4. La décision

Par Shaoran

Sur le trajet du retour, les paroles de mon père me giflèrent à nouveau.

J’avais fait mon possible pour ne pas perdre mon temps et j’étais fière d’avoir tenu bon face à ce fameux Jérôme, néanmoins, je revenais aussi penaude qu’il me l’avait prédit.

Je me garai devant la maison plus dépitée que jamais.

J’avais placé tellement d’espoirs, conscients ou non, dans cette visite que la chute était douloureuse.

Mais à quoi bon s’entêter ?

Jérôme ne voulait clairement pas de moi et je ne gagnerai rien à quitter un nid de vipères pour la tanière d’un ours.

Je toquai.

Oui, je toquais à la porte de ma propre maison. Malgré mon âge, je n’étais pas assez grande pour accéder à un privilège tel qu’avoir les clefs. Ou pas assez importante, qui sait.

L’espace d’une seconde, l’espoir un peu fou que la porte reste close me traversa. Je serais alors contrainte d’accepter cette colocation, sans porter la responsabilité de cette décision.

Ça n’était pas très glorieux comme raisonnement, cependant, tant que je n’aurais pas le courage de faire et assumer mes propres choix…

Mais la porte s’ouvrit sur l’air impassible de mon père.

J’entrai, me préparant mentalement à satisfaire leur curiosité. Néanmoins, ils n’eurent pas un mot pour cette visite. À la place, je reçus un florilège de critiques sur des motifs plus futiles et ridicules les uns que les autres.

L’altercation monta en épingle, reproche après reproche.

Excédée, je me plantai au milieu du salon et lançai à brûle-pourpoint :

— Je déménage !

— Pardon ? s’exclamèrent en chœur mes parents.

Je serrai les mâchoires jusqu’à les faire grincer pour ne pas me trahir. J’espérais renvoyer l’image d’une jeune femme assurée, même si en réalité, mon estomac se liquéfiait de peur.

Mais c’était trop tard, j’avais été trop loin pour reculer.

J’empoignai donc mentalement tout ce qui me restait de courage pour faire front à cette tempête jusqu’au bout.

— Mon rendez-vous s’est bien passé, poursuivis-je, donc je vais accepter cette coloc’ et déménager.

Durant un instant de flottement, tout le monde se tut, chacun guettant la réaction de son voisin. Durant cette seconde, un intense sentiment de puissance et de satisfaction m’assaillit.

Puis le temps reprit son cours, et les critiques recommencèrent à pleuvoir. Plus je me défendais, plus les accusations se durcissaient jusqu’à finalement devenir de véritables insultes. Des propos choquants qui s’imprimèrent profondément en moi.

— Eh ben dégage, cracha ma mère. On te regrettera pas. De toute façon, personne ici n’a besoin de toi.

J’ouvris des yeux ronds comme des soucoupes.

— Pardon ?

— Tu es vraiment pitoyable ma pauvre fille. Quand tu n’avais plus nulle part où aller, tu as su revenir en rampant espèce de traitresse. Mais n’espère pas que ça se passera comme ça cette fois !

— Tu entends un peu ce que tu dis ?

— Ça te pose un problème ? Pars donc. De toute façon, tu n’es pas chez toi ici. Mais attention, ne t’avises surtout pas de revenir pleurer la queue entre les jambes, parce que cette fois, on ne te reprendra plus. Et tant pis si tu dois vivre sous un pont.

— Arrête, grondai-je excédée. C’est horrible ce que tu dis.

— C’est toi qui es horrible espèce d’ingrate !  

Je serrai les poings et avec une assurance qui me sidéra moi-même, j’assénai :

— Ne me provoque pas, sinon je prends mes affaires et je m’en vais sur le champ.

— Ah oui ? Et pour aller où exactement ?

— Peu importe. Même vivre dans ma voiture pendant quelques jours sera plus supportable que ça.

— Eh ben, va-y ! Ne te gêne donc pas.

— Je te préviens, si tu me forces à en arriver là, c’est définitif, vous ne me reverrez plus.  

