Le 8 mai 1853, Charles Louis Schulmeister n’avait aucun regret.
Toute sa famille à son chevet, il savourait ses derniers instants en une compagnie aimante et aimée. Il gravait dans son infaillible mémoire les traits de celles et ceux qui l’accompagnaient vers le trépas. Peut-être conserverait-il leur souvenir dans l’au-delà.
Assise au bord du lit, son aînée Julie lui appliquait un linge humide et frais sur le visage. Derrière elle se tenait sa cadette Joséphine. Toute en retenue, en délicatesse et en intonations expressives, elle lisait de sa douce voix les poèmes des Orientales de Victor Hugo. Sur la table de chevet, les Méditations poétiques de Lamartine attendaient leur tour. Elle savait que son père aimait ces auteurs. Lina, la fille de Julie, s’occupait de faire jouer son fils René et la petite Louise, sa nièce. Rien ne justifiait à ses yeux d’accabler l’atmosphère déjà lourde de l’appartement rue Broglie. Elle souhaitait que résonnent des rires de gamins. Ses cousins les plus âgés, Marie et Charles, se tenaient par la main. Mutiques, les deux orphelins avaient du mal à supporter ces derniers moments avec leur grand-père, leur adorable tuteur. Quand il leur sourit, des larmes de tendresse glissèrent avec douceur le long de leurs joues. Son état ne lui permit pas d’essuyer les siennes.
Il adressa une ultime prière à Dieu. Il Lui rendit grâce d’être accompagné vers l’Éternité par les êtres si chers à son cœur. Il L’implora de bénir leur vie. Envahi par une joie profonde, il ferma ses paupières et poussa son dernier souffle.
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L’instant d’après, Charles ouvrit les yeux.
Aveuglé par une intense clarté, il mit un certain temps à y voir. Il eut du mal à distinguer les murs blancs ceinturant la longue pièce rectangulaire à l’extrémité de laquelle il se situait. Au fond, face à lui, les seuls décors de l’endroit tenaient en un bureau en bois massif, un siège d’ecclésiastique et une porte équipée d’une nombreuse variété de verrous. Derrière lui, rien d’autre ne semblait visible. Un silence surnaturel, sourd et lourd, régnait ici. Quand il avança, ses pas n’émirent aucun bruit. Il n’osa plus bouger. Par mécanisme, ce vide sonore attira son attention vers ses pieds. Son regard s’arrêta sur ses vêtements.
Il portait un uniforme intégral bleu pâle avec une rangée de boutons centrés de la taille au col. Les manches étaient ajustées aux poignets et leur odeur parvint à ses narines : un doux parfum de lessive aux accents printaniers. En humant son bras droit, il vit que le tissu était imprimé d’une ligne de caractères, 900Z-588/112a74. Il se demanda ce que cela pouvait signifier. Au niveau du bassin, la présence d’une fermeture éclair le surprit, car il ne connaissait pas ce système. Les jambes du pantalon bouffaient aux cuisses et se resserraient sous les mollets. Il vit alors ses souliers qui l’intriguèrent au plus haut point. Légers et confectionnés en jute bleu marin, ils montaient à mi-chevilles. Ils étaient ornés d’un rond en surpiqûre où figurait le mot Converse, une flèche et une étoile à cinq branches. Leurs semelles étranges et blanches distinguaient le pied gauche du droit[1].
Soudain, un son lointain brisa le silence et attira son attention vers le bureau. Ce fut un bref sifflement de merle qui, en disparaissant, lui laissa une impression de surdité. Tout cela le dérouta. Il comprit avoir atteint l’au-delà, mais l’endroit le surprenait. De nombreux hommes de religion, protestants ou catholiques, dépeignaient le Purgatoire, le Paradis et l’Enfer. Leur escroquerie s’avérait manifeste, ils avaient prétendu maîtriser le sujet. Il aurait dû réclamer qu’ils détaillent leur propos, à commencer par son père. Allait-il le voir ? Et Louise ? Où se trouvaient ceux qu’il avait aimés et détestés ? Et lui, bon sang, qu’allait-il advenir de lui ? Attendait-on quelque chose de sa part ? Devait-il patienter jusqu’à l’arrivée de quelqu’un ?
