3 | Les sensations bizarres

— C’est normal qu’il y ait personne ?

— Pourquoi, vous pensez qu’il devrait y avoir du monde ?

— J’en sais rien. Mais ces rues, toutes vides…

— Eh bien ?

— Eh bien, elles sont vides.

— Peut-être qu’elles doivent être ainsi.

— Vides ?

— Vides.

— C’est triste.

— Vous croyez ?

— Pas vous ? Normalement, les rues, elles sont remplies de gens qui vont ici et là. Normalement, les rues, elles sont vivantes.

— Celle-là serait donc morte ?

— Morte ? Pourquoi morte ?

— C’est vous qui venez de dire que les rues vivantes sont remplies de gens.

— Hum… Vous savez, pour une guide, vous m’embrouillez plus qu’autre chose.

— Peut-être que c’est ça, le rôle d’un guide.

— D’embrouiller ?

— De forcer à réfléchir.

— J’ai un gros doute.

— Grand bien vous en fasse.

— Bon et cette rue ? Elle n’a pas l’air de se finir.

— Est-ce que vous avez envie qu’elle se termine ?

— Quel rapport entre ce que je veux et le fait qu’elle soit si longue ?

— Pourquoi vous vous arrêtez ?

— Je…

— Quoi ?

— C’est bizarre.

— Quoi ?

— Cette rue… Enfin, tout ça, là. C’est comme si je savais ce que c’était.

— Pourquoi ça serait bizarre ?

— Parce que j’ai aucune idée de ce que c’est. Mais c’est comme si… comme si…

— Comme si… ?

— … comme si je devais savoir, mais que j’avais oublié.

— Essayez de vous rappeler.

— Le truc, c’est que maintenant que j’y pense…

— Eh bien ?

— Maintenant que j’y pense, je me souviens de rien.

— Rien de rien ?

— Rien.

— Pas même vos nom-prénom ?

— Pas même ça.

— C’est fâcheux.

— Vous croyez ?

— Disons que tout oublier, ce n’est jamais un très bon signe.

— Donc vous croyez que je devrais m’inquiéter ?

— Au moins réfléchir au pourquoi de la chose. Pourquoi vous avez tout oublié ?

— Vous avez de ces questions. Si j’ai tout oublié, comment vous voulez que je me souvienne pourquoi j’ai tout oublié ?

— Vous pouvez tenter. Déjà, cette rue. Qu’est-ce qu’elle provoque comme souvenir ?

— C’est pas tant un souvenir. C’est… c’est… comme une sensation, voyez ?

— Non. Mais continuez.

— Quand je regarde les maisons, les briques et tout, j’ai cette sensation.

— Laquelle ?

— La paix. La tranquillité.

— Pourquoi ?

— Je sais pas. C’est… c’est bizarre, non ?

— Oui. Cette sensation, elle vient de toutes les maisons ?

— Comment ça ?

— Elle vient de partout ou d’un point en particulier ?

— Je… je sais pas. De partout, je pense.

— Vous n’en savez rien ?

— Je viens de vous dire que j’avais une grosse amnésie.

— Et après, vous m’avez dit que vous aviez des sensations. Fermez les yeux, ça peut aider.

— Si je ferme les yeux, je verrai plus les maisons.

— Tentez.

— Je… bon, d’accord. C’est… c’est encore plus bizarre. Quand je ferme les yeux, je vois des couleurs.

— Oui, c’est sans doute ce qui arrive à tout le monde.

— Non, je vois toujours la rue, mais les couleurs sont là. Le monde n’est plus fadasse. Il est coloré.

— Et ? Ça répond à ma question ? Votre sensation, elle vient de la rue ou d’un autre point ?

— Elle vient de cette maison.

— Laquelle ?

— Celle tout au bout, à côté de la petite rivière et du pont.

— A la bonne heure.

— Vous pensez que ça veut dire quelque chose ?

— A vous de me le dire.

— Là, comme ça, je dirais qu’il faudrait aller voir la maison.

— Qu’est-ce que vous attendez alors ?

— C’est qu’il faudrait rouvrir les yeux.

— Et ? Vous n’y arrivez pas ?

— Si je les rouvre, ça sera de nouveau tout fade.

— Vous y survivrez. Allez, je n’ai pas non plus toute la journée ?

— Oh, vous avez d’autres personnes à guider ?

— Peut-être bien. J’espère qu’elles seront moins bornées que vous. Alors, cette maison ?

— Oui, oui. J’y vais. C’est…

— Quoi encore ?

— C’est quand même très bizarre, cette sensation.