— Tu n’oserai jamais faire un truc pareil, insista ma mère. Tu n’es rien sans nous.

— Ne fais pas l’erreur de m’en croire incapable.

— Arrêtez de vous battre toutes les deux, intervint mon père, blasé.

— Qu’elle aille donc dans sa voiture si elle le veut !

Je récupérai déjà les clefs quand mon père me retint fermement.

— Ça suffit. Vous êtes toutes les deux fatiguées et énervées. Ça ne sert à rien de continuer cette conversation maintenant. Vous risquez juste de dire des choses que vous regretterez demain.

— Non, il n’y a aucune chance que je regrette quoi que ce soit, affirma ma mère.

Voilà bien un point sur lequel je la croyais sans mal.

Mais avant que je puisse répliquer, mon père me coupa l’herbe sous le pied.

— Tout ça ne mène à rien, voyons alors on va tous se calmer et essayer d’arrondir les angles.

Mais ma mère n’était pas décidée à arrondir quoi que ce soit. Je coupai donc court m’enfermant dans ma chambre. Vidée, je m’effondrai littéralement sur mon lit.

Malgré l’épaisseur de la porte, je les entendais discuter vivement dans le salon. Si mon père déplorait la dureté des propos de ma mère, il en cautionnait le contenu général.

Aucun des deux n’éprouvait le moindre remord ou le moindre doute quant au traitement qu’ils m’avaient infligé.

Ils ne réalisaient même pas l’impact de leur comportement. Ou peut-être s’en moquaient-ils.

Je restai ainsi un long moment à les écouter, recroquevillée dans les ténèbres de ma chambre. Je ne voulais plus les entendre, mais leur conversation m’hypnotisait, car au fond de moi vivait encore une enfant naïve qui espérait inconsciemment que l’un d’entre eux prendrait ma défense.

Cependant, le miracle n’arriva jamais et mon procès informel continua.

La violence des paroles de ma mère me retournait l’estomac. L’indifférence de mon père me coupait le souffle.

Cette fois encore, malgré mon désespoir, je n’arrivais pas à pleurer. Même respirer, je n’osais plus le faire trop fort de peur de briser ce fragile équilibre qui me maintenait entière.

De peur de voler en éclats pour de bon.

Mon corps réagit à ma place. Depuis longtemps, j’avais l’intuition que le corps, le cœur et l’esprit étaient les trois composantes d’un même tout. Et si je continuais à museler mon esprit et étouffer mon cœur, seul mon corps pouvait encore exprimer mon désarroi.

Jusqu’à maintenant, il avait tenu bon. Mais aujourd’hui, il me lâcha.

Je me précipitai aux toilettes où je vomis tripes et boyaux.

Cette réaction viscérale fut un déclic. Si je ne fuyais pas de cette maison rapidement, ils auraient ma peau.

Je n’en pouvais plus de me battre sans cesse. Et tout caractériel qu’il soit, Jérôme restait une alternative du moindre mal. Alors je ferais en sorte que cette colocation fonctionne, au moins le temps de trouver une autre solution viable.

J’observai mon reflet dans le miroir.

Finalement, la porte s’est ouverte, mais c’était pour mieux me pousser dehors.

Un sourire doux amer naquit sur mes lèvres.

Malgré tout, j’avais encore des doutes.

— Tu n’es pas une ordure, confiai-je à mon reflet avec le plus de bienveillance dont je fus capable. Tu ne dois plus tolérer ça. Tu as raison de te rebeller. Tu as le droit de partir, le droit d’être en colère face à leur méchanceté.

J’avais besoin de verbaliser les choses. De me rassurer moi-même.

Mon portable vibra furieusement : Lilie venait aux nouvelles.

J’ignorai ses messages et composai plutôt le numéro d’Henry.

— Monsieur Langler ? Désolée de vous déranger à cette heure tardive, mais finalement, j’ai pris ma décision. J’accepte votre proposition.

