3. Premier contact

Par Shaoran

Aujourd’hui, premier jour du mois de septembre, j’avais décidé de faire un grand pas pour mon avenir.

Plusieurs jours s’étaient écoulés depuis ma rencontre avec Henry. Plusieurs jours durant lesquels je n’avais eu de cesse de remettre en cause ma résolution.

Je voulais sortir de mes schémas sans pour autant parvenir à me décider.

Accepter ou ne pas accepter, tel était mon premier véritable choix d’adulte et mon entourage ne m’était d’aucun secours.

Mes parents ne croyaient pas en moi. Lilie au contraire, m’accordait une confiance aveugle.

J’étais donc seule face à moi-même. Problème, ma raison et mon instinct n’arrivaient pas à se mettre d’accord. Pour chaque point positif, je trouvais un argument négatif. Et réciproquement.

Je passais ainsi mes journées à rééquilibrer la balance jusqu’à ne plus savoir quoi faire.

Alors dans l’espoir de cesser ces tergiversations, j’employais l’outil ultime pour trancher mes nœuds gordiens : la liste.

L’énumération cartésienne de tous les facteurs à prendre en considération. D’un côté les pour, de l’autre les contre.

Enfantin.

— Réfléchissons. Premier atout, l'appartement me plaît beaucoup. Il est bien situé, la vue est sympa. Ensuite, deuxième point fort, jamais je n'aurais les moyens d’assumer financièrement un logement de cette taille avec ces prestations. Sans compter que sa proposition m’exempte carrément de cette contrainte. Quant aux services de la vie quotidienne, finalement, ce sont des corvées que je ferais naturellement pour moi-même quel que soit l’endroit où je vis. Conclusion, c’est une vraie opportunité de changer de vie.

J’inscrivis soigneusement les détails de ma réflexion dans la colonne appropriée.

— Mais… le problème, c’est que je ne connais pas ce mystérieux Jérôme. Monsieur Langler s’est montré trop fuyant sur la question pour être honnête. À première vue, il m’inspire confiance, mais je me demande si ce neveu existe vraiment au final.

Et puis, il y avait tous ces détails improbables que j’avais notés lors de ma visite. L’ordre quasi militaire de l’appartement. La décoration impersonnelle. Le caractère farouche du neveu.

Tous les indices convergeaient vers une arnaque et pourtant, je voulais quand même aller au bout de cette expérience.

Pourquoi tu t’entêtes à ce point ?

Et soudain, tout devint clair.

La vérité, c’était que je voulais accepter cette offre, mais mon mental ne l’assumait pas parce que, comme Lilie le prétendait, il se focalisait sur les attentes de mes parents. Et mes parents attendaient que je reste sagement sous leur emprise. Alors qu’il y ait ou non une désillusion au bout du chemin, je devais continuer pour m’affranchir de toute forme de regrets.

Et puis, j’étais curieuse de rencontrer ce garçon.

De toute façon, tant que tu ne signes rien, tu peux toujours reculer.

Pour ne pas me donner l’opportunité de changer encore d’avis, je décrochai mon téléphone sans attendre.

— Bonjour Mademoiselle. Alors, vous êtes-vous décidée ? me demanda Henry.

Sa voix, légèrement étouffée par la cacophonie de la rue, était toujours aussi cordiale que le jour de notre rencontre.   

— J’aimerais contre-visiter l’appartement.

— Parfait. Dans ce cas, disons ce soir, ou demain, si cela va pour vous. Et après nous pourrons signer votre contrat de location.

— Signer carrément ? Vous allez un peu trop vite en besogne. Je ne signerai rien sans rencontrer votre neveu au préalable. Ensuite, nous verrons si je suis toujours partante.

Silence à l’autre bout du combiné.

Je pouvais presque entendre les rouages de son cerveau concocter une nouvelle excuse bidon.

Allons, allons, monsieur Henry, vous ne pensiez tout de même pas que j’allais lâcher l’affaire comme ça, alors pourquoi ne pas simplement m’avouer la vérité ? C’est pas la mer à boire, bon sang !

Il soupira.

— Si vous êtes disponible, passez ce soir après 20h. Jérôme sera là. J’y veillerai.

— Parfait. À ce soir.

Un échange de politesses plus tard, je raccrochai. La lassitude dans la voix de monsieur Langler m’interpelait. Mais visiblement ce fameux colocataire existait bel et bien.

J’avais vraiment hâte de le rencontrer.

Cela expliquait sans doute pourquoi je passai le reste de la journée à tourner en rond. Incapable de réellement me concentrer, je feignais de rechercher un travail pour m’éviter les reproches familiaux.

Je poussai même la provocation jusqu’à éplucher ostensiblement le journal devant ma mère. Depuis ma visite, j’évoquais au hasard de nos conversations l’éventualité d’un déménagement rapide, ne récoltant pas davantage que des sarcasmes incrédules.

Ils ne me prenaient pas au sérieux.

Je m’en moquais.  

La perspective d’une échappatoire à court terme me rendait la tourmente familiale plus supportable. Je me sentais plus légère. Plus confiante.

Ou légèrement plus hardie.

Mais au moment de partir pour ma nouvelle visite place de la République, mon père me retint :

— Tu sors encore ? me tacla-t-il. Tu n’as vraiment rien de mieux à faire qu’aller dépenser ton argent pour boire des coups avec les copines ?