Dans un nuage de fumée, une petite chaise apparut devant le bureau. Mal assuré, il prit cela pour une invitation. Sans briser le silence de plomb, il se dirigea vers elle. D’un genre inconnu, le siège se composait d’une armature tubulaire en métal gris et poli. Il était monté d’accoudoirs vert anglais en curieuse matière rugueuse. Un tissu tapissé de haut en bas faisait office d’assise et de dossier. Mort au milieu du dix-neuvième siècle, Charles ignorait à quoi ressemblait du mobilier de camping bon marché. Néanmoins, il s’y installa et attendit.
Longtemps.
Dans le silence.
Sa chaise incommode tendait à pencher vers la droite. Craignant qu’elle ne cède sous son poids, il changea de posture. Elle s’inclina alors vers la gauche. Il n’osa plus bouger et poireauta. Le moment lui parut interminable.
Comme rien ne l’occupait, Charles s’intéressa au bureau. Le corps du meuble présentait des bas-reliefs où figuraient des anges opposés à des démons. Cela lui sembla logique. Il considéra ensuite les choses posées dessus. Quelqu’un y avait laissé ouvert un énorme volume relié de cuir. À côté, il vit un encrier, une plume d’autruche et un objet noir, plat et rectangulaire. Sans oser se lever, il tendit le cou pour scruter le livre. Des quatre lignes qui y étaient écrites, il ne put déchiffrer que les premiers mots. Lire son état civil le rassura. Aucun élément ne lui fournit plus d’information au sujet de cet endroit ou de ce que l’on attendait de sa part. Il pensa à ses souliers.
Peut-être le terme Converse suggérait-il une instruction ? Vérifiant que personne ne l’observait, il croisa les jambes et, avec précaution, se pencha vers son pied. Il lâcha un maladroit « Bonjour ! » à l’attention de sa chaussure. Il guetta un signe ou une réponse.
Rien.
Gêné par le ridicule de la situation qu’il mesura, Charles passa sa main aux cheveux. Consterné, il découvrit que son crâne en était dépourvu, rasé à la perfection.
Il sursauta en entendant un brusque « cui-cui » qui manqua de le renverser à droite de sa chaise. Le rectangle plat, posé sur le bureau, s’illumina d’un ruban aux inscriptions minuscules. Il redevint noir. Le chant du merle émanait de cette chose.
Soudain, un gant rouge surgit du livre et se tendit à la verticale. Se rattrapant de justesse vers la gauche, Charles fut saisi d’effroi. La main tâtonna les pages avant d’y prendre appui. Un individu vêtu de blanc et de carmin s’extirpa avec difficulté du registre. En sortant comme d’un puits, il s’installa sur le siège d’ecclésiastique. C’était un cardinal.
Son visage haut de front ne dégageait aucune sympathie. Il portait une moustache et une barbiche. Ses cheveux châtains peignés avec soin étaient coiffés d’une calotte rouge. Le magistrat s’affaira comme s’il était seul, se penchant sur le côté pour fouiller dans l’une de ses poches. On entendit un pet, long et sifflant comme une fuite. Il sortit une fine paire de lunettes qu’il chaussa sur son nez et une petite boîte dotée d’un bouton vert sur lequel il appuya. Aussitôt, des lettres d’or apparurent dans l’air au-dessus de lui, formant en arc de cercle des mots écrits avec élégance par une main invisible.
Eminenza Giulio Raimondo Mazzarino.
Sans prêter attention à Charles, le cardinal saisit le rectangle noir posé sur le bureau. Il le tapota de ses pouces et sembla le lire. Il bougonna au rythme de ses doigts et remit l’objet en place. Il se pencha alors sur le livre et déchiffra avec peine au travers de ses lunettes :
– Karl… lui, Luis… Louis… Non, Ludwig, bredouilla-t-il d’une voix nasillarde. Roooh !
Un verre émergea de nulle part. Il contenait un Ricard bien jaune que l’homme d’Église but d’un trait. Il reprit :
– Karl Ludwig Schulmeister ! Alias Herr Karl, alias Charles Louis Schulmeister, alias Monsieur Charles, alias L’espion de l’Empereur, oh pardonnez du peu, alias, euh… Chachat ?
