L'art de Mlle Jeanne consistait à dominer l’autre. A part ses favoris, peu de ses clients finissaient dans son lit. Étrangement, avec certains, l'intimité accordée n'était que jeux de caresses, de regards, de paroles. Si les corps n'avaient pas été dénudés, Mlle Jeanne aurait été un très bon psy. Au final, à cette époque, être putain, c'était comme tenir un cabinet thérapeutique. Nous étions là pour calmer les émotions débordantes des hommes et permettre aux femmes d'accepter leurs désirs inavouables. Triste réalité. Triste époque révolue ? Ou toujours d'actualité ?
Mlle Jeanne avait ses phrases, ses gestes, ses attitudes. Elle avait le droit de refuser des clients. Elle était une dame respectable et respectée. Dans Bordeaux, tous savaient qu'elle était une putain mais pas n'importe laquelle. Elle était celle des seigneurs, des évêques, des princes de sang. Sous ses cheveux blonds se trouvaient le corps d'une muse d'artistes oubliés aujourd'hui. Elle était la grande sœur que je n'avais jamais eue. Mlle Jeanne était aussi la dernière déflorée par mon acheteur. Nous l'apprîmes dans l'après-midi où cet homme annonça son retour dans notre ignoble et crasseux Bordeaux.
Je n'avais jamais vu mon amie dans cet état. Elle arrêta notre partie de cartes pour se précipiter dans les appartements privés de Madame Angeline. Les regards des autres filles m'incitèrent à la suivre. Je compris que cet homme était craint. La simple évocation de sa personne marquait les visages et clouait les langues trop pendues. La dispute entre Madame et Mademoiselle s'entendit depuis l'extrémité du couloir. La fureur de l'une contrastait avec le calme de l'autre. L'inquiétude serra ma gorge. A quel monstre avais-je été vendue ? Je n'avais plus connu cette sensation d’effroi depuis des années. J'avançai lentement le long de ce corridor pour tout entendre. En mon for intérieur, j'appliquai la première règle de Mlle Jeanne : être sûre d'être maîtresse de son destin.
-Comment avez-vous osé vendre une autre fille à cet homme ? s’emporta Mademoiselle Jeanne.
-Cesse de t'énerver. Je n'avais pas le choix.
-N'osez pas me dire que les temps sont difficiles. Pas chez Madame Angeline.
-Je n'ai pas à me justifier.
-Il a été banni de Bordeaux pour avoir tué la fille du …, bafouilla Jeanne, après avoir abîmé combien des nôtres ?
-Je sais déjà tout cela. Il n'est plus un paria. Il est en droit de demander son achat. Retourne à ta place.
La discussion était close. Madame Angeline renvoya Mlle Jeanne dans sa chambre. Ma protectrice n'en avait pourtant pas fini. Elle joua une carte fragile, bien ancrée dans cette époque. La très catholique Bordeaux n’accepterait jamais de partager ses putains avec des protestants. Ils étaient à peine tolérés entre ses murs alors entre les cuisses de ses filles, il ne fallait pas pousser.
-Il est protestant ! lança-t-elle de colère.
A l'époque, j’étais croyante sans savoir ce que signifiait être catholique. Je n'ai jamais été baptisée, ni élevée dans la foi. Mme Sancier m’avait prouvé que son Dieu était arrangeant avec les dévots sans âme. L’amant de ma mère m’avait appris qu’il existait un Dieu et une prière. Ma coquille vide ne s'intéressait pas encore au salut de son âme. Je savais aussi qu’il existait un certain Jésus qui nous avait, soi-disant, tous sauvés. Sa mère était une femme pieuse et sainte. Catholiques et protestants n’enseignaient pas la religion de la même façon. Il était inconcevable que des paroles divergentes de la Sainte Église partagent le sol de notre si belle France. C’était faire affront au roi et au Pape. Ces hommes étaient nos guides. Les seuls à savoir ce qui étaient bon pour nous, le peuple. Dans mon esprit, le mot "protestant" était plus une insulte plutôt que la désignation de la foi d'une personne.
Par moment, les clients du bordel abordaient le sujet. Selon eux, il était hors de question qu’un jour, le royaume de France accepte une autre religion que celle de Rome. Un certain Henri de Navarre revenait dans toutes les bouches. Il était perçu comme le diable pervertissant la famille royale. La princesse Margot partageait sa couche avec un mécréant, un sale, un gascon de bas étage. Il avait accepté d’être catholique pour mieux pervertir l’esprit de sa majesté. Le danger viendrait de cet homme.
Ma tête était vide de culture. Je ne comprenais pas tous ces enjeux politiques. J'étais à l'image des filles de cette période. Je ne savais ni lire, ni écrire. Je n'en éprouvais pas le besoin. Compter n'était pas un souci mais les additions ou les soustractions ne devaient pas dépasser le nombre trente. La religion s'arrêtait à ces représentants. Les sœurs de la charité donnaient à manger. Le reste n'était pas mes affaires. Je savais qu'il y avait eu des guerres pour imposer sa religion plutôt qu'une autre. Je savais que nous avions un roi dont j'ignorais le nom. Je savais me rendre belle et sourire. J'étais un pur produit de mon époque, une coquille vide.
L'échange entre Madame Angeline et Mlle Jeanne cessa quand j'apparus dans l'encadrement de la porte. A l'expression de leur visage, je sus que je n'avais pas ma place dans cette partie de la demeure. Je n'avais surtout pas le droit d'apporter mon opinion sur ma personne. Madame Angeline était ma propriétaire. J'étais sa propriété. Un protestant avait payé pour ma fleur, il aurait satisfaction. Mlle Jeanne était le diamant au-dessus de la couronne mais elle restait un objet de cette maison. Elle pouvait exprimer son désaccord. Madame tolérait les débordements de sa meilleure vendeuse. Elle ne l'écoutait pas pour autant. Une seule femme gérait les destins d’une vingtaine d’autres. Dans un chenil, les chiens restent en cage et ne mordent jamais la main de celui qui les nourrit.