— Je ne vais pas m’enfermer dans une vie monacale sous le prétexte que je me concentre sur ma recherche d’emploi. Et puis, faut savoir ce que tu veux, y a pas si longtemps que ça, tu te plaignais que je passais mon temps devant l’ordi et maintenant, tu me reproches de sortir. Y a un moment il faudrait se décider. Qu’est-ce que tu attends exactement ?

— Que tu te remues un peu, asséna ma mère.

Encore cette rengaine.

Un sourire grinçant se dessina sur mes traits.

— C’est exactement ce que je fais, lançai-je. J’étends mon réseau relationnel. Qu’est-ce qui te dis qu’un recruteur ne peut pas aller boire un verre le soir dans le même bar que moi et que de fil en aiguille cela débouche sur une offre d’emploi ?

— Arrête de te faire des films. Dans la vraie vie, les choses ne se passent pas comme ça.

— Ah oui ? Rappelle-moi comment Cyril a obtenu son poste de serveur pendant les vacances…

— C’était quelque chose de provisoire. Et j’espère quand même que tu as d’autres ambitions dans la vie que d’être serveuse dans une gargote.

— Je croyais qu’il n’y avait pas de sot métier.

— Ne confonds pas tout. Comment veux-tu devenir serveuse alors que tu ne supportes pas les gens ?

Je soupirai, me retenant de justesse de lever les yeux au ciel.

Inutile d'ergoter. Avec eux, tout serait toujours matière à critique. Alors tant qu'à faire, autant jouer franc jeu, histoire qu'ils comprennent que je ne me contentais pas d'attendre que ça se passe

— C’est bon, t’as gagné, je ne sors pas boire un verre, j’ai rendez-vous avec un gars pour un appartement. Je voulais attendre encore un peu pour vous en parler, mais bon…

— Un appartement ? répéta mon père, dubitatif.

— Oui. Une colocation pour être plus précise.

Ma mère haussa les sourcils, mais ce fut mon père qui le premier mit des mots sur cette expression mi-étonnée mi-amusée.

— Une colocation ? Toi ?

— Bah quoi ? Pourquoi pas ?

— Parce que t’es complètement asociale, ricana Thimothé, sortant le nez de son jeu vidéo.

Le regard noir que je lui lançai aurait pu tuer une fourmi à cinq cent mètres de distance, mais loin de l’intimider, cela ne fit que renforcer son hilarité. Ma mère en profita pour embrayer sur son argument :

— Ton frère n’a pas tort. Avec ton caractère de cochon, je ne te vois franchement pas habiter avec qui que ce soit.

Rien que pour lui prouver le contraire, j’étais capable de m’accrocher pendant des semaines. Bornée, moi ?

Si peu. Mais j’avais de qui tenir. Et puis, j’avais été trop loin pour lâcher le morceau si facilement.

— Faut savoir. Lundi vous espériez que je dégage le plancher vite fait et aujourd’hui ça vous pose un problème que je m’en aille.

— On a jamais dit qu’on était pressés que tu partes, encore moins avec le premier venu.

Amis de la mauvaise foi bonsoir.

— De toute façon, la question ne se pose pas, intervint mon père.

— Pourquoi ?

— Comment comptes-tu payer le loyer sans travail ?

— N’espère pas que nous te donnerons le moindre centime, surenchérit ma mère.

Je serrai les mâchoires à m’en faire grincer les dents pour ravaler mon indignation.

— Ce ne sera pas un problème, affirmai-je. Tu te souviens de cette annonce immobilière dans le journal l’autre jour ?

Mon père hocha la tête, toujours sceptique.

— Eh bien ce n’était pas un vieux racoleur du tout. C’était très sérieux. Quant à l’assistance quotidienne, il s’agit de l’entretien de l’appartement, la lessive, le ménage… ces choses-là.

— Tu parles bien de toutes ces choses que tu ne fais jamais ici ?

— Parce que tu repasses systématiquement derrière moi !

— Ne te cherche pas d’excuses.

— Ce n’est pas le cas. Et puis, mince, si cette opportunité me permet d’avancer dans ma vie, c’est tout bénéfice, non ?

— Ce que tu peux être naïve ma pauvre fille, le premier venu te propose un arrangement douteux et tu fonces tête baissée.

— Mais non ! Je t’assure que c’est du sérieux !

— Ah oui ? Et donc dis-nous un peu à quoi ressemble ce colocataire ?

Je baissai les yeux, consciente d’avoir perdu cette partie.

— Euh… eh bien je ne l’ai pas encore rencontré. C’est… son oncle qui m’a reçue la dernière fois parce qu’il ne pouvait pas être présent et…

— Et bien évidemment tu as cru à ses bobards sans même remettre sa parole en question, résuma arbitrairement mon père.

— Pas du tout ! C’est pour ça que j’y retourne.

— Tu perds ton temps. C’est juste une arnaque comme il y en a des dizaines.

— Mais pourquoi refusez-vous de croire en moi ne serait-ce que cinq minutes ? Je suis tout à fait capable de reconnaitre une vraie arnaque quand j’en vois une, alors pourquoi ne pas juste me faire confiance au lieu de dénigrer encore une fois mes capacités. C’est fou ça, en tant que parents votre rôle serait plutôt de me soutenir voire même de m’encourager.

— De te mettre en garde, crut bon de corriger mon père.

— Mais non ! À vous écouter, je ne suis jamais capable de rien.

— Parce que tu n’es pas assez mature. Il te reste beaucoup de choses à apprendre voilà tout.