Sans y parvenir, Charles tenta de trouver une attitude digne sur sa chaise de camping. Intimidé, il déclara de la manière la plus simple qui soit :
– Oui. C’est ma femme qui m’appelait Chachat.
– Mmmh… répondit l’autre qui saisit la plume pour la plonger dans l’encrier. Avec rapidité, il inscrivit plusieurs phrases. Il sirotait une flasque de Bourbon, jaillie de la même et inexplicable façon que le verre de Ricard.
– Bien ! enchaîna-t-il. Vous pouvez le lire ci-dessus, je suis le Cardinal Jules Raymond Mazarin. Né le 14 juillet 1602, je fus Premier ministre du Royaume de France jusqu’à mon décès le 9 mars 1661. Depuis, je m’occupe d’accueillir les morts aux Enfers et, plus précisément, dans leur antichambre. Pas de purgatoire, pas de négociation ! Vous nous avez rejoints, car vous le méritez et je vous en félicite. C’est un très bon choix !
Il marqua une pause dans sa tirade pour ne faire qu’une gorgée d’un Gin Tonic dont le pétillant le fit froncer des narines.
– Notre entretien, très cher Monsieur, vous permettra une ultime confession. Entendez par-là le récit complet de votre vie depuis le premier péché. Je déciderai dans quel cercle des Enfers vous placer. Je devine que vous vous interrogez à ce propos. Je vous le dis, vous vous posez une excellente question !
Il but un Dry Martini secoué, mais pas agité.
– Les Neuf Cercles des Enfers ! Un sujet passionnant. PASSIONNANT ! Sachez que le premier est le pire de tous. LE PIRE !
Il marqua un temps de pause pour vérifier l’impact de ses effets de manche. Il perçut le silence comme la conséquence de la forte impression qu’il dégageait. En réalité, Charles élaborait toutes sortes d’hypothèses au sujet de ce curieux personnage. Il étudiait son addiction évidente à l’alcool, ses propos et son attitude. Ses observations lui permettraient d’orienter la conversation à son avantage.
– Le Premier Cercle, reprit Mazarin, est réservé au gratin du gratin. Seuls les meilleurs criminels de l’humanité ont droit à une éternité de souffrances terribles. Bon, je dois vous avouer que nous faisons face à une demande bien plus importante que notre offre.
Il énuméra les différents cercles sans donner d’information précise à leur sujet. Il parlait beaucoup pour ne rien dire tout en rinçant une fillette de Côtes-du-rhône. Il glissa tout de même que Dante s’était bien moqué des gens en racontant n’importe quoi dans sa Divine Comédie.
– Le Neuvième… Que voulez-vous que je vous dise, mon cher ? Le Neuvième Cercle n’est pas le pire. C’est pour les gens communs, voilà tout. Des questions ? demanda-t-il en faisant tinter les glaçons d’un Apérol Spritz.
– Je… non, je ne sais pas. Je ne m’attendais pas à aller au Paradis. Monseigneur, je ne suis pas étonné de comparaître devant vous. Par où dois-je commencer ? Dois-je me présenter ?
– À part votre identité que je connais déjà, c’est à votre guise. Nous avons le temps, répondit l’ecclésiastique en touillant la menthe de son Mojito. Ah ça, croyez-moi, nous en avons.
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Charles réfléchit pendant plusieurs minutes. Mazarin tenait sa plume, prêt à noter ses propos.
– Je suis né le 5 août 1770 à Neufreistett, une bourgade allemande proche de la bordure du Rhin. Mon père, le pasteur Johann Gottfried Schulmeister épousa, en troisièmes noces, ma mère Jeannette Ritzhaub. Ce ne fut pas une histoire d’amour, mais de raison, un mariage arrangé entre collègues du culte. J’étais le sixième enfant Schulmeister, le quatrième si vous ne comptez que les vivants.
Il hésita, tenta de percevoir s’il répondait comme le cardinal l’attendait. Celui-ci notait sans s’arrêter, plongeant la plume dans l’encrier et écrivant de la même main. De l’autre, il buvait un verre de Ciney blonde.
– Je vous écoute, enchaîna Mazarin dans sa moustache couverte de mousse.