— Vous êtes certaine d’y avoir bien réfléchi ?

Ce n’était plus une question de réflexion ou d’égo, mais de survie.  

— Ma décision est prise.

Je souris faiblement, fière de constater que ma voix ne trahissait pas le moindre doute.

— Soit. Je vous recontacte lundi matin pour finaliser les détails et aussi m’assurer que vous n’aurez pas changé d’avis entre temps.

— Mais… lundi ! C’est…

— C’est un délai de réflexion qui me semble nécessaire pour vous comme pour nous.

— Pourtant, je pensais que…

— Écoutez, loin de moi l’idée de remettre en cause votre choix, mais tout à l’heure vous sembliez décidée à fuir très loin sans vous retourner et maintenant vous prenez le contrepied total. Il est donc naturel que je m’interroge sur la viabilité de vos motivations. Alors nous allons tous prendre quelques jours pour mûrir notre réflexion et nous en reparlons lundi.   

Je mis un temps considérable à lui répondre. Pourtant, il attendit patiemment.

— Je crois que vous avez raison.

Je raccrochai et enfin les larmes vinrent à moi spontanément.

Et dire qu’une heure plus tôt, j’étais terrifiée par cette colocation, et maintenant la cécité et l’hostilité de Jérôme ne me semblaient même plus des obstacles.

Le week-end allait être long.

Et s’il changeait d’avis ?

À cette pensée, je me précipitai à nouveau aux toilettes.

 

♪ - ♪ - ♪

 

Le lendemain matin, j’avais eu une longue et désagréable conversation avec mes parents, mais à ma grande surprise, cet échange avait été le plus sincère et constructif que nous ayons eu depuis… à la réflexion, cela fut le plus constructif que nous ayons jamais eu.

J’en tairai le contenu par pudeur. Oui, je suis pudique, surtout quand ça m’arrange.  

Mais cette dispute avait été une vraie leçon.

Depuis longtemps, on me répétait qu’il n’y avait que trois catégories de gens dans la vie.

Les conquérants qui écrasaient les autres.

Les conquis qui se laissaient écraser.

Et les manipulateurs qui usaient de leurs charmes pour inciter les conquérants à écraser pour eux.

Pour ma part, il en existait au moins une autre. Les originaux. Ces gens qui pensaient hors des boites et qui, comme moi, n’aspiraient qu’à l’autonomie intellectuelle et à l’indépendance matérielle.

Malgré tout, mes parents voulaient que j’entre dans la boite des conquérants, voire des manipulateurs parce qu’ils estimaient que c’était ma place. Moi je savais que non. Et même si j’avais parfaitement conscience qu’ils n’avaient pas le pouvoir de m’imposer ou m’interdire quoi que ce soit, leurs paroles culpabilisantes avaient toujours eu raison de ma volonté.

Partant du principe que je leur cédais, cette situation était mon tort encore plus que le leur.

De toute façon, à les entendre, j’étais la seule et unique fautive quel que soit la réalité et le sujet dont il était question.

Mais avec le temps, je réalisais qu’ils avaient souvent tort. Pourtant, ils ne s’excusaient jamais.

C’était peut-être ça qu’on appelait la confiance en soi. Cette absence de remise en question. Parce que sans remise en question pas de torts, sans torts pas d’excuses.

C’était simple. Efficace. Manichéen.

Cependant, comme il faut une exception à tout, pour cette fois, ils se fendirent de timides excuses noyées sous un monceau de sarcasmes. Vint ensuite la grande comédie du repentir. Un témoignage surjoué d’affection ponctué de reproches insidieusement détournés.

Si on est durs, c’est parce que tu l’as cherché. C’est notre responsabilité de parents de te secouer pour te remettre les idées en place et te préparer à la vie réelle. On fait ça pour ton bien.

Mon bien, c’était surtout de m’émanciper de leur giron. Et ça malheureusement, ils ne le supportaient pas. Alors j’avais accepté de pardonner leurs écarts, mais pas de les oublier. Et plus que tout, j’avais réaffirmé ma volonté de déménager ; même si le délai imposé par Henry la veille m’avait plongée dans le désarroi le plus complet.