— Très bien. Puisque mon jugement a si peu de valeur, vous n’avez qu’à m’accompagner et vous verrez bien si ce gars essaie de m’enfumer ou pas.

— C’est tout vu, objecta mon père. Mais puisque tu y tiens tant que ça, vas-y. Fais tes propres erreurs et après tu reviendras comme toujours la queue entre les jambes et peut-être qu’à ce moment-là tu comprendras que nous avons raison.

Ma mère approuva de ce petit hochement de tête navré que l’on réservait aux enfants turbulents.

Dépitée, je m’esquivai sans leur laisser l’opportunité d’ajouter quoi que ce soit. Dans mon esprit, cette nouvelle visite devenait presque une formalité.

C’est donc plus décidée que jamais à donner une chance à cette colocation douteuse que j’arrivais place de la République. Qui que soit ce neveu atypique, il lui faudrait déjà se lever de bonne heure pour m’être aussi néfaste que ma propre famille.

Devant l’entrée, monsieur Langler faisait les cent pas.

De subtils détails de sa physionomie trahissaient sa tension.

Nerveux lui ?

En toute franchise, j’imaginais mal un mec de cette trempe se laisser ronger par le stress à l’idée d’une bête rencontre. Oui, bon, après avoir autant tergiversé sur son neveu la veille ça paraissait plutôt logique. Mais quand même, je l’aurais volontiers imaginé comme ce type d’homme quasiment inébranlable.

Toujours maitre de lui.

Solide et calculateur.

L’archétype du commercial velouté dans ses propos et habile dans ses actes.  

Mais c’est qui ce Jérôme à la fin ? Pourquoi il flippe comme ça à l’idée de me le présenter ?

À force de me questionner à son sujet, je m’attendais presque à rencontrer le fantôme de l’Opéra ou le monstre des marécages.

D’un autre côté, si demain mes parents me décrivaient à inconnu, je ne doute pas qu’il s’attendrait lui aussi à rencontrer le rejeton maudit de Voldemort. Alors peut-être que ce fameux Jérôme n’était pas aussi terrible qu’Henry le laissait sous-entendre.

Ce dernier lissa sa cravate tout en consultant sa montre. Je lui signifiai mon arrivée d’un petit coup de klaxon. Aussitôt qu’il m’aperçut, il se recomposa une attitude souriante et m’invita à me garer sur l’emplacement réservé en sous-sol.

Il me rejoignit dans le hall de l’immeuble du 25.

— Bonsoir Mademoiselle.

— Bonsoir. Je sais que je suis un peu en avance mais…

— Ce n’est pas grave, puisque nous sommes là.

— Ah bien. Parfait.

Sa nervosité me contamina. J’avais les mains moites et mon cœur tambourinait comme un fou dans ma poitrine. À mesure que l’ascenseur s’élevait, la pression montait. Durant le trajet, je m’étais joué tous les scénarios possibles excepté celui dans lequel il tenait sa promesse de me présenter son neveu au lieu d’encore se défiler poliment.

Comment devrais-je me présenter pour lui faire une bonne impression ? Cela avait-il de l’importance ? Serait-il aussi curieux que moi ou au contraire complètement braqué ?

Perdue dans mes pensées, je ne remarquai pas tout de suite qu’Henry attendait de moi une réponse qui ne venait pas.

Je rougis de honte.

— Je suis désolée, je n’ai pas entendu…

Monsieur Langler sourit. Son expression se voulait rassurante, mais ses traits étaient fermés.

— Vous êtes nerveuse ?

— Comme vous je suppose.

En guise de réponse, il réajusta les manches de sa veste.

Même si j’aurais préféré qu’il saisisse la perche que je lui tendais pour se confier, j’appréciais qu’il ne m’ait pas menti en prétendant que je me faisais des idées. À la place, il laissa le silence s’étendre encore un instant avant de répéter ce qu’il m’expliquait préalablement :

— Ce que vous avez vu lors de votre première visite est l’état naturel de l’appartement de Jérôme. Nous n’avons pas rangé parce que vous veniez. Tout est en permanence ordonné de cette manière et il est absolument essentiel que cela reste ainsi. Nous n’aurons pas la moindre forme de tolérance sur ce point, alors si le rangement vous rebute...

— Euh… à première vue, ça ne me pose pas de problèmes. Mais je préférerai attendre d’avoir rencontré votre neveu pour discuter de l’organisation domestique.

Henry rigola nerveusement.

— Évidemment. Où avais-je la tête ?

Dans le fond du bocal si tu veux mon avis, songeai-je légèrement amusée.

L’ascenseur arriva enfin.

Comme lors de mon précédent passage, sur le seuil du troisième palier, Henry marqua un temps d’arrêt, seulement cette fois, ce n’était pas ses clefs qu’il cherchait mais les mots pour me livrer sa recommandation de dernière minute.

— Bien. Avant d’entrer sachez que Jérôme est quelqu’un de…

— Peu conventionnel et sauvage, oui je m’en souviens.

Henry se fendit d’un sourire crispé.

— Ce que j’essaie de vous expliquer…

Il soupira jetant un petit coup d’œil à la dérobée vers la porte au fond du couloir.

— Mieux vaut que vous le constatiez par vous-même.

Je me contentai d’un hochement de tête perplexe.

Il entra en premier, m’invitant à le suivre.

Attablé à la cuisine, un jeune homme me tournait le dos.

Plutôt grand.

Plutôt maigrelet.

Des épaules osseuses et carrées.

