Denis Schildknecht l’avait rencontré dix ans auparavant, un soir d’Halloween. Lui-même portait un déguisement de momie qu’il avait confectionné avec des bandages qu’il se procura en pharmacie et qu’il arrosa généreusement de bières enquillées durant une belle tournée des bars strasbourgeois du centre-ville. Vers deux heures du matin, rond comme une queue de pelle, il enfourcha tant bien que mal son vélo et s’efforça de gagner son domicile en un trajet plus ou moins maitrisé.
Il chuta à plusieurs reprises le long de la rue du Bouclier et frôla deux piétons au moment de tourner rue des Dentelles. Cela suffit à l’un des types pour le poursuivre, lui sauter au colbac et le faire tomber de sa bicyclette. Incapable de se défendre du fait de son état d’ébriété et de sa qualité d’être totalement dépourvu de sentiment belliqueux, Denis passa un sale quart d’heure. Il reçut plusieurs mandales de celui qui portait un curieux masque rose et violet avec une trompe qui bougeait toute seule et des yeux sur le côté. L’autre qui avait les dents au milieu du front se jetait sur lui quand Éric intervint.
Denis se réveilla le lendemain matin dans un vaste appartement qui n’était pas le sien, un immense et confortable lit aux draps qui sentaient le printemps, face à un type aussi grand que Shaquille O’Neal[1], mais en plus pâle, assis dans un fauteuil qui semblait minuscule. Il observait Denis en caressant un hamster qui ronronnait, allongé sur sa cuisse. La bestiole avait une drôle de gueule.
Après lui avoir posé les questions d’usage cinématographique propres à ce genre de scène, Denis comprit qu’Éric Dunom – ce fut ainsi qu’il se présenta– l’avait sorti d’un bien mauvais pas.
– C’est ma faute, fit Denis sur un ton de regrets. J’étais saoul et je les ai bousculés… je crois.
– Ils n’ont pas eu besoin de ça pour s’en prendre à toi. Non, tu es une proie facile ce genre de saloperies, c’est tout.
– Oui bon, je ne suis pas taillé comme vous, se vexa Denis, et ce n’est pas une raison pour s’en prendre aux gens.
– Oh, ce n’est pas en rapport avec la taille, ils s’en prennent à n’importe qui. Ce sont des créatures des Enfers.
Enfin, c’étaient, rit Éric.
Ce fut à ce moment précis que Denis, psychologue doctorant de son état, aurait dû rompre tout contact avec son sauveteur. Au lieu de cela, la curiosité de cette affirmation le piqua et s’ensuivit un débat surréaliste au sujet de l’existence des démons. Ce gars était persuadé que des êtres sortis des Enfers existaient, au même titre que ces connards d’anges comme il les appela. Il était atteint d’une forme de schizophrénie que Denis lia à un esprit complotiste certain. Un avis qu’il révisât quand, sans crier gare, Éric changea de voix, de vocabulaire, d’attitude, cracha par terre et l’insulta. D’abord, il crut à une plaisanterie et s’en amusa, ce qui lui valut d’autres injures. Il assista alors à une véritable dispute entre Éric et son cousin, Malik. Schizophrène, souffrant d’un trouble dissociatif de la personnalité et, par ce biais, pervers narcissique paranoïaque.
Pourquoi Denis prit-il ce bodybuildé en pitié ? Il ne savait plus répondre à cette question vieille de dix ans. S’était-il senti redevable ? Voulut-il prouver que lui, petit bonhomme malingre, pouvait secourir une telle force de la nature ? Voulut-il se prouver sa valeur en faisant acte d’une prétention stupide ? Pourquoi, bordel de merde, ne s’était-il pas barré aussi vite qu’il put ? Mais non, au lieu de cela, le psychologue s’intéressa tant à son cas qu’il en développa une passion dévorante, perdit le sens de ses obligations déontologiques. Il sombra dans son étude et, par ses dérives, devint complice des errements souvent périlleux d’un monstre pathologique ultra-musclé, coutumier de violentes altercations et autres mises en danger d’autrui. Plus d’une fois, Denis s’attendit à voir débarquer la Police à son domicile ou à son cabinet afin d’exiger qu’il rende des comptes quant à sa pratique douteuse. Cela arriva autant que la sérénité, jamais.
Au fil des années, il se fit des cheveux blancs et garde-fou d’Éric Dunom.
Denis ferma la couverture du classeur à levier que lui avait apporté Éric qui attendait son verdict dans une position comique. Écrasés par son poids, les deux coussins d’assise s’enfonçaient sous ses fesses et formaient un V ou une grande bouche verticale prête à avaler un morceau trop grand pour elle. Le psychologue ne put réprimer un rire discret.