– Ma naissance fut la goutte d’eau qui fit déborder le vase de la discorde familiale. Vieille de dix ans, elle trouvait son origine dans le décès de la précédente femme de mon père. Il en attribuait la faute à leurs enfants, Christian et Christina. Selon lui, ils l’avaient mal soignée pendant qu’il se chargeait de la communauté de la région. De leur côté, ils l’accusaient de trop fréquentes absences et le renvoyaient à ses responsabilités de mari. Toujours est-il qu’ils tolérèrent la naissance de mon aîné Johann et refusèrent la mienne. À leurs yeux, nous représentions des parts du petit héritage en moins. Ces lâches me savaient mal aimé et je devins leur bouc émissaire. Quand je les croisais en forêt ou dans le village, ils me rossaient. Je m’en relevais avec difficulté.
– Personne ne prenait votre défense ? s’enquit le cardinal en dégustant une demi-bouteille d’amaretto au goulot.
– Non. Comprenez que personne n’avait désiré ma venue au monde. À cette époque, mes parents traversaient une période impécunieuse. Une bouche supplémentaire à nourrir représentait un poids superflu.
– Et votre frère direct ? Comment se comportaient-ils vis-à-vis de lui ?
– Mieux qu’avec moi. Johann Gottfried fils était le préféré de la maison et cela le rendait intouchable. Il en avait lui-même conscience. Pour rien au monde, il n’aurait partagé sa position privilégiée avec moi, pas plus qu’il ne m’aurait protégé. Au contraire, quand il me voyait arriver en mauvais état, il saisissait l’opportunité de me battre à son tour. Lorsque j’en parlais à ma mère, elle me giflait soit pour avoir accablé mon frère, soit pour avoir approché Christian et Christina de trop près. J’avais beau n’être qu’un gamin, on m’accusait de jeter de l’huile sur le feu. Mon géniteur ne manquait jamais une occasion de m’en corriger de sa ceinture.
– Et les jumeaux, vos cadets ? demanda Mazarin en buvant un triple whisky d’un seul trait.
– Johann Friedrich et Friederike étaient nés dans un contexte plus favorable. Notre père avait alors excellé dans l’exercice de son pastorat. Les notables de la région l’en récompensaient par de généreuses rentes.
Charles s’arrêta de parler, songeur.
– Dois-je vous raconter comment les circonstances évoluèrent à mon avantage ?
L’ecclésiastique opina du chef et ingurgita une bonne dose de rhum brun hors d’âge.
– À huit ans, j’ignore par quelle inspiration, je pris mon sort en main. Je décidai de changer ce monde néfaste qui m’entourait. En premier, je m’imposai à mon frère aîné. Un jour, je le provoquai pour qu’il veuille me rosser et me poursuivre. Comme je courrai plus vite que lui, je n’eus aucun mal à l’attirer au moulin de Freistett et je l’enfermai dans la réserve à grains. Le meunier était connu pour détester que l’on s’introduise chez lui. Cela appâtait les rats, prétendait-il. Je savais qu’il avait battu un jeune couple qu’il avait surpris une nuit, quelques semaines auparavant. En le croisant une fois ou l’autre, j’avais relevé dans son regard une curieuse lueur. Incapable de l’interpréter, j’avais néanmoins le sentiment que cela n’était pas quelque chose de bon. Mon frère ne réapparut jamais.
Aucun regret ne sonna dans la voix de Charles.
– Vous n’usurpez pas place ici, Monsieur Schulmeister. Je vous congratule ! déclara le cardinal, griffant le papier de sa plume, une expression de dégoût marquée sur son visage.
Il avait oublié qu’il n’aimait pas le Fernet-Branca et se désaltéra avec quelque chose de plus doux, un Tokay bien frais.
– Continuez votre récit, je vous prie.
– À ma décharge, reprit Charles, j’étais trop immature pour comprendre dans quel piège j’avais précipité mon frère. Je n’avais que souhaité lui montrer comment, moi aussi, je pouvais le faire souffrir. J’éprouvais des remords au sujet de sa disparition jusqu’à ce que j’en constate le rapide bénéfice sur le cours de ma vie. Après leur deuil, mes parents me considérèrent mieux qu’auparavant, car j’étais devenu l’aîné. Ne vous leurrez pas. Il s’agissait d’un palliatif à leur terrible perte, une conséquence pragmatique due à l’instinct de survie qu’ont parfois les êtres humains.