Leurs mines s’étaient fermées, et j’étais sortie me promener. Officiellement pour faire les boutiques. Officieusement, j’avais passé la journée dans le petit parc public de la place de la République à réfléchir à cette colocation que j’avais acceptée.

C’est à ta portée.

Maintenant, je le savais, parce qu’hier soir, dans l’obscurité de ma chambre quelque chose s’était brisé en moi. Je ne saurais dire quoi exactement, mais j’avais changé. Ce genre de changement un peu flou qui interdit tout retour en arrière.

J’avais compris que ma véritable erreur avait été de toujours croire mes parents.

Sous prétexte qu’ils m’avaient donné la vie, j’imaginais qu’ils détenaient une sorte de vérité universelle. Donc s’ils me pensaient incapable de réussir, ils devaient avoir raison. Et chacun de mes échecs apportait autant d’eau à leur moulin.

Seulement, c’était oublier une chose. Les projets que je menais dans leur dos m’avaient toujours réussi.

Je voulais faire de la modélisation 3D ? J’avais appris toute seule.

Je voulais faire des arts martiaux ? J’étais médaillée dans de petites compétitions régionales.

Chacun des choix dont je les avais exclus avait été une réussite.

Alors pourquoi cette colocation serait-elle différente ?

Parce que les enjeux étaient plus grands ?

Alors il me suffirait de faire de plus grands efforts voilà tout.  

Les jours suivants furent une réelle torture. À plusieurs reprises, j’étouffais une crise d’anxiété à l’idée qu’Henry finisse par m’écarter de cette colocation. Quand je n’angoissais pas à cause de cela, je me décomposais en imaginant à quoi ressemblerait ma vie avec ce grand coton tige aveugle et irascible.

J’avais l’impression d’avoir tranché entre la peste et le choléra. Pourtant, je ne regrettai pas ma décision.

Pour faire taire mon stress et mettre symboliquement toutes les chances de mon côté, j’employais mon week-end à préparer mon déménagement. De petits paquets en grands cartons, toutes mes affaires trouvèrent contenant à leur mesure. Des papiers administratifs, aux bibelots inutiles en passant par des souvenirs divers et variés, je fis le tri de toute une vie comme si cela me permettait inconsciemment de tourner la page de mon adolescence.

Et enfin arriva le lundi.

Quand Henry m’appela enfin, mon cœur s’arrêta.

Si de mon côté je n’avais pas changé d’avis, alors pour lui, tout était en ordre.

Il était d’accord !

J’allais réellement déménager !

Pour de vrai !

Dans l’heure qui suivit, nous réglâmes ensemble les détails de mon emménagement.

Rendez-vous le jeudi suivant dès 9h, Henry m’assisterait toute la journée pour m’aider à m’installer sereinement.

Quand il avait compris que ma décision était irrévocable, mon père avait posé un jour de congé pour m’accompagner. Il désapprouvait toujours ma décision, mais il n’y pouvait rien.

Pour aplanir les tensions et montrer patte blanche, je proposai à mes parents de visiter mon futur logement, mais ma mère refusa catégoriquement. Mon père, plus nuancé, n’avait pas osé s’opposer à elle, préférant se retrancher derrière le prétexte de m’aider.

Autrement dit, il allait rencontrer Henry.

J’espérais simplement que ce dernier ne vendrait pas la mèche de la cécité de Jérôme.

Comment réagirait mon père s’il découvrait la vérité ?

Et tu ferais quoi ? Tu lâcherais l’affaire ? Non ! C’est mon choix. Ils n’ont pas le contrôle de ma vie.

Le mercredi soir, j’étais fin prête.

Je me couchai tôt, en proie à ce même sentiment d’excitation mêlée de peur que je ressentais gamine à la veille de la rentrée scolaire.

À tel point que je passai une grande partie de la nuit à me retourner dans mon lit.