– Tu trouves ça drôle ? demanda Éric.
Il se ressaisit aussitôt et, pour reprendre contenance, se recala dans son propre siège.
– Eh, bien…
– Je te demande ça parce que j’ai tenté quelques figures de style et…
– Te fais pas chier à lui expliquer, Cousin. R’garde-le avec sa tête de poulpe, y s’fout de ta gueule.
Denis prit un mouchoir en papier et s’essuya le visage. Ce n’était pas la première fois que son patient lui crachait dessus ou, pour être plus juste, ce n’était pas la première fois que Malik lui crachait dessus. D’ailleurs, aucune séance ne se déroulait sans crachat à la gueule. Il détestait cette personnalité.
– ‘Tain, j’te jure que j’vais t’enfiler tes stylos de partout avec tes carnets de notes de merde. Écrire des mémoires, tu parles d’une connerie. Connard de toubib ! cria-t-il.
– Malik, je vous ai déjà dit que je ne suis pas médecin.
– Ah ouais ? C’pas marqué Docteur sur ta plaque, p’t’être ?
– Docteur en psychologie, j’ai fait une thèse.
Malik, fit-il avec calme, est-ce que vous acceptez que je parle à Éric au sujet de ce qu’il a écrit ?
– Malik, gna, gna, gna. Vas-y me parle pas comme à un débile ! T’sais même pas comment j’m’appelle, fils de…
– Hé, ho ! Tu vas te calmer et mieux parler à Manu, d’accord ? intervint l’autre voix, la normale.
– Éric, reprit Denis le saisissant au vol, je vous ai déjà dit que je ne m’appelle pas Emmanuel.
– Ben si, Docteur Emmanuel Schildknecht, psychiatre.
– Nooon, j’insiste. Je suis psychologue et Emmanuel est le prénom de mon fils. Vous l’avez trouvé sur mon profil Ficheback quand vous avez effectué des recherches à mon sujet. Vous vous souvenez ?
– Vous n’êtes pas Emmanuel ? s’étonna Éric. Mais, votre père, le psychiatre, Denis…
– Denis, c’est moi, soupira le praticien, nous en avons déjà parlé. Mon père n’était pas plus psychiatre que moi.
– Mmmh, répondit l’autre dubitatif. Il était quoi alors ?
– Il était plombier, mais son métier n’a aucun rapport avec vous. Nous sommes là, encooore, pour parler de vous.
– Il t’enfume, j’suis sûr qu’il s’appelle Emmanuel, c’connard. Il t’embrouille pour te faire bouffer ses pilules qui font baver et qui filent la chiasse.
– Je n’ai pas le droit de prescrire des pilules…
– Ouais, mais si t’avais envie, qu’est-ce qui t’en empêcherait ?
– Ce que vous avez écrit est très prometteur, lança Denis pour couper la chique à Malik et inciter Éric à revenir.
– Oh ? C’est vrai ? demanda celui-ci très intéressé.
– Ah, maiiiis, j’ai passé un excellent moment en vous lisant, mentit Denis.
Il reprit ses notes au sujet des mémoire qu’Éric accepta de rédiger dans le but de plonger aux sources de ses troubles. Le résultat qu’il avait sous les yeux n’avait ni queue, ni tête, car en plus de tout ce qu’il trimbalait de troubles, il prétendait être un Gaulois. Au véritable sens du terme, un putain de Gaulois de l’Antiquité ! Genre, le gars a vécu vingt siècles après qu’on l’ait tué –comme par hasard, une semaine après la crucifixion de Jésus– et il vivrait peinard en Alsace. Highlander de Strasbourg !
– Au début, vous commencez par… Je m’appelle Emrys et, je vous avoue avoir du mal à en comprendre le sens. C’est un surnom ?
– Pas du tout, c’est comme ça que je m’appelle.
– Non, vous vous appelez Éric.
– Absolument pas ! C’est toi qui m’appelle Éric.
– Mais ça fait dix ans que je vous appelle Éric !
– Manu, j’sais bien. Déjà ton père m’appelait comme ça, rit Emrys.
– DENIS ! Et vous n’avez pas connu mon père !
Sa tension artérielle montait trop vite en pression. D’un trait nerveux, il prit quelques notes.
– En tout cas, c’est Emrys. Emrys Dūnon, D-U avec une barre dessus, N, O, N et ça veut dire…
– Oui, ça va, je sais lire.
Le psychologue qui n’en était plus vraiment un, souffla un bon coup.