Mon père entreprit de s’occuper en personne de mon éducation. Je suivais ses déplacements de village en masure. Il jouait son rôle de pasteur et je l’assistais, étudiant avec attention ses manières de se conduire avec autrui. J’étais spectateur de ses changements d’attitude, selon le résultat qu’il souhaitait obtenir d’une conversation ou d’un sermon. L’observer à l’œuvre fut instructif. Je comparais le comportement de l’homme de piété à celui de mon parâtre. Au travers de sa badine et de sa lourde main, il ne me communiquait aucun amour de Dieu, encore moins de mes congénères. C’était pourtant son moyen de me transmettre sa foi sans bornes, son très subjectif sens de l’honneur et, peut-être pensait-il, la vocation de succéder à sa charge. Je suis persuadé qu’il souhaitait me voir accéder à un métier qui favoriserait sa bonne réputation. Dans son esprit, la perte d’un fils avait altéré sa notoriété. Il n’eut de cesse de me pousser dans mes derniers retranchements et, pour cela, je lui en rends grâce. Son inaptitude chronique de sentiments envers moi rendit fertile le terreau de ma détermination.
À l’âge de quinze ans, le désir de lui échapper m’incita à m’inscrire comme cadet du Régiment de Conflans-Hussards. Si vous aviez vu sa tête quand je le lui annonçai ! Ce nom ronflant flatta tant son ego qu’il proclama en public mon engagement et mit cela en exergue à la qualité de son éducation. Par ma conscription, j’avais gagné à ses yeux une valeur qu’il m’avait voulu obtenir. De plus, je lui procurais une revanche sur une branche familiale avec laquelle il avait rompu les liens. L’un de mes cousins était un capitaine réputé et avait servi quelques années à Saarbrücken.
Une huitaine après avoir signé, j’intégrai la caserne de Metz, épris de liberté dans un environnement qui ne s’y prêtait guère. Vif d’esprit, je comprenais le fonctionnement du système en peu de temps. Au bout de quelques semaines, je fis commerce de denrées réservées aux officiers et interdites aux cadets.
Audacieux, il m’arrivait d’être imprudent et, au bout de la première année, j’éveillais les soupçons d’un lieutenant. Il tenta de me prendre en flagrant délit et de trouver des témoins. Mes fournisseurs et mes clients souhaitant protéger mon affaire, il fit chou blanc durant plusieurs mois.
Un jour cependant, il découvrit dans mon barda une blague à tabac de trop bonne qualité et d’honnêteté douteuse. Il eut la présence d’esprit d’y ajouter du lard et des carrés de soie. Il me convoqua pour me confondre et me menaça de dénonciation au commandement. Il me promit un scandale retentissant, à moins que je ne démissionne. Naïf, je choisis de déclarer une fragilité cardiaque qu’un médecin authentifia contre paiement. Pour préserver les apparences, je dus investir quelques deniers supplémentaires dans l’attestation d’un Maréchal-des-Logis, criblé de dettes. Je me souviens des trémolos dans sa voix quand il prétendit regretter de devoir se séparer d’un élément si honorable, si valeureux que moi. Il fut excellent comédien au point d’émouvoir mon père aux larmes, après quoi tous deux prirent une bonne cuite au schnaps.
– Délicieuse idée !
Une bouteille de poire Williams rouge de chez Nussbaumer surgit pour le plus grand plaisir du cardinal :
– Et comment s’appelait-il ?
– Le Maréchal-des-Logis ? Ernst Schneider.
– Pas lui, le lieutenant.
– Aimé Bellanger. Il mourut la même année, écrasé par son propre cheval.
Mazarin siffla, laissant s’échapper un filet de bave inopportun :
– Un accident ?
– Non, mais ce fut la conclusion de l’enquête. Les gendarmes ne me soupçonnèrent pas et je ne fus pas inquiété. Quand bien même cela eût été le cas, j’avais échafaudé des plans pour parer à toute circonstance. Lors de cet épisode, je compris comment m’arranger des situations, me jouer des gens et je fus convaincu que personne ne me résisterait. Cela me donna des ailes.
