Ethan qui lisait derrière son bureau, surveillant néanmoins les élèves chuchotant avec application. C’était un documentaliste agréable et apprécié, personne n’aurait voulu se le mettre à dos.
— Je peux pas, rappela Ismael. Je vais peut-être au pub avec Damian, Lucy et Alejo. Ma mère m’y conduira seulement si j’ai fini ce stupide DM.
Il avait grommelé la fin, faussement contrarié par le travail scolaire. En réalité, il guettait la réaction de Lyz ; il lui avait déjà expliqué ça. Il se montrait plus attentif d’habitude ; ou alors Ismael perdait toute objectivité et ses petites histoires n’étaient pas assez passionnantes pour se graver dans la tête de son ami.
— Ah oui, c’est vrai. Tu veux de l’aide pour la fin ?
— S’il te plaît.
Lyz changea de place pour se mettre à côté et, durant une dizaine de minutes, tout fut comme avant. Ismael écoutait ses explications, brouillonnait une réponse que son ami corrigeait. Finalement, Lyz reprit sa place initiale – en face – et demanda soudain :
— Tu iras « peut-être » au pub ? Tu as presque fini le DM.
Essayait-il de se rattraper en lui témoignant de l’intérêt ?
— Y a des chances que je m’en sente pas le courage. Alcool et Alejo ensemble, ça a tendance à me rendre triste.
Il grimaça et haussa les épaules pour dédramatiser, en dépit du poids sur son estomac, mais Lyz le dévisageait.
— Quoi ?
— Quand est-ce que tu vas prendre les choses en mains, avec Alejo ?
Sa froideur pétrifia Ismael.
— Je veux pas en parler, bredouilla-t-il.
Lyz fit une moue dédaigneuse.
— Sérieusement, faut que tu fasses quelque chose. Tu te fais du mal pour rien.
— Arrête, Lyz.
— Et du coup tu en parles tout le temps. Tu tournes en rond, c’est emmerdant.
Ismael se leva et ramassa ses affaires avec des gestes tremblants. Il avait du mal à respirer, ses joues le brûlaient et la peau sous ses bracelets le piquait férocement.
— Ismael…
Il s’autorisa un bref coup d’œil à Lyz. Il avait pâli, bouche entrouverte.
— Je t’emmerde pas plus longtemps, lâcha Ismael entre ses dents serrées.
Lyz voulut ajouter quelque chose mais il lui tourna le dos et partit à grandes enjambées.
Lysander
« Je suis un sombre con. Désolé. »
« Je ne sais pas ce qui m’a pris. »
Il attendit une réponse, en vain. Lysander n’avait pas bougé de la bibliothèque, le cœur battant au même rythme qu’une pulsation désagréable à l’arrière de son crâne. Il espérait qu’Ismael revienne, il n’osait pas aller le chercher, il n’osait pas bouger, il n’osait pas quitter son téléphone des yeux.
Qu’est-ce qui lui avait pris de dire des choses pareilles ? Oui, ça l’embêtait qu’Ismael se rende malheureux avec son béguin pour Alejo, oui il aurait aimé que son ami trouve le courage d’avouer ses sentiments pour résoudre certaines choses et lui permettre d’avancer. Mais pas comme ça, il n’avait jamais voulu dire les choses comme ça. Il était juste triste que son ami soit triste.
« Tu comprends ce qui s’est passé, toi ? »
Il s’en moquait royalement mais, au moins, Lysander savait qu’il n’y était pour rien. C’était lui qui avait perdu le contrôle. À cette pensée, son mal de tête se déplaça derrière ses yeux et il pressa ses paumes sur ses orbites pour faire le noir.
Il allait chercher Ismael, s’excuser de vive voix, et rentrer. Voilà, c’était un bon plan, c’était facile. Pas de risque de dérapage avec des objectifs aussi simples.
Il rangea ses affaires et quitta la bibliothèque.
Sans réfléchir, il se mit à flairer. Le regard sur le sol dallé, il chercha la trace olfactive d’Ismael. Un peu sucrée, un peu… ocre… Il l’associait au Earl Grey qu’il lui servait toujours chez lui. Une fois la senteur repérée (si basse mais de plus en plus prégnante à force de s’y concentrer) il la suivit à travers l’école. La sonnerie le surprit et il se décala violemment contre le mur, les poings serrés.
Fébrile, il laissa les élèves envahir les couloirs dans un chahut épouvantable. On lui jeta des regards en coin, mais il refusa de bouger. La force de sa réaction l’avait surpris. L’autre grondait, sa tête palpitait, et seule la pensée de trouver Ismael le retint de fuir en courant.