Des cheveux noirs en bataille attachés par un bandeau aussi étrange qu’inutile.

Bon le neveu existe ! Et vu d’ici la promesse d’un jeune homme semble tenue. Un point pour monsieur Langler. Voyons maintenant pour le côté sauvage…

— Henry c’est toi ? grogna-t-il.

— Oui.

— Je t’ai dit que c’était pas la peine de remonter.

— Et je t’ai prévenu que je te présenterais ta future colocataire ce soir.

— Quand est-ce que tu comprendras que je n’ai besoin de personne !

— Je ne suis pas de cet avis, jeune homme, répliqua sèchement Henry. Alors tu vas faire un effort.

— Franchement, qu’est-ce qu’il faut pas entendre.

Sa voix grave, vibrante de sensualité masculine, aurait pu être très agréable si elle ne véhiculait pas tant de rancœur et d’animosité.

Il se retourna et avança vers moi tâtonnant de ses gestes rageurs.

Et là je compris.

Ce n’était pas le fantôme de l’Opéra. Il ne lui manquait pas une jambe ou deux bras. Il n’était pas juste bizarre, maniaque ou asocial.

Il était aveugle !

Mon futur colocataire était aveugle !

Je balayai la pièce du regard, interdite. En un instant, toutes les pièces du puzzle s’emboîtèrent.

Les réserves d’Henry, l’aménagement de l’appartement, l’ergonomie détaillée, le rangement draconien, l’épuration de la décoration…

Tout avait été pensé pour lui garantir un minimum d’indépendance. Cependant, il restait bel et bien handicapé et à ce titre, il lui fallait une personne pour l’assister au quotidien.

Et Henry attend que ce soit toi !

Je lançai un regard désemparé à monsieur Langler.

Il m’avait piégée. Il se doutait certainement qu’en m’avouant le handicap de son neveu, j’aurais passé mon chemin. Mais, maintenant que j’étais face à lui je ne pouvais plus me défiler.

J’eus une pensée amère pour mon père. Une perte de temps avait-il dit.

Non. Je ne m’avouerais pas si facilement vaincue.

 J’inspirai à pleins poumons pour me recentrer. Après tout, dès le départ, j’avais anticipé le problème, je m’étais simplement plantée sur le handicap. Ne restait qu’à aller au bout de ma démarche la tête haute.

D’un geste amical, Henry m’invita à approcher.

— Mademoiselle Bertier, je vous présente mon neveu. Jérôme Reeves. Votre futur colocataire.

Je serrai la main de Jérôme. Je me serais volontiers fendue d’une formule de politesse toute préconçue comme ravie de te rencontrer, mais je ne l’étais pas. Et manifestement lui non plus. Alors inutile de s’embarrasser des futilités d’usage.

Le seul point positif de cette rencontre déstabilisante, c’est qu’il ne verrait pas la confusion sur mon visage.

Je me raclai la gorge cherchant la meilleure façon de me présenter à mon tour quand le téléphone d'Henry nous interrompit. Le numéro affiché à l'écran lui arracha une grimace gênée. 

— Excusez-moi un instant, il faut que je réponde. 

Sans nous laisser le temps d'objecter quoi que ce soit, il s’esquiva, me laissant seule avec ce grand gaillard aveugle qui ne voulait pas de ma présence. 

Dans le silence tendu qui suivit, je fis quelques pas pour tromper ma nervosité.  

Passé la surprise de la rencontre, je pris quelques instants pour détailler plus attentivement ses traits émaciés soulignés par un fin collier de barbe.

Si l’on ne pouvait pas dire que son physique anguleux jouait particulièrement en sa faveur, comme chez son oncle, il se dégageait de lui une certaine présence qui contrastait avec son air de coton tige ambulant.

Un certain charisme.

De l’assurance même.

Paradoxal pour un homme à la démarche malhabile.

Il soupira, passant une main longue et fine comme une araignée dans ses cheveux pour écarter la mèche qui tombait devant son bandeau. Ce dernier que j’avais initialement considéré comme inutile, masquait en réalité ses yeux. Une alternative inattendue aux traditionnelles lunettes d’aveugle. Sans ce bandeau complètement opaque, rien dans son apparence ne trahissait sa cécité. Rien, pas même son attitude et ni ses gestes.

Comme s’il réalisait tout à coup quelque chose, il se tourna vers moi.

— Vous n'étiez pas au courant n’est-ce pas ? souffla-t-il.

Je sursautai et détournai immédiatement le regard, comme s’il m’avait vue le dévisager.

— Au courant de quoi ? bafouillai-je.

— Ma cécité. Henry ne vous avait rien dit, je me trompe ?

— Euh… C'est exact. Votre oncle a dépensé beaucoup d’énergie pour me garder dans l’ignorance jusqu’au dernier moment.

— Pourquoi ? Il avait peur que vous preniez vos jambes à votre cou ?

Je ricanai nerveusement.

— Je suppose que oui.

— Vous l’auriez fait ?

— Probablement.

— Parfait. Dans ce cas, puisque vous avez compris que tout cela ne mène à rien, nous ne vous retenons pas plus longtemps.

Il claudiqua jusqu’à l’escalier. Rageur. Hargneux. Froid.

Visiblement, Henry n’exagérait rien quand il parlait du comportement marginal de Jérôme.

— Je ne veux pas de vous et je ne vois pas pourquoi vous voudriez vous encombrer d’un handicapé, ajouta-t-il. Alors autant arrêter les frais maintenant et décliner la proposition d’Henry. Ça vaudra mieux pour tout le monde.

