Nous ne sommes plus qu'à quelques mètres. Je couvre ma bouche et mon nez pour ne pas sentir davantage l'odeur putride qui émane des corps. Une bataille a pris fin il y a seulement quelques jours, d'après grande sœur. Nous restons tout de même sur nos gardes, à l'affût du moindre mouvement. Accroupies, nous nous faufilons entre les cadavres ensanglantés. Mes tremblements trahissent les hurlements que je m'efforce d'étouffer. Chaque fois que nous traversons ces champs de morts, je ne peux m'empêcher de me demander : pourquoi ?
La neige commence à tomber. Seules les fleurs pourpres, qui poussent encore sur les sentiers sinistres, ont conservé leur éclat durant cet affrontement meurtrier. Leur fragrance divine se mélange au parfum macabre du carnage passé.
Soudain, elle se tourne vers moi, l'air inquiet. Je comprends sans peine son intention et me contente de hocher la tête. Son sourire apaise quelque peu mon désarroi.
« Ynes, observe les alentours, et restes toujours derrière moi, c'est bien compris ? », me dit-elle, tout bas.
D'un œil alerte, je n'épargne aucun arbre, aucun buisson, aucune brindille. Grande sœur récupère les dagues, tissus ainsi que les gourdes encore remplies, les engouffrant dans un sac fabriqué à l'aide d'une bannière bleue trouvée là. Le blason qui la décore ressemble à un griffon au cœur d'un flocon. Le royaume de Navall, je crois.
« Ynes, ne bouge pas et ne prononce pas un mot ».
Brutalement tirée de mes pensées, mon sang se glace.
« Baisse-toi ».
Nous nous mêlons aux dépouilles, face contre terre. Ma main collée contre mon torse, je n'ose plus lever les yeux. Elle caresse délicatement ma chevelure pour me rassurer, ne quittant pas du regard ce qu'elle a aperçu. Ses pupilles se dilatent comme celles des fauves, prête à bondir sur sa proie. Après des années à errer ensemble, sans jamais se quitter, sans jamais renoncer, je n'avais pas vu grandir en elle une telle férocité. Mon souffle s'éteint quand elle saisit un poignard dérobé. Va-t-elle attaquer ?
J'ai si peur. Mes paupières se ferment sans que je puisse les contrôler. Mes oreilles perçoivent des bruits. Des voix. Puis, le calme funèbre.
D'éternelles minutes s'écoulent avant un long soupir de soulagement. Elle se redresse, méfiante.
« Nous devons partir. Prenons des bottes et allons-nous en ».
Sans tarder, j'obéis. Une fois chaussée, je la suis d'un pas pressé. La voir si préoccupée me terrifie, et son silence n'annonce rien de bon. Néanmoins, nous avons pu récupérer un bon petit butin.
J'ignore pour quelle raison, instinctivement, mon visage se tourne vers la colline derrière nous. Les bois nébuleux attirent mon attention. Un brouillard ?
« Ce sont sûrement des soldats, il ne faut pas rester ici plus longtemps ».
Je la suis d'un pas troublé, tout en absorbant son mensonge. Car je vois au loin la brume s'épaissir. Rien ne peut produire une telle obscurité.
Une dernière brise emporte quelques pétales vers cette forêt qui sombre peu à peu dans les ténèbres.