Dans quelques heures, je commencerais ma nouvelle vie.

Une vie d’adulte.

Celle que moi, j’avais choisi.

J’étais tellement impatiente que le jeudi matin, j’arrivais place de la République avec une heure d’avance sur l’horaire convenu avec Henry. Je stationnai ma voiture derrière une berline noire impeccablement lustrée.

Aussitôt que j’ouvris ma portière, un homme m’interpela. Je m’attendais déjà à recevoir les foudres d’un résident mécontent que je me gare de guingois devant l’entrée, quand je reconnus Henry.

— Bonjour. Quel timing, nous allions justement partir.

Je lui rendis son salut tandis qu’il descendait de la voiture. Il jeta un coup d’œil rapide à sa montre et ajouta :

— Nous n’avions pas dit 9h ? Vous êtes sacrément en avance.

— Ah… euh oui, c’est vrai, mais, disons que je n’avais pas vu l’heure.

— Vous étiez impatiente à ce point ?

— En quelque sorte.

Il sourit, m’offrant son expression amusée si paternaliste.

— Je vais vous ouvrir, me proposa-t-il.

— Non, ne vous mettez pas en retard. Nous pouvons très bien vous attendre.

— Nous ?

— Mon père m’aide à transporter mes cartons, seulement, il n’a pas osé se garer en double file, alors il fait le tour de la place.

— Au besoin, n’hésitez pas à utiliser le parking en sous-sol. Vous avez gardé le code du portail ?

J’approuvai d’un hochement de tête, notant mentalement de déplacer ma voiture quand elle serait déchargée.

— Bon on pourrait peut-être y aller, grommela Jérôme sortant à son tour de la voiture. J’apprécierais d’être à l’heure.  

— J’arrive !

Henry se tourna vivement vers moi et ajouta :

— Tenez, voici les clefs, commencez à vous installer tranquillement. Je serais de retour dans un peu moins d’une heure.

Je le remerciai chaleureusement.

Tandis que la voiture d’Henry démarrait, mon père se glissa à sa place.

— C’était ton proprio ? me demanda-t-il.

— Son oncle.

— Je croyais qu’il devait t’aider à déménager.

— C'est le cas. Il doit juste s'absenter un moment, mais il revient vite.

— Il aurait pu mieux s’organiser.

— Il m'avait prévenu qu'il ne serait pas disponible avant 9h. C’est nous qui sommes très en avance.

— Alors pourquoi tu t'es dépêchée à ce point ? Tu étais tellement pressée de partir de la maison ? 

Je détournai les yeux.

— Je pensais juste qu’il y aurait beaucoup plus de circulation, avouai-je pour ne pas reconnaitre qu’il y avait raison.

Pourquoi n’arrivais-je pas à admettre face à mon père ce qu’il m’avait été si facile de concéder à Henry ? Il n’y avait rien de mal dans le fait d’être empressée de commencer cette nouvelle expérience. Alors pourquoi ?

Tout était dans l’attitude. Henry dégageait de la bienveillance. Mon père me jugeait. Comme toujours.

Pour ne plus y penser, je m’absorbai dans le déchargement de ma voiture. Mon père m’imita dans le plus grand silence.

— Bon, je retourne à la maison chercher le reste de tes affaires, proposa-t-il quand nos coffres furent vides. 

— Merci. En attendant, je vais commencer à monter ceux-là.

— Ne t’embête pas avec ça. On le fera ensemble quand je reviens.

— C'est bon, ça va aller. Il faut bien que j'apprenne à me débrouiller toute seule. 

— Comme tu veux, mais fais attention à toi. 

J'acquiesçai. 

Un curieux sentiment m'assaillit tandis que j'observais sa voiture tourner au bout de la rue. Je me sentais un peu déprimée. J’avais décelé dans l’attitude de mon père quelque chose que j’entrevoyais rarement. Une pointe de lassitude, teintée d’un voile discret de tristesse. Mon père était ainsi. Il ne montrait jamais ses sentiments. Parfois, tout au plus un petit rictus débordait, pour repartir aussi vite qu’il était apparu.