– Soit… reprit-il, Emrys. Je suppose que Malik est Maeleg ?
– J’t’ai dit que tu savais même pas mon blase, trou d’uc.
Il lui cracha dans les cheveux.
– Dans vos mémoires, continua Denis en s’essuyant, vous avez présenté la relation particulière que vous entreteniez avec votre cousin et c’est vraiment...
– Je l’aimais beaucoup, oui.
– Je sais, oui… je sais… Nous nous connaissons depuis dix ans.
Emrys garda le silence, il savait que le sujet était sensible. Grâce au travers qu’il effectuait avec Manu, il avait compris que Maeleg était une projection mentale et non le fantôme de son cousin, mais il avait du mal à s’y faire. Il vivait en sa présence depuis si longtemps.
– Ce que vous écrivez à son propos est positif. Faites-vous confiance, c’est un processus…
– … ma bite !
– Chose ! Laisse le papier peint tranquille ! ordonna soudain Emrys.
Denis se retourna et vit le hamster. Il avait encore amené cette cochonnerie de rongeur qui bouffait tout ce qui lui passait sous le museau. La bestiole vint vers eux et renifla les pieds du canapé sur lequel le costaud était assis. Le psychologue eut du mal à garder le fil de la conversation.
– Je… euh… il soupira. Vous évoquez votre… euh, votre mort. C’est un moment qui est… comment dire ?
– Ouais, vas-y tête de fion, il est comment ?
– Il est détaillé ! répondit Denis d’un ton sec qu’il regretta aussitôt. Éric-Emrys, que pouvez-vous me dire à ce sujet et qui n’est pas écrit ici ?
– Ah, c’est vrai que je me suis appliqué à réunir tous mes souvenirs. Ce n’est pas évident. Ça date, tu comprends.
– Bien sûr, bien sûr… Cependant, qu’avez-vous souhaité illustrer en mettant cette mort en scène ?
– Ben, que c’était bien. J’aurais bien aimé en rester là.
– On se serait bien passé de c’connard de lapin. Rrrrr, ptteuuu !
Denis prit soin de ne pas regarder le mollard qu’il imagina dégouliner le long de son radiateur et nota Parle d’un lapin ? Il consulta sa montre et vit qu’il restait vingt longues minutes de consultation. Il reviendrait sur le lapin plus tard.
– Vous évoquez dans les marges – il tourna le classeur–, une usine d’ascenseur que vous avez visitée ?
– Ne m’en parle pas, quelle histoire ! Figure-toi que j’ai, dans mon immeuble, un ascen…
– Je suis au courant Ér… Emrys, nous l’avons déjà évoqué à quelques reprises. Dîtes m’en plus au sujet de cette visite, demanda Denis préoccupé par ce que son imagination lui suggéra.
– Ah, oui.
Alors, j’ai pris le Strasbourg-Paris Est de six heures quarante-et-une. J’étais un peu fatigué, j’ai dormi tout du long et j’ai mangé des chips. J’ai dû arriver vers huit heures trente ou trente-cinq. Note que j’avais prévu le coup des connards qui se lèvent tous quinze minutes avant qu’on arrive à la gare. Je me suis levé vingt minutes avant eux ! rit-il. Bon, comme par hasard, il y a toujours un con qui se met devant toi pour être le premier à la sortie du wagon. Tu sais, le gars pressé qui est d’une leeeenteur incroyable ?
– Tout s’est bien passé avec lui ? demanda le psychologue inquiet de savoir son patient se rendre dans des lieux aussi inhabituels et de fréquenter la société de trop près.
– Oh ouiii, aucun souci.
J’ai dû engueuler Maeleg qui s’est énervé et qui lui a jeté la valise sous le train d’en face, mais c’est tout. Je te passe le métro pour aller à Montparnasse, c’est chiant. Y a des accordéons partout.
Emrys détailla son périple dans les moindres détails, dont sa conversation avec le chauffeur de taxi qui le conduisit de la gare de Nantes jusqu’à une zone industrielle quelque part bien après de Saint-Herblain. Denis blêmit quand il lui raconta qu’il n’avait pas du tout apprécié qu’on refuse de le recevoir à l’usine d’ascenseurs alors qu’il avait apporté les plans du sien et que la pièce détériorée était clairement identifiée. Fichue machine classée par les Bâtiments de France ! Huit mois pour obtenir une pièce fabriquée sur mesure dans cette usine perdue en Loire-Atlantique. Pourquoi fabriquait-on des pièces d’ascenseurs classés en Loire-Atlantique ?
– Je ne sais pas… répondit le psychologue éreinté par ce récit et cette séance. Je n’ai jamais su.