Ni beau ni laid, je m’entraînais à éduquer mon visage de telle sorte qu’il dégage une expression particulière, illisible. Je travaillais ma posture afin qu’elle expose une profonde humilité, voire un manque de confiance en moi. Au besoin, en un claquement de doigts, je changeai d’attitude et je m’imposai par une arrogante assurance. Mon regard passait de l’abnégation à une intensité qui faisait plier les caractères les plus durs. À l’envi, je jouais d’un irrésistible charisme. Je pris conscience de ce don et le transformai en une arme précieuse. Je persuadais ou soudoyais à volonté quiconque devait l’être. J’offrais des services pour mieux en exiger d’autres en retour. Par exemple, en échange de la cession de mon affaire, Ernst Schneider acheva mon instruction à la lutte, à l’escrime et au tir.
Charles marqua un temps d’arrêt pendant que Mazarin s’appliquait à piocher la cerise au fond de son Manhattan, la langue sortie au coin des lèvres et les yeux exorbités de concentration.
– Tout va bien, Votre Éminence ?
– Oui, je l’ai presque ! Allez-y, je t’écoute.
– Berné par les mensonges, mon pasteur de père usa de son influence auprès de la société civile pour me faire embaucher au bailliage de Kork, en 1788. Comme actuaire, j’y acquis de nouvelles compétences en apprenant les rouages de la statistique, la prospective des risques et les échanges commerciaux entre les différents territoires qui bordaient le Rhin.
– Des trucs chiants, quoi, commenta l’autre en plongeant son doigt dans de la liqueur de café.
Schulmeister continua, imperturbable :
– À ce poste, j’affûtais mes dispositions d’analyse, de réflexion et ma forte capacité à saisir les opportunités qui se présentaient à moi. À dire vrai, je les créais moi-même. Sur recommandation de la puissante principauté de Hesse-Darmstadt, par quelques belles lettres rédigées de ma propre main, j’empruntai les fonds nécessaires à m’établir comme marchand de fer. Avant de commencer mon activité, je maîtrisais déjà les tenants et les aboutissants du marché. Je travaillais d’arrache-pied et ce fut en juste récompense que me sourit une réussite méritée. En quelques mois à peine, je devins l’un des principaux négociants auxquels l’on faisait appel en la matière. Grâce à cela, je remboursais mes dettes et rendais mon père fier de son rejeton.
Pasteur encensé, il s’attribua la vertu de mon excellente éducation. Comme je l’avais envisagé, il s’affaira à ma publicité partout où il allait. Du margraviat de Bade[2] au Wurtemberg, en passant par le duché de Souabe, il n’avait de cesse d’étaler mes qualités. Il se portait garant de mon honneur, persuadé d’entretenir sa propre réputation. Transformé en instrument de ma propagande, de vecteur dynamique, il proclamait ma bonne notoriété qui prenait appui sur la sienne.
Ce fut par un heureux hasard que je découvris ses attentes à mon sujet. Lui qui ne m’avait jamais offert la moindre once d’amour, n’aspirait qu’aux démonstrations du mien pour lui. Dans les réceptions bourgeoises auxquelles nous étions conviés, je racontais à qui d’utile devait m’écouter, car je ne m’adressais à personne d’autre, je racontais combien mon père avait toujours été ma source d’inspiration. Comme lui, j’avais rencontré ma future épouse à Sainte-Marie-aux-Mines et j’en attribuais la grâce à son influence, au chemin que Dieu avait tracé pour moi sur ses pas. Cet imbécile imbu de sa personne gonflait tant le torse à ce moment des conversations, qu’on eut dit un crapaud de Monsieur de La Fontaine.
– Une grenouille, coupa le cardinal au teint aussi empourpré que sa robe.
Il mastiquait tant bien que mal les emballages de chocolats à la liqueur.
– Peu importe. Un batracien, répondit Charles. En réalité, ma rencontre avec Louise n’était pas fortuite. Jean-Charles Unger, mon futur beau-père, était inspecteur des mines et l’une de mes plus solides relations de marchand de minerais. J’avais travaillé à gagner sa sympathie, sa confiance, ses faveurs et il me présenta à sa fille que j’épousai le 20 février 1792. Devenu son gendre, je n’eus aucune peine à lui faire fermer les yeux quand je falsifiais les quantités d’argent ou de manganèse que j’achetais.