Mon déménagement le remuait-il vraiment ?

Si c’était le cas pourquoi ne pas me le dire simplement au lieu de faire l’autruche comme toujours. Comme si cacher un problème à la vue suffisait à le faire disparaître.

Tout en gambergeant, je continuais mes allers retours entre l'ascenseur et l'appartement. J’étais mitigée face à sa réaction. Partagée entre la joie, la tristesse et la colère. Tristesse parce que voir mon père tout penaud comme ça me faisait de la peine. Joie parce qu'enfin il se montrait un minimum affecté par la situation. Colère parce que malgré tout, il doutait de ma décision.

Quelques voyages plus tard, mon dos criait grâce et le salon de Jérôme avait pris des allures de débarras. Je m’affalai sur le canapé, le temps d’une petite pause quand Henry revint.

— Oh ! s’exclama-t-il en entrant dans la pièce.

— Ça doit vous faire bizarre de voir tant de bazar ici, rigolai-je devant son air médusé.

— En effet. Ça semble tout de suite plus… vivant.

Je sortis du confort du canapé et me retroussai les manches.

— Dans ce cas, au boulot. Ce que je n’arriverai pas à ranger d’ici le retour de votre neveu, je le monterai dans ma chambre.

Henry approuva et joignant le geste à la parole, nous nous mîmes à l’ouvrage.

— Votre père est déjà parti ? s’étonna Henry.

— Il est retourné chercher ce qui ne rentrait pas dans nos voitures.

— Vous avez tant de choses que cela ?

— Non. Mais disons que j’ai emballé le contenu de ma penderie de manière très sommaire pour ne pas froisser tous mes vêtements.

— Je vois.

Il déposa sa veste et ses clefs dans l’entrée avant d’ajouter avec le plus grand naturel :

— Sans vouloir me mêler de ce qui ne me concerne pas, votre mère… elle ne vous aide pas à déménager ?

— Officiellement elle travaille, mais en vérité, c’est surtout qu’elle ne souhaitait pas venir.

— Pourtant, c’est une étape importante pour vous, non ?

— Étape qu’elle désapprouve totalement et elle me l’a bien fait sentir.

— J’en suis désolé.

— Ne le soyez pas. C’est sa manière à elle de fonctionner. Et puis, notre relation a toujours été très… compliquée.

Pour ne pas lui laisser voir que cet aveu m’affectait, j’ouvris le premier carton à ma portée. Oui, ma mère était ainsi. Détachée pour mieux juger. De cette manière, quand mes projets échouaient, elle pouvait se targuer de m’avoir prévenue, s’ils aboutissaient, c’était un effet de la chance. Dans un cas comme dans l’autre, cette communication volontairement défaillante lui permettait de me déposséder insidieusement de mes succès. Elle avait toujours été ainsi, pourquoi changerait-elle maintenant ?

Moi par contre, j’avais changé. Et c’est précisément son comportement qui m’avait ancrée dans mes résolutions actuelles. Alors quelque part, on pouvait considérer que c’était un mal pour un bien.

Mon père revint environ une heure plus tard, maugréant contre cet accident dans un rond-point qui avait généré pas mal d’embouteillages et autres ralentissements sur son chemin.

Je descendis l’aider à décharger. Henry m’accompagna.

À la seconde où ils se serrèrent la main, mon stress creva le plafond. La nervosité mal dissimulée d’Henry le soir de ma contre-visite me revint en mémoire. Tout à coup, je la comprenais tellement mieux.

— Henry Langler, se présenta l’intéressé. Jérôme est mon neveu. Et je suppose que vous êtes monsieur Bertier.

— Effectivement.

Mon père commença à décharger son coffre aidé par Henry.  

— Et donc, votre neveu est absent.

— Il n’a en effet pas pu se rendre disponible aujourd’hui. Cela pose-t-il un problème ?

— J’aurais bien aimé rencontrer le garçon qui est censé partager l’appartement de ma fille.