L’espace d’une seconde, je fus tentée de le prendre au mot. Mais c’eut été reconnaître mon échec face à la désobligeance de mon père. Alors, je serrai les dents et murmurai pour moi-même :

— Je ne peux pas reculer.

Jérôme se figea. Je me demandais s’il m’avait entendue, mais Henry revint, m’empêchant de lui poser ouvertement la question.

— Alors, vous avez fait connaissance ?

— Plus ou moins, répondis-je le plus sobrement possible.

— Ouais, j’en ai largement assez vu, grinça Jérôme, implacable. J’suis enchanté de cette rencontre, mais j’ai pas que ça à faire.

S’il ne m’avait pas irritée à ce point, le cynisme dans sa voix aurait pu me faire sourire. Mais soyons clairs, d’une manière générale, le cynisme, ça n’est jouissif qu’entre les lèvres de celui qui le manie.

— Jérôme revient ici tout de suite t'excuser ! s’indigna Henry.

— Pas la peine. De toute façon, même si elle est stupide au point de ne pas s’enfuir maintenant, je m’assurerais qu’elle ne tienne pas plus longtemps que les autres.

Les autres ? Donc il y en a eu d’autres avant… merveilleux ! Quoi qu’en y réfléchissant un peu, c’est logique.

— C'est hors de question !

— Comment tu comptes m'en empêcher ?

— Ce n'est pas ce que nous avions convenu. Dois-je te rappeler que si ton père a accepté de te vendre cet appartement c'est uniquement à la condition que tu n'y habites jamais seul. 

— Ouais. Seulement ça c'était avant que tu décides de déménager comme un fourbe. Si tu m'avais prévenu que tu te casserais à la première occasion... 

— Quoi ? Tu aurais renoncé à ton projet ?

— Viens pas me faire la morale maintenant. Tu as été le premier à mettre un coup de canif dans le contrat. 

— Absolument pas. Le contrat, c'est tu n’habites jamais seul ici. À aucun moment nous n'avons précisé que c'était avec moi.

— Je suis majeur depuis longtemps je te rappelle, vous ne pouvez m’obliger à rien. Ni toi, ni mon père.

— Je ne devrais pas avoir à te le rappeler, mais jusqu’à ce que tu aies terminé de payer cet appartement, nous avons notre mot à dire. Et il n’a pas changé. Tu es aveugle, et quoi que tu en penses tu ne peux pas vivre seul. C'est non négociable. Plus tôt tu le comprendras, et moins pénible ce sera pour toi.

— Qu’est-ce que tu peux savoir de ma souffrance ?

Jérôme continua son ascension malhabile et s’enferma dans sa chambre, claquant bruyamment la porte au passage.

Un voile de tristesse passa fugitivement dans le regard d’Henry. La remarque de son neveu l’avait blessé. Cependant quand il se tourna vers moi, son petit sourire rassurant avait repris sa place sur ses traits tirés de fatigue.

Son expression paternaliste m’exaspéra.

J’étais abasourdie.

Perdue.

— Sauvage, avez-vous dit. Finalement, ça n’avait rien d’exagéré.

Le sourire d’Henry s’élargit.

— Je m’excuse pour lui. Il n’est pas méchant, m’expliqua-t-il sur le ton de la conversation, simplement, il refuse d’admettre qu’il ne peut pas vivre complètement seul. Pour plus d’une raison.

— Euh… oui… mais… y a erreur de casting… bafouillai-je finalement. Je ne suis pas auxiliaire de vie ! Je serais incapable de m’occuper de lui.

— Ce n’est pas ce que je vous demande. Votre présence suffira. Comme vous avez pu le constater, Jérôme est relativement autonome. Il n’a besoin d’aucune assistance médicale.

— Mais… je … je …

— En toute franchise, peut-être pourrait-il réellement vivre seul. Mais ce n’est pas bon pour lui. Et, je me sentirais rassuré de le savoir entouré en permanence. Vous comprenez ?

— Euh… je suppose que oui.

Surréaliste. C’était le seul mot qui me venait à l’esprit.

Monsieur Langler venait de me présenter son aveugle de neveu, avec lequel au passage il s’était engueulé, pour que moi et ma maladresse nous occupions de lui au quotidien et il était là au milieu de la cuisine à faire du thé comme si rien de ne s’était passé.

Bravo Sasha. Dans quelle galère tu t’es fourrée ?

J’avais imaginé tout un tas de choses sur ce mystérieux colocataire et son annonce aux allures de proposition indécente, mais cette rencontre venait de me ramener sur terre.

Je n’avais pas les épaules pour surmonter ce genre d’obstacle.

Et malgré les questions qui se pressaient dans ma tête, j’étais muette.

Réduite au silence par cette rencontre.

Atterrée par l’effondrement de mes espoirs.

Par ce retour brutal à la case prison familiale à perpétuité.

Ignorant mon trouble, Henry déposa devant moi une tasse d’Earl Grey fumante.

— Ne vous formalisez pas de son comportement de ce soir. Il est simplement déstabilisé.  Il se montre souvent très virulent à l’égard de tout ce qui perturbe ses habitudes. Mais ça lui passera.

— Je… ne suis pas certaine de pouvoir gérer ça.

— N’ayez pas d’inquiétudes. Quand vous serez installée, son quotidien reprendra le dessus, il se concentrera sur son travail et il se calmera de lui-même.