– Vous avez épousé une femme que vous ne chérissiez pas ? Roooh… ce n’est pas joli-joli, ça, dit Mazarin qui sifflait sa quatrième flûte de Moët et Chandon Imperial.
– Je n’entendais rien aux sentiments. Un soir où nous discutâmes sur notre couche, elle toucha mon être au plus profond et se mua en l’unique amour de ma vie.
Deux mois après notre mariage, la guerre éclata entre la France républicaine, la Prusse et l’Autriche. Louis XVI comptait sur une défaite française pour voir la plénitude de ses droits restitués. Nombre de nobliaux cherchèrent à gagner l’Allemagne pour s’engager contre leur propre pays. Au prix fort, je m’occupais de les faire voyager. J’en profitais pour constituer ma clientèle en denrées françaises que je passais en fraude. Bien sûr, je restais marchand de fer. Cette couverture idéale justifiait mes fréquents périples entre la France et l’Allemagne.
Je dois créditer l’héritage de mon père qui, pendant des années, me traîna derrière lui au travers de tout le bassin rhénan et au-delà. Grâce à lui, j’en connaissais les moindres recoins par cœur. Embrassant avec enthousiasme la carrière de trafiquant, je sillonnais les deux rives du Rhin, le Bade, le Wurtemberg, le Souabe et la Suisse.
Pendant que ma femme pouponnait notre petite Louise, je théorisais l’art de la contrebande : savoir qui vendait quoi, qui souhaitait l’acheter, où se situaient les obstacles à ces transactions et par quels chemins les éviter. Je définis ne pouvoir maîtriser cet art sans disposer d’un infaillible système de connexions humaines. J’excellais par mes facilités à lier et à entretenir des contacts utiles. Je tissais une solide maille de paysans, de journaliers en tous genres, de colporteurs, de bateliers et de pêcheurs, de voituriers et de chômeurs des villes. Je savais tout au sujet de tout, de Strasbourg à Karlsruhe et jusqu’à Bâle. Dieu m’avait doté d’une mémoire exceptionnelle grâce à laquelle j’archivais la moindre information qui me parvenait. Sur les deux rives du Rhin, je connaissais les arcanes des relations commerciales, politiques et même celles de cœur.
En un temps record, de passeur je devins chef de mes propres réseaux. Le terrain de jeu de mon enfance se transforma en un vaste territoire. J’en étais le maître incontestable et, à l’âge de vingt-cinq ans, ma fortune était déjà grande.
« Plop ! » Mazarin déboucha une bouteille de Châteauneuf-du-Pape qu’il avait coincée entre ses genoux. Charles déploya tous les efforts possibles pour garder son calme. À ce moment de la conversation, il ne savait pas encore dans quelle direction s’orientait son intérêt.
[1] Eh oui, ce fut Alexis Godillot (1816-1893) qui inventa les premières chaussures à pied gauche et à pied droit en 1853.
[2] Fief du Saint-Empire romain germanique, à la frontière du Rhin.
Je comprends, car il s'agit d'une histoire parallèle qui rejoint celle d'Emrys (oui, sinon, il n'y aurait aucun intérêt).
Je réfléchis à une manière de faciliter son approche, car je suis assez surpris de la "surprise" dont on m'a fait part à ce sujet.
Je ne pensais pas cela perturberait autant, car j'ai lu des romans qui suivent deux personnages distincts.
Merci pour ton commentaire !
Ce personnage est à la limite de la psychopathie ':-D
Un bon chapitre, avec des descriptions bien construites. La fin est un peu abrupte, vite, la suiiiiiiiiiite !!!
A dimanche?
Merci de continuer à suivre cette histoire et de commenter !
Oui, Charles Schulmeister était un manipulateur de premier ordre. Sa place aux Enfers n'est pas usurpée ! ;)
Si j'ai romancé ses relations familiales et ses intentions derrière les actes historiques, il était bien à la tête de très vastes réseaux. Il les mit à profit d'autres activités.
Certains historiens ont réécrit son roman historique en faisant de lui un James Bond de l'Empire. On lui a même consacré une série télévisée dans les années 70 (que je n'ai pas vue, je me suis basé sur un ouvrage de Gérald Arboit).
Dimanche prochain, je servirai du lapin !