— Techniquement, c’est son appartement, rectifiai-je laconiquement.

— J’entends votre inquiétude, continua Henry, mais il me semble que Sasha a fait son choix en toute connaissance de cause. N’est-ce pas ?

J’approuvai d’un hochement de tête, les joues cramoisies de honte.

Intérieurement j’étais un petit volcan émotionnel, mais extérieurement j’essayais de donner le change tout en chargeant le plus vite possible mes affaires dans l’ascenseur.

— Et que fait-il dans la vie ? poursuivit mon père.

Je me redressai d’un coup.

Enfin une question qui m’intéressait sincèrement.

Mais l’univers avait un sale sens de l’humour et la fermeture de l’ascenseur étouffa la réponse d’Henry.

J’enrageais !

Évidemment, le temps que je les rejoigne, l’instant était passé et le silence était retombé.

Je brûlais d’envie de les questionner mais je n’osais pas, de peur que la cécité de Jérôme ne finisse par sortir sur le tapis.

— Bien. Je crois que tout est là, déclara mon père. Tu as besoin d’aide pour déballer tes affaires ?

— Non. Je te remercie. Ça ne presse pas. Je vais m’en charger avec monsieur Langler.

Le visage de mon père se ferma complètement.

— Très bien puisque tu n’as plus besoin de moi, je vais rentrer.

J’aurais juré déceler une pointe de jalousie dans le ton sec de mon père. Pourquoi la présence d’Henry lui déplaisait-elle à ce point ? Cela aurait au contraire du le rassurer.

— Peut-être souhaiteriez-vous visiter l’appartement avant ? lui proposa Henry.

Mon père accepta avec enthousiasme.

Quand je leur embrayai le pas, Henry m’invita à déplacer ma voiture pour la garer au sous-sol. J’aurais volontiers décliné si mon père n’avait pas eu l’obligeance de me rappeler que j’étais stationnée de guingois devant l’entrée.

Ne trouvant cependant aucun argument valable à leur opposer, je m’exécutai à contrecœur. Pourquoi m’évinçaient-ils ainsi ?

Je réfléchissais encore à la meilleure tactique pour les questionner quand je remontai du sous-sol.

Dans le hall de l’immeuble, je croisai une jeune femme. À peu près mon âge, blonde, aussi élancée que j’étais rondelette. Elle lavait méticuleusement l’entrée quand j’avais fait irruption.

Elle me détailla de bas en haut comme si je venais de ruiner tous ses efforts. Je me fendis d’un petit sourire contrit.

C’était donc elle la concierge dont Henry m’avait parlé ? Je la trouvais bien jeune. Je secouai la tête, consternée par ce nouveau jugement à l’emporte-pièce dont je venais de me fendre. Après tout, pourquoi toutes les concierges devraient-elles forcément ressembler à ces vieilles grues en tablier que dépeignaient si souvent les séries télé ?

Alors que j’arrivais à sa hauteur, elle m’interpela sèchement :

—Puis-je me permettre de vous signaler que le parking souterrain est réservé aux résidents uniquement.

— Oh, je vois. Une chance que je sois résidente alors.

— Sans me vanter, je connais absolument tous les habitants de cet immeuble. Alors c’est inutile de me mentir.

— Je ne mens pas. Je suis en train d’emménager au quatrième.

— Vous auriez dû mieux vous renseigner avant d’essayer de nous arnaquer. Il n’y a aucun logement vacant à cet étage.

— C’est pour ça que je m’installe en colocation avec monsieur Reeves. Ça vous pose un problème ? grommelai-je retenant de justesse une réplique bien plus assassine.

Elle eut un reniflement sceptique.

— Je vois. Vous êtes la nouvelle Gabin donc.

— Gabin ?

— L’aide à domicile de Jérôme, précisa-t-elle sans dissimuler son mépris.