Je trempai les lèvres dans le breuvage ambré pour me donner une contenance. J’essayai de sauver les apparences par simple automatisme, même si arrivé à ce stade de la soirée, ça n’avait plus la moindre importance. Mes émotions se lisaient clairement sur mon visage.

— Vous ne semblez pas convaincue.

— En toute honnêteté, maintenant que je connais votre neveu, il y a peu de chance que j’accepte.

— J’ai conscience que Jérôme n’a pas un caractère facile, mais cela tient pour beaucoup à son handicap. Cela n’excuse évidemment pas tout, mais il serait dommage que vous passiez à côté d’une opportunité par circonspection à l’égard de l’agressivité de sa réaction d’aujourd’hui.

— D’après votre description de l’autre jour, ce n’est pas un comportement occasionnel.

— C’est vrai. Mais, comprenez-le. Ce défilé d’infirmier, d’aide à domicile et autre est éprouvant. Pour lui comme pour moi. Voilà pourquoi cette dispute était inévitable. Mais même si cela vous semble insensé, je voulais que vous y assistiez.

Je haussai les sourcils, perplexe.

— Ainsi, vous avez toutes les cartes en main pour prendre une décision avisée, ajouta-t-il. Cependant, quoi que vous en pensiez, j’ai la conviction que vous avez le tempérament et les motivations nécessaires pour canaliser Jérôme. Ne nous voilons pas la face, les premières semaines seront agitées, mais j’ai bon espoir que cette colocation vous apporte énormément. À l’un comme à l’autre.

Je triturais nerveusement ma cuillère, les yeux rivés sur ma tasse à moitié vide, comme si elle contenait une vérité universelle.

— Pourquoi moi ? Qu’est-ce qui vous fait penser que je m’en sortirais mieux que des personnes habilitées ?

— J’ai vu de nombreux candidats avant vous. Des gens bien sous tous rapports, rigoureux, avec toute une panoplie de valeurs morales et de qualifications médicales. Mais c’est de votre naturel et de votre spontanéité dont nous avons besoin. En passant cette annonce dans le journal, j’espérais précisément cibler un public différent d’une jeune infirmière. Je m’attendais à quelqu’un de plus mature, avec une expérience de vie plus riche et conséquente.

Mauvaise pioche.

À moins que par expériences de vie conséquentes, il entende prises de bec familiales, angoisse incontrôlable et sensation de décalage avec le monde entier.

Je ricanai amèrement.

— Mais finalement, ces histoires d’expériences ne sont qu’une question de point de vue. Je suis certain qu’en dépit de votre jeune âge vous portez déjà un fardeau bien suffisant.

— Un fardeau suffisant ? Que croyez-vous savoir de moi ?

— Votre attitude parle pour vous. Méfiante. Craintive. Déterminée. Rigoureuse. Par certains côtés vous me rappelez beaucoup Jérôme.

— Vous ne me connaissez pas, grondai-je.

— J’en ai vu assez pour vous cerner. Malgré vos doutes vous semblez suffisamment déterminée pour surmonter les obstacles que constituent le handicap de Jérôme.

Électrisée par sa remarque, je me levai d’un bond, manquant de renverser ma tasse au passage.

— Je… il faut que j’y aille.

Sans lui laisser le temps de protester, j’attrapai ma veste et je m’engouffrai dans le couloir.

Trop fébrile pour attendre l’ascenseur, j’optai pour les escaliers. Ce n’est qu’une fois dans la sécurité de ma voiture que la consternation me frappa. J’avais fui.

Effrayée par la lucidité dérangeante d’Henry.

Comment avait-il pu me cerner aussi finement en si peu de temps ?

Étais-je si transparente ? Je me sentais souvent transparente, mais pas dans ce sens. La plupart du temps, les gens que je côtoyaient ne me remarquaient même pas, croiser un inconnu capable de lire en moi comme dans un livre ouvert me déstabilisait complètement.

On toqua au carreau de la voiture.

Je sursautai.

Henry sourit avec bienveillance. Aussitôt que j’ouvris la portière, il me tendit une liasse de papiers.

— Vous avez oublié votre contrat de colocation.

— Mon… mais je…

— Vous êtes partie si vite que je n’ai pas eu l’occasion de vous le donner.

— Je…

— J’ai conscience que tout cela est déstabilisant, mais mon intention n’était pas de vous effrayer. Je suis persuadé que Jérôme et vous avez beaucoup à gagner de cette colocation.

Je détournai les yeux.

En arrivant place de la République, j’étais certaine que cette rencontre ne serait qu’une formalité. Désormais, je me retrouvais avec un nouveau dilemme sur les bras.

Je le jaugeai de haut en bas avant de lâcher le plus sobrement possible :

— Je ne peux rien vous promettre.

Malgré tout, j’acceptai les documents qu’il me tendait.

La perspective de cette colocation me terrorisait. L’accepter, c’était aller au devant de difficultés dont je n’avais pas besoin. Mais refuser, c’était donner raison à mes parents et cette idée me tordait le ventre.

J’observai pensivement le contrat de colocation.

Au moment de le fourrer dans mon sac, je réalisai qu’il n’était pas sur la banquette passager comme il aurait dû.

Je pâlis, consciente de devoir y retourner.

Je verrouillai rapidement la voiture et rattrapai Henry avant que l’ascenseur ne se referme.

— Je… j’ai oublié mon sac en haut, avouai-je honteusement.

