4. Une histoire derrière chaque tasse

Par Dédé

Ce soir, Prune a invité Anton dans son appartement.

Ils se sont rencontrés, il y a quelques semaines, au cinéma. Tous les deux ont un faible pour les comédies romantiques. Le hasard a fait qu’ils se sont assis l’un à côté de l’autre. Après la séance, ils n’ont pas pu s’empêcher de se retrouver dans un bar, pas loin, pour débriefer. Et faire connaissance aussi.

Puis, ils se sont quittés en se donnant un nouveau rendez-vous cinéma.

Jusqu’au jour où Prune a invité Anton chez elle.

La sonnette résonne dans les tympans de l’hôtesse. Anton vient d’arriver.

Prune se dirige vers la porte. Le bruit de ses propres bottes en caoutchouc lui arrivant jusqu’aux genoux retentit sur le sol à chacun de ses pas. Elle se regarde dans le miroir en s’arrangeant une mèche de cheveux roux qu’elle replace derrière l’oreille. Elle ouvre la porte. Elle n’est pas déçue par ce qu’elle voit.

Il lui manque un bouton à sa chemise. Le vêtement dépasse à plusieurs endroits de son pantalon gris troué. Ses chaussures semblent boueuses. Ses cheveux sont aussi secs que de la paille. Ses lunettes rondes lui glissent sur le nez. Prune ne sait comment l’expliquer mais elle trouve cet homme vraiment charmant. Quelque chose lui inspire confiance. De toute façon, ils se retrouvent uniquement pour un apéritif dînatoire devant un film.

— J’ai apporté des Pringles, annonce l’invité d’une voix presque triomphante.

Comme s’il s’agissait d’un laisser-passer, elle s’empare du paquet et le laisse entrer.

Il est un peu timide. Elle le comprend, elle agit de la même manière quand elle est en territoire inconnue.

En le regardant, elle s’en veut un peu de ne pas lui avoir proposé un lieu de rendez-vous plus neutre. Mais, c’est plus fort qu’elle. Elle a eu envie de le connaître, sans distractions, sans foule autour d’eux. Se retrouver uniquement avec lui. Parce qu’elle se sent bien. Tellement bien qu’elle se sent libre de passer la soirée avec ses bottes aux pieds.

D’habitude, elle se serait déguisée en robe rouge et talons hauts. Mais avec Anton, elle a envie de faire différemment. Envie de se montrer telle qu’elle est. Sans tricher, même au début d’une potentielle relation.

Le regard de l’invité s’arrête aux bottes. Il sourit.

— Je te propose qu’on aille s’asseoir sur le canapé du salon. J’apporte le Nesquik.

Ils ont un autre point commun : leur boisson favorite.

Alors qu’il prend place sur le canapé, Prune apporte deux tasses. Sur la première, on y voit une petite fille. Une danseuse. Elle agite ses bras avec douceur alors que le sol de marbre ne souhaite que l’engloutir. Anton voit toute la détermination et la concentration dans les yeux de cette petite fille. Il en est sincèrement ému. Voyant qu’il ne quitte pas la tasse des yeux, Prune la lui remplit de boisson chocolatée. Sur la deuxième tasse, la même petite fille se retrouve face à un lion. Au lieu de fuir, Anton a l’impression qu’elle bombe le torse en se contractant les muscles du bras. Là aussi, il y voit une certaine force.

— J’aime bien tes tasses, dit-il simplement.

Il cache son émotion. Il ignore pourquoi il ressent des sentiments aussi forts.

Mais, ces tasses arrivent à l’émouvoir jusqu’au plus profond de lui-même. Comme si elles avaient une histoire à raconter. Il hésite même à demander à son amie s’il en existe d’autres. Pour savoir ce que la petite fille a dû affronter d’autre au cours de sa vie.

— Ah ! Oui… Ces tasses. Je n’y avais pas fait attention, répond Prune.