Cinq minutes après, les couloirs étaient à nouveaux vides, le bruit cloisonné derrière les portes de classe, et il se remit en route à pas prudents.
Il releva le nez de ses chaussures un étage plus haut, près d’une salle de classe presque vide. Le battant entrebâillé lui permettait d’entendre, avec beaucoup de clarté, Ismael et sa mère. Ismael avait apparemment saisi Catharine au vol, entre deux cours, mais ne parlait ni de Lysander, ni d’Alejo. Dos au mur, honteux et malheureux, Lysander l’écouta un moment raconter que sa soirée était annulée et qu’ils pourraient regarder un film en commandant des pizzas.
Le timbre d’Ismael vibrait d’amertume et, bientôt, Lysander ne le supporta plus et s’en alla. Il lui envoya un dernier chapelet d’excuses par texto et quitta le lycée de plus en plus furieux.
Moitié marchant, marchant courant, il se dirigea vers le centre-ville. La culpabilité lui brûlait les entrailles, mais il ne pouvait l’exprimer que par l’énervement. L’odeur du grand parc public parut le cueillir sur la route et il s’y dirigea sans même vraiment le décider.
Il y avait plus de monde que la dernière fois. Marquant un temps d’arrêt, un peu hébété, il réalisa les efforts fournis pour ne pas venir ici plus tôt. Dans sa tête, quelque chose se dénoua. Son corps se tendit vers les haies rabougries, vers le passage qui menait à New Forest. L’autre en jappait d’impatience. Il aurait dû être plus prudent, plus réfléchi ; il aurait dû rentrer chez lui.
Mais Lara se trouvait là.
L’air aussi surpris de le voir que lui de tomber sur elle. Il avait suivi le petit chemin sableux, comme pour se donner une contenance avant de céder et de couper à travers l’herbe jusqu’au grillage, et l’avait vue sur un banc. Les jambes remontées contre sa poitrine, comme deux allumettes cassées en deux, elle paraissait dans ses pensées avant de tourner la tête vers lui.
— Quelle surprise, dit-elle à bonne distance.
Elle n’avait pas haussé la voix malgré la distance, sachant qu’il l’entendrait. C’était un petit rien pour elle, c’était énorme pour lui. Ses parents ne pensaient jamais à le héler si discrètement, et lui oubliait sans cesse de lever la voix pour les appeler du rez-de-chaussée.
— Bonjour, salua-t-il maladroitement une fois à son niveau.
Elle lui adressa un sourire narquois.
— Coucou. Quelle surprise, répéta-t-elle comme si son introduction aurait dû leur éviter les salutations d’usage.
Il leva les yeux au ciel, mais se jugea autorisé — voire invité — à poser ses fesses sur le banc.
— Je viens parfois me promener ici, mentit-il.
— T’étais v’nu jogguer ?
— Non, reconnut-il.
Elle détendit ses jambes et la semelle de ses baskets vint racler le sol. Lara l’observa d’en dessous ; en dessous de ses sourcils épais, de ses mèches folles et du regard concerné de Lysander.
— Tu tournes toujours autour du pot, comme ça ? défia-t-elle.
— Tu es toujours aussi désagréable ? répliqua-t-il.
Les yeux de Lara s’arrondirent une fraction de seconde, puis elle rit et sauta sur ses pieds d’un mouvement souple.
— Du coup, t’viens ? proposa-t-elle, joueuse.
Lysander se leva à sa suite et la suivit de l’autre côté du grillage.
Ils marchèrent un long moment en silence, Lara ouvrant la route. Les premières minutes d’enthousiasme, qui avaient éloigné Lysander de sa culpabilité vis-à-vis d’Ismael, commençaient à laisser place à l’appréhension. Il aurait aimé discuter pour combler le silence, mais Lara l’impressionnait et il ne parvenait pas à se lancer.
Pourquoi l’avait-il suivi aussi facilement et aveuglément ?
Pourquoi ne regrettait-il pas ?
Parfois, elle lui lançait un bref coup d’œil, mais se détournait très vite.
— J’espère ne pas m’imposer, finit-il par lâcher au bout d’un moment.
Les arbres serrés formaient un toit presque parfait au-dessus de leur tête. L’air embaumait le pin et les ombres vertes.
Lara ralentit légèrement pour marcher à côté de lui.
— T’inquiètes.
Il plissa les paupières.