Henry rigola chaleureusement.

— C’est ennuyeux en effet. Il faut dire que vous avez fui tellement vite.

— Non ! C’était… bon d’accord, vous m’avez foutu la trouille. Mais vous réalisez la responsabilité que ça représente ? Et puis, mince, ma vie est déjà suffisamment compliquée comme ça, et votre neveu, il est pas juste sauvage. Il est carrément hostile ! Qu’est-ce que vous ferez le jour où je lui balancerais ses quatre vérités à la tête sans scrupule ?

— Eh bien je dirais que ça ne lui ferait pas de mal. Je lui ai déjà présenté des dizaines de personnes qualifiées, mais ce dont il a réellement besoin, c’est qu’on lui tienne tête, qu’on le mettre face à ses contradictions. Qu’on le traite comme une personne normale. N’allez pas croire, il sait se montrer gentil et prévenant, c’est juste qu’il a un peu trop tendance à l’oublier depuis quelque temps. Il se réfugie de plus en plus dans son travail et il en oublie tout le reste. Cela ne peut plus continuer. Il doit évoluer. Et j’ai le sentiment que vous aussi. Voilà pourquoi vous me semblez la personne la plus adaptée pour cette colocation.

Malgré moi je souris.

Sans en avoir conscience, Henry venait de toucher une corde sensible.

Je le soupçonnai d’essayer de me convaincre par la flatterie, cependant pour une fois que l’on me jugeait adaptée pour quelque chose, je n’allais pas prétendre le contraire.

Cette colocation, c’était comme un défi que me lançait la vie.

Devais-je le relever ou assumer de passer mon chemin ? Après tout d’autres occasions se présenteraient. Des occasions plus faciles.

Et depuis quand est-ce que tu choisis le chemin facile ? demandai-je sarcastiquement à mon reflet.  

Durant mes études j’avais appris une chose fondamentale sur moi-même. Je redoutais la facilité. Quel que soit mon niveau, j’optais systématiquement pour les matières dans lesquelles j’avais les plus grandes difficultés.

D’aucun considéreraient que c’était se tirer une balle dans le pied d’entrée de jeu, pour moi, c’était juste un défi que je me lançais à moi-même. Un challenge intellectuel. Une stimulation grisante.

Le travail est une chose extrêmement simple et manichéenne. Logique. Imparable. Sans surprise. Il rend ce qu’il reçoit. Libre à chacun de choisir ce qu’il lui donne.

C’était un pari aisé.

Sans risque.

Et dans le cas présent ? Quels étaient les risques ? Qu’on ne s’entendent pas ? Et après ?

Serait-ce plus lourd à porter que mon contexte familial actuel ?

Arrivé sur le seuil, Henry me tendit sa clef.

— Allez-y et faites comme si je n’étais pas là.

— Mais, votre neveu, il…

— Il aboie beaucoup, mais il ne mord pas. Alors n’hésitez pas à vous affirmer.

— Mais…

— N’ayez pas peur. Je reste derrière vous et j’interviendrai s’il dépasse les bornes.

En guise d’encouragement, il me poussa délicatement vers la porte. J’entrai, retenant mon souffle.

Aussitôt, Jérôme sortit de sa chambre et se hasarda maladroitement vers l’escalier. Je l’observai anxieuse, mais Henry me fit signe de ne pas m’inquiéter. Il avait l’habitude. Jérôme connaissait son appartement par cœur. Ses hésitations venaient de la colère, qui le rendait moins précautionneux qu’il n’aurait dû.

— Henry ? Tu es toujours là ? Elle est partie ?

Pas de réponse.

Henry m’encouragea d’un regard.

J’hésitai, mais si j’avais la prétention de changer, je ne pouvais pas me dégonfler au premier obstacle.

J’inspirai profondément, le temps de rassembler mon courage, et je me lançai :

— Non. Elle est toujours là.

Jérôme se figea, le visage tourné vers moi. Malgré le bandeau qui masquait ses yeux, j’aurais presque juré sentir son regard brûlant d’hostilité sur ma peau.

— Dégage ! Je n’ai besoin de personne ! Où est Henry ?

Une nouvelle fois Henry m’incita silencieusement à lui répondre.

— Tu… tu ne te débarrasseras pas de moi comme ça.

— Tu serais peut-être plus crédible si ta voix ne tremblait pas comme celle d’une gamine apeurée.

Il se tourna vers son oncle et ajouta :

— Je ne sais pas à quoi tu joues exactement, mais ne viens pas te plaindre ou me faire la morale quand elle se mettra à chialer parce qu’elle m’a trouvé trop con.

C’en était trop. Je voulais bien me montrer compréhensive quant à son humeur, mais là, il allait trop loin. Je ne comptais pas me laisser marcher sur les pieds par ce mec tout aveugle soit-il ! Ça n’excusait pas tout.

— Mais elle t’emmerde garçon ! Elle a d’ailleurs une sainte horreur qu’on parle d’elle comme si elle était transparente !

— Pour moi, c’est tout comme !

Je serrai les poings, sentant ma colère monter d’un cran supplémentaire.

— Et concrètement, tu te comportes comme un crétin tous les jours, ou c’est juste le vendredi à 20h30 ?

— Tous les jours, alors si ça te pose un problème débarrasse le plancher.

Je rigolai amèrement.