Jamais elle ne se sert de ces tasses-là. Elle ne comprend pas ce qui lui a pris. Parmi toute sa collection, il a fallu que ce soit ces deux-là.

— Elles ont quelque chose de particulier ?

Anton se mord la lèvre inférieure. Il s’est peut-être montré trop curieux. Prune ne voit pas d’inconvénients à lui répondre :

— Je n’ai pas eu une enfance, ni même une adolescence très joyeuse. Pour me remonter le moral, mon grand frère avait pour habitude de me faire des dessins…

Anton écoute attentivement son récit. Au fur et à mesure, son cœur se serre. Il aime la voix qu’il entend flotter dans la pièce. Il est sensible à l’émotion qu’elle cherche à dissimuler.

— Il faisait toujours les mêmes dessins. À chaque fois, c’était moi, une héroïne faisant face à toutes sortes de danger. Le premier, c’est d’ailleurs le dessin qu’il y a sur ta tasse.

L’invité regarde son breuvage, comme s’il allait voir apparaître autre chose à côté de cette danseuse.

— J’étais stressée à la veille de mon premier gala de danse. Mon frère m’avait demandé quel était, pour moi, le pire des scénarios. Je ne sais pas pourquoi… Je lui ai répondu que j’avais peur d’être dévorée par la scène.

Anton comprend mieux l’image sur la tasse.

— Deux jours plus tard, il a glissé sous la porte de ma chambre une feuille de papier. Et, c’était ce dessin. Celui que tu as sous les yeux.

L’émotion s’empare de la pièce.

Anton a de suite compris qu’une belle histoire se cachait derrière la tasse. Il ne s’est pas trompé. Pourtant, il n’a entendu que la moitié de l’explication. Distrait par le récit de Prune, il trempe un Pringle dans le Nesquik avant de le croquer à pleines dents.

— C’est… C’est trop mignon…

C’est tout ce qu’il a pu dire.

Il ne s’est même pas aperçu de l’innovation culinaire qu’il vient de tester sous les yeux de son amie.

— Maintenant, à chaque Noël, je reçois une tasse sur laquelle il a reproduit tous ses dessins de moi. Je me souviens de ce qu’il m’a expliqué… C’était pour que je me rappelle chaque matin à quel point j’étais forte. Que je pouvais tout affronter.

N’ayant vu aucune grimace sur le visage d’Anton quand il a goûté à son Pringle au Nesquik, Prune décide d’en faire de même. Cela surprend son invité jusqu’à ce qu’il s’aperçoive qu’elle ne fait que l’imiter.

Le dégoût se transforme rapidement en surprise agréable. C’est loin d’être mauvais, en fait. Alors, il recommence encore, encore et encore.

— Ton frère est génial… C’est… C’est incroyable, toute l’imagination qu’il a ! Il doit t’adorer à un point…

— Je crois qu’il m’adore un peu trop, déclare-t-elle en souriant.

— Je trouve votre relation très touchante, confie Anton.

Prune rougit. Elle s’aperçoit qu’elle a un peu trop monopolisé la discussion. Elle bafouille quelques excuses.

— Tu n’as pas besoin de t’excuser, Prune. Pour dire vrai, je mourrai d’envie de connaître l’histoire derrière cette danseuse.

Prune n’en revient pas de voir à quel point elle se sent à l’aise avec Anton. D’habitude, elle est si timide, discrète… Elle culpabilise de ne parler que d’elle depuis le début :

— Et toi ? Tu as des frères et sœurs ? Des tasses qui te rappellent des souvenirs d’enfance ?

Anton sourit. Il a bien quelques anecdotes à raconter. Mais, rien d’aussi fort que ce lien fraternel qui unit Prune et son grand frère. Il lui promet de se dévoiler davantage au prochain rendez-vous.

Parce que, oui, il a très envie de la revoir.

— Il n’y a plus de Pringles ! Je crois que c’est l’heure de lancer le film, lance-t-il en lui tenant la main alors qu’ils sont tous les deux enfoncés dans le canapé.

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