— Vraiment ?
Ils échangèrent un long regard, puis Lara lui accorda un vrai petit sourire, chaleureux, encourageant. Un beau sourire.
— J’te lâche pas.
Et comme pour appuyer ses mots, elle prit sa main. Plutôt que l’abandonner au bout de quelques pas, elle pressa sa paume calleuse contre la sienne et pressa ses phalanges. La chaleur de sa peau avait quelque chose d’étourdissant.
On sent bien aussi qu'Ismael est toujours un peu dans l'attente, et qu'il a besoin de bien plus que ce que Lyz peut lui donner. Mais ça, seul lui peut le changer en allant enfin vers Alejo ou en se réconciliant vraiment avec Damian... Pauvre petit gars, il a tellement de doutes et il manque cruellement de confiance en soi.
La culpabilité de Lyz est tout de même très forte après coup, et j'étais déçue qu'il n'arrive pas à rattraper Ismael à temps ! Mais je ne doute pas qu'il saura se faire pardonner prochainement ! Il a même plutôt intérêt ; )
Tu nous fais découvrir Lara petit à petit et je la trouve super, elle est vraiment adorable et s'est déjà bien attachée à Lyz. J'adore voir ses réactions quand il est à ses côtés, on dirait un petit enfant tout perdu : )
J'ai hâte de voir si Lysander essaye un jour de mélanger tout le monde ! Lara et Ismael, ça promet de belles interactions !!
Plus de coquilles dans ce chapitre, mais rien qui ne gêne jamais la lecture :
- « Ma mère m’y conduira seulement si j’ai fini ce stupide DM. » -> j’éviterais l’abréviation (idem plus bas)
- « … oui il aurait aimé que son ami trouve le courage d’avouer ses sentiments pour résoudre certaines choses… -> virgule après « oui »
- « Cinq minutes après, les couloirs étaient à nouveaux vides… » -> à nouveau
- « Moitié marchant, marchant courant, il se dirigea vers le centre-ville. » -> Moitié marchant, moitié courant ?
- « T’étais v’nu jogguer ? » -> jogger (les deux « g » suffisent à faire le son « gu »)
- « Pourquoi l’avait-il suivi aussi facilement et aveuglément ? » -> suivie (il suit Lara)
- « — T’inquiètes. » -> T’inquiète (impératif, sans « s »)
- « Plutôt que l’abandonner au bout de quelques pas, elle pressa sa paume calleuse contre la sienne… » -> Plutôt que de l’abandonner
Oui, Ismael doit prendre des choses en main pour aller mieux. Certaines choses ne peuvent dépendre que de lui ; mais ça, ça fait toujours un peu peur.
Je suis contente que tu aimes Lara ! Je prends beaucoup de plaisir à écrire avec elle :)
Cela mis à part, Ismael n'est pas exemplaire non plus (en règle générale) ; si Lyz doit formuler des choses pour rassurer Ismael, Ismael doit aussi accepter de ne pas le rechercher perpétuellement.
Comme tu dis : ils doivent évoluer pour mieux se comprendre.
Je suis très touchée (et impressionnée) que tu aies tout lu, comme ça, si vite ! Merci beaucoup et, je l'espère, à bientôt pour la suite :)
J'ai bien aimé la scène de fin avec Lara ! c'était tout mignon <3!
Merci pour ta lecture ♥
Je trouve que le sujet de dispute entre Ismael et Lys est très bien, et la façon de l'amener, de l'expliquer, le fait qu'on voit de leurs deux points de vue, c'est très très bien t'as géré ! Et les dialogues sont super naturels !!
J'ai tellement hâte que Lys réunisse Ismael et Lara & Co, parce qu'il a besoin des deux pour aller bien <3 Et j'avoue que moi aussi j'aimerais bien que ça bouge un peu cette histoire d'Alejo ! Pour le meilleur ou pour le pire, allez courage Isamel <3 <3
Le problème avec ce genre de dispute, c'est que ça peut bloquer plus qu'encourager (au grand dam de Lyz) :p Mais oui, il faudra bien qu'Ismael se lance un jour !
(et je suis contente qu'on saisisse que Lyz a besoin autant de Lara que d'Ismael)
A bientôt, alors !
J'aime ce côté de Lysander : torturé par ses mauvaises humeurs. Pauvre Ismaël ! J'espère qu'il arrivera à déclarer sa flamme !
Bref, toujours un plaisir de te lire.
A la prochaine :3
Toujours un plaisir de te voir ici ♥ merci !