– Eh bien, tu vois, j’ai eu raison de m’y rendre ! Ils se foutaient bien de moi avec leurs délais. Ils n’ont pas moufté longtemps et ils me l’ont fabriqué, mon tendeur de courroie !
– Vous n’avez blessé personne au moins ? s’empressa de demander Denis.
– Qu’est-ce que tu appelles blesser ?
– Avez-vous frappé quelqu’un ?
– Pas dans mon souvenir, non, répondit Emrys en dissimulant qu’il avait menacé le directeur de l’usine avec une tronçonneuse pendant que Maeleg cassait la gueule à trois ouvriers plutôt costauds. Bref, j’ai repris le taxi, le train, le métro et je suis rentré à la maison. J’ai appelé le dépanneur et il a réparé mon ascenseur. Tout va bien !
Le psychologue se servit un verre d’eau en tremblant. Éric –Emrys– lui donnait des sueurs froides avec son histoire et son putain de hamster lui cassait les couilles à ronger son mobilier. Que cet animal était laid, avec son regard qui partait en vrille ! En l’observant, Denis se rendit compte qu’il ne le supportait plus et qu’il aimerait le voir claquer d’une crise cardiaque comme le font ses congénères. D’ailleurs, comment faisait… Emrys pour toujours retrouver la même saloperie de bestiole ? Cela faisait dix ans qu’on avait l’impression de voir un clone blanc et caramel avec la même gueule de travers. Peut-être qu’il faisait l’élevage de hamsters dégénérés.
– Pourquoi avez-vous écrit Bricotou sur le côté ? demanda-t-il.
– Oh, c’est un pense-bête. Je dois aller là-bas pour dire deux mots à un vendeur qui m’a escroqué.
Emrys lui expliqua l’histoire des sacs poubelle, sans aborder le sujet de ce qu’il y mettait, Denis n’aurait pas compris. D’ailleurs, il n’en crut pas ses oreilles quand il entendit Emrys évoquer une hache.
– Emrys, là il va falloir m’écouter attentivement. Ce n’est pas possible de vous en prendre à lui, d’accord ?
– Faut lui péter sa gueule à ce connard ! cracha Maeleg sur le hamster qui continua, comme si de rien n’était, à tailler le pied du canapé.
C’était peut-être un mini-castor. Ça existe les castors sans queue ? Denis se reprit.
– Non, non, non ! On ne va péter la gueule à personne. À quoi ça va vous servir ? Vous êtes d’une force incroyable, il n’est pas de taille à vous affronter. En fait, vous l’avez déjà battu, tenta de le convaincre le psychologue encore plus inquiet qu’il n’avait été inquiet qu’on puisse être inquiet. Que gagnerez-vous à part des ennuis avec la Police ?
– Rien, répondit le géant en tirant une mine boudeuse.
– Voilà. Concentrez-vous sur votre bien-être, progressez comme le faites si bien et tâchez d’éviter des événements regrettables, parasites, qui n’auraient qu’un effet négatif dont vous pouvez vous passer.
– T’as raison, Manu. Même si j’y vais pour autre chose, je te promets que je ne toucherai pas à ce gamin ! répondit Emrys avec un enthousiasme aussi soudain qu’inexplicable.
– C’est sûr ? demanda Denis en sondant ses réactions.
– Tu as ma parole !
– D’accord, je vous fais confiance, déclara le praticien dissimulant ses doutes du mieux qu’il put.
Bidibip-bidibip-bidibip !
– Ah ! Que le temps passe… Nous arrivons à la fin de notre séance ! Je vois que vous n’avez pas terminé votre dernier texte et…
– Oui, j’ai arrêté tout à l’heure avant de venir te voir.
– Ah, je suis curieux de lire la suite, mentit Denis, en particulier ce que vous avez à raconter à propos de votre ami, ce Charles Schulmeister.
Le hamster s’arrêta tout à coup de ronger le pied du canapé et regarda le psychologue, un œil droit sur lui et l’autre ailleurs.
– Tu ne sais pas qui c’est ? s’étonna le grand costaud.
– Euh, non…
– Mais enfin, quand même ! Charles Schulmeister, l’espion de Napoléon 1er ! C’est même lui qui a donné son nom au quartier de la Meinau quand il habitait à la Canardière. Il est enterré au cimetière Saint Urbain à Neudorf.
– Ça ne me dit rien. Mais quel est le rapport avec vous ?
– TOUT ! s’emporta Emrys avec la spontanéité d’un claquement de porte. Absolument tout !
[1] Joueur américain de basketball (1992 à 2011)