— Tu t’imagines que c’est comme ça que tu vas me décourager ? Franchement, si tu passais un peu plus de temps à t’intéresser aux autres et un peu moins à geindre après ton oncle, tu comprendrais vite que j’suis plutôt du genre à te botter le cul pour t’apprendre la politesse qu’à chialer comme une gamine parce que tu me parles mal.

— Eh ben va-y. Qu’est-ce qui te retiens ? Tu t’en prends pas aux handicapés, c’est ça ?

Je levai les yeux au ciel, blasée par sa répartie navrante.

— T’as rien trouvé de plus spirituel ? On dirait un gamin dans une cour de récré.

L’air outré, Jérôme se tourna une seconde fois vers son oncle sans marquer la moindre hésitation. Henry n’avait pas prononcé le moindre mot depuis notre retour pourtant son neveu savait précisément où il se trouvait.

Comment fait-il ?

La première fois j’avais mis cela sur le compte du hasard, mais là…

L’étonnement était sur le point de me faire oublier son comportement odieux, quand il ajouta pour Henry :

— Tu la laisses me parler comme ça ?

— Ne comptes pas sur moi pour arbitrer cette querelle, répondit Henry. Tu l’as commencé tout seul, à toi de te débrouiller pour y mettre un terme.

— Oh t’inquiète pas. Ça va être vite vu.

— Étant donné que t’y vois que dalle, ça risque au contraire de prendre un bout de temps.

— Sérieusement ? répliqua Jérôme plus énervé que jamais. Et c’est moi qui ait une répartie de cours de récré !

Je me mordis la lèvre, consternée par ma spontanéité. Certes, il ne l’avait pas volée, mais, c’était plutôt de mauvais goût.

J’étais prête à m’excuser quand Henry m’en dissuada d’un hochement de tête.

J’inspirai profondément plusieurs fois pour retrouver mon calme. S’énerver davantage ne mènerait nulle part. Je me recomposai une attitude aussi neutre que possible et j’ajoutai d’une voix calme et assurée :

— Je conçois que ton handicap ne soit pas facile à gérer au quotidien, mais ce n’est pas une excuse pour être odieux. Je n’y suis pour rien moi, j’ai juste répondu à l’annonce de ton oncle.

— Eh ben maintenant que tu me connais, tu comprends que t’aurais mieux fait de t’abstenir. Alors, passe simplement ton chemin et continue ta vie.

— Tu ne sais rien de ma vie. Si c’était le cas, tu réaliserais peut-être que côté antipathie, tu es loin de détenir la palme.

Jérôme ricana amèrement.

— Ne sois pas hypocrite, qui voudrait se taper un handicapé comme colocataire ?

— C’est à moi d’en juger.

Je sortis en claquant la porte. Mon cœur tambourinait comme un fou dans ma poitrine.

Henry me rattrapa.

— Au moins vous n’avez pas la langue dans votre poche.

Je détournai le regard, honteuse.

— Votre sac. Vous alliez à nouveau l’oublier.

— Euh, merci… et… vraiment désolée… pour tout ça, mais sa réaction… je… je me suis laissée emportée.

— Ne vous excusez pas. Il l’a cherché.

— Peut-être, mais le tacler sur son handicap ce n’était pas très…

— Vous savez je connais mon neveu. Ce qu’il déteste par-dessus tout c’est la condescendance des autres. Croyez-moi quand je vous dis que cette engueulade lui a fait du bien, même si ça ne semble pas évident pour l’instant.

J’esquissais un hochement de tête, mais ma perplexité se lisait clairement sur mon visage.

— J’ai conscience que cette rencontre a été éprouvante pour vous deux, mais c’était nécessaire. Désormais, vous avez toutes les cartes en main. Prenez le temps qu’il vous faut pour décider. Et surtout, faites confiance à votre instinct. Vous avez les épaules pour supporter Jérôme.

Quelques minutes plus tard, je remontai dans ma voiture en proie à un flot d’émotions contradictoires.

Cette rencontre m’avait ébranlée.

Mais pas de la manière dont on aurait pu imaginer. Indépendamment de toutes considérations logiques, Henry et son neveu m’avaient fait bonne impression. Jérôme n’était clairement pas d’un abord facile, mais quelque chose en lui m’avait touchée.

Oui, son comportement me hérissait, mais cette hostilité, je savais la gérer. C’était mon lot quotidien.

Son handicap, en revanche, c’était une autre histoire.

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Loutre
Posté le 15/02/2024
Hello !
Je poursuis ma découverte avec toujours autant de plaisir !

La tension monte progressivement tout au long du chapitre, surtout lors de la rencontre avec le mystérieux Jérôme. J'ai bien aimé la façon dont tu as semé des indices à son propos. On a l'impression de le découvrir sous plusieurs angles, d'abord la description de son oncle, puis celle de son intérieur, puis enfin en le voyant lui.

Tes dialogues sont toujours très naturels, très fluides, et je dévore à chaque fois tes chapitres alors même qu'ils sont assez longs. Très franchement, je ne vois pas le temps passer. Et plusieurs répliques m'ont bien fait rire. C'est peut-être Henry que je trouve moins... Humain. Il a un côté robotique, et sa façon de parler est assez particulière. Par contre ta narratrice est toujours aussi nuancée ; on la sent à la fois très fragile, mais aussi très honnête. J'aime bien cette alternance entre son caractère frontal et ses doutes. On voit combien tout ce qu'elle dit finit par être remué dans sa tête.

J'ai donc hâte de découvrir la suite ! Cette collocation annonce de beaux rebondissements !

A bientôt !
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