3. Les souvenirs de papy

Par Dédé

Benjamin ne lâche pas du regard la porte laissée entrouverte. Il est confortablement allongé dans son lit depuis quelques minutes.

Son père a oublié de laisser la lumière allumée. Il faut dire qu’il est pas mal distrait en ce moment.

L’enfant ne lâche pas du regard la porte de sa chambre. De cette manière, il peut voir la lumière du couloir et ça le rassure un peu.

En tendant l’oreille, tout ce qu’il entend se résume en un silence interminable, angoissant.

Mais, Benjamin veut se montrer courageux. Ça ne fait pas longtemps qu’il a une chambre pour lui tout seul. Avant, il dormait avec Théo, son grand frère. Seule Célia, sa grande sœur, avait le privilège d’avoir une chambre rien que pour elle.

Benjamin ne veut pas montrer qu’il a peur. Il a bien l’idée de se lever pour allumer lui-même la lumière. Ne voyant pas bien la pièce, il a peur de mettre un pied où il ne faut pas, de faire du bruit, de se perdre ou de se faire mal dans l’obscurité...

Anton, son père, semble s’être aperçu de son oubli. Il passe une main dans la porte entrebâillée et chasse le noir de la chambre.

— Merci, papa ! chuchote l’enfant.

— De rien, fiston.

La main du père disparaît. Benjamin a envie de la retenir, malgré la lumière allumée.

— Dis, papa ! Je peux te poser une question ?

Le père ouvre la porte plus franchement pour s’asseoir sur le lit de son fils :

— Rien qu’une, alors. Et après, au lit !

Le garçon inspire profondément.

La question lui a brûlé les lèvres depuis le début de la matinée.

Il n’a pas voulu embêter son père avec ça. Mais c’est en train de le faire réfléchir, beaucoup, et ça l’embête. Il voit que son père ne va pas bien. Il veut comprendre.

— Ça fait mal, Alzheimer ?

Anton peine à déglutir. Il s’attendait à toutes les questions, à l’exception de celle-ci.

— Je t’ai entendu parler avec mamie Lydie, poursuit l’enfant. Vous avez dit que papy Gilles souffre d’Alzheimer…

Anton se fige. Le garçon ne comprend pas. Il se dit qu’il a peut-être fait du mal à son père sans le vouloir, ou qu’il a déformé le mot qu’il a entendu.

— C’est compliqué, mon grand, se contente de répondre l’adulte.

Cette réponse n’aide pas vraiment Benjamin. Pour ne pas contrarier son père, il est prêt à s’en contenter pour l’instant. Même s’il risque de beaucoup y penser cette nuit.

— Je vais te raconter une histoire, si tu veux bien. Avec ça, tu comprendras peut-être un peu mieux.

C’est bien la première fois que son père propose de lui raconter une histoire inventée de toutes pièces.

— Nous, les adultes et les enfants, on se promène tous dans notre tête, dans nos souvenirs. Quand on est tout seul, qu’on repense à un moment particulier... Si je te parle de ton dernier anniversaire, tu dois avoir des images qui te viennent en tête. Comme des photographies bien rangées, bien ordonnées qui défilent les unes après les autres.

Benjamin confirme en hochant la tête.

Le petit garçon s’efforce de se montrer très attentif. Même s’il repense aux huit bougies plantées dans un grand brookie. Son gâteau d’anniversaire préféré de tous les temps. Il se voit face aux bougies autour de ses camarades de classe qui l’encouragent à souffler très fort.

— Eh bien, pour papy Gilles… c’est un peu plus compliqué.

Le garçon sent que son père a du mal à continuer l’histoire. Alors, il lui prend la main.

— Papy, quand il se promène dans ses souvenirs… Il y a beaucoup de vent sur son chemin. Les photographies… Elles ne sont pas rangées aussi bien que pour nous. Elles… Elles s’envolent dans tous les sens. Il est difficile de les récupérer. Des fois, elles reviennent d’elles-mêmes. Quelques fois, il arrive que papy voie sa photographie de souvenirs mais… Mais, il ne la comprend pas, il ne sait plus si elle lui appartient ou alors il ne voit pas bien ce qu’il y a dessus.

Cette fois, c’est Benjamin qui a envie de parler sans savoir quoi dire. Il trouve cette histoire tellement triste. Encore plus maintenant qu’il sait ce que vit son grand-père.

Le petit garçon veut quand même dire quelque chose. Il y tient.

— Il faut pas qu’il perde ses souvenirs ! On doit les empêcher de s’envoler, papa !

Il sort les poings, comme pour montrer qu’il est prêt à se battre :

— Le vent est méchant ! Il met le bazar partout dans la tête de papy ! Je vais pas le laisser faire, continue Benjamin.

Désormais, son père sourit, la larme à l’œil, transporté par l’émotion du moment.

— Tu as tout compris, fiston.

Il prend Benjamin dans ses bras.

— Il est grand temps de dormir maintenant. Il se fait tard.

Anton se lève du lit et s’approche de la porte. Au dernier moment, il se retourne une dernière fois en direction de son petit garçon :

— Et ne t’inquiète pas pour papy GIlles… Tant qu’on est à ses côtés pour affronter le vent, tout ira bien. D’accord ?

— D’accord. Bonne nuit, papa !

— Bonne nuit, fiston ! Je t’aime !

Le père embrasse son fils sur le front et quitte la chambre.

En vérité, Anton n’est pas aussi optimiste que ce qu’il a laissé entendre. Mais il ne peut pas dire à son fils de huit ans que son grand-père Gilles ne reconnaît pas toujours sa propre famille quand elle lui rend visite. Anton ne veut pas effrayer Benjamin. Théo et Célia, ses deux autres enfants, plus âgés, sont plus ou moins conscients de la gravité de la situation. Alors, s’il peut au moins préserver son plus jeune fils, il n’hésitera pas.

Parce que, ce qu’il y a de pire, c’est de réaliser que l’on est impuissants.

On ne peut rien faire, hormis être présent et se battre en se montrant plus fort que le vent.

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