Ah oui, les fameux autres qu’Henry et Jérôme avaient évoqué le jour de notre rencontre. Mon ou mes prédécesseurs ne semblaient pas très populaires. Voilà qui expliquait peut-être pourquoi Jérôme se montrait si réfractaire à ma présence.

— J’espère que vous serez un peu plus fiable que ce petit fumeur de weed arrogant, continua-t-elle.

Un fumeur de weed arrogant carrément. Eh ben elle est charmante la concierge. C’est son état naturel ou c’est juste un bizutage pour les nouveaux ?

— Et sinon, je crois que je n’ai pas bien saisi votre nom…

— Parce que je ne vous l’ai pas donné.

— C’est bien ce qui me semblait.

— Alexandra ! Arrête d’ennuyer les gens.

La jeune femme se renfrogna alors qu’une dame d’âge mûr faisait irruption dans son dos.

— Excusez-la, continua cette dernière. Nous avons eu quelques intrusions malheureuses de jeunes du quartier récemment. Rien de bien méchant je vous rassure.

La dénommée Alexandra trépigna d’énervement.

— Ils ont failli t’agresser.

— Allons, tout de suite les grands mots. Ce n’était que des adolescents un peu alcoolisés.

Excédée, Alexandra tourna les talons et rentra dans l’appartement qu’Henry m’avait décrit comme celui de la concierge. Cette dernière se tourna vers moi tout sourire.

— Vous parliez d’intrusion, ce sont eux qui vous ont fait ça ? demandai-je avec un regard éloquent vers le bandage qui entourait son poignet.

— Oh non ! Ce n’est qu’une légère entorse. Je suis tombée dans l’escalier l’autre matin. Mais j’ai des enfants si protecteurs… depuis le départ de leur père, ils me couvent comme une enfant. Je suis tout à fait capable de faire mon travail, mais avec ma blessure… Alexandra a beaucoup insisté pour me remplacer, je n’ai pas voulu la contrarier, alors j’ai cédé pour cette fois, vous comprenez ?

— Oui, complètement.

— Mais je manque à tous mes devoirs !

Elle me serra chaleureusement la main :

— Je m’appelle Marilou. Je suis la concierge de cet immeuble.

— Sasha, la colocataire de Jérôme Reeves. J’emménage aujourd’hui même.

— Oui Henry m’avait prévenu. Surtout n’hésitez pas, si vous avez le moindre problème ou la moindre question, je suis à votre disposition.

— Merci.

Je pris congé de Marilou après quelques petites recommandations supplémentaires comme les horaires de passage du facteur et diverses autres choses du quotidien. Si bien qu’à mon retour, Henry et mon père se serraient déjà la main dans l’entrée de l’appartement.

— Vous avez terminé la visite ? demandai-je dans une grimace.

— Oui. 

— T’en a mis du temps, s’étonna mon père.

— En fait je suis tombée sur la concierge et sa fille en bas. On a un peu… fait connaissance.

— Vous verrez Marilou est adorable, déclara Henry. Si vous avez la moindre question, le moindre doute sur le fonctionnement ou le moindre problème, n’hésitez pas à la prévenir, elle fera le nécessaire.

— C’est ce qu’elle m’a dit.

— Parfait !

— Bien, sur ce, je vais vous laisser ranger tout ton bordel. Essaie quand même d’appeler ta mère pour lui dire que tout s’est bien passé.

Je détournai les yeux pour mieux éluder le sujet.

Pourquoi serait-ce à mois de faire un pas vers elle, alors qu’elle m’avait clairement rejetée ?

Sans compter que je savais d’ores et déjà que je serais reçue avec froideur et désintérêt.

Je soupirai.

Oui, je le savais très bien. Tout comme je savais déjà que je le ferais malgré tout.

— Je te raccompagne.

Mais avant de le laisser partir, je lui posai tout de même la question qui me brûlait les lèvres.

—  Alors, comment tu trouves l'appartement ? 

—  Correct. 

— Mais encore ?

— C’est lumineux et bien entretenu.

—  Et Henry ?

— Je reconnais qu'il m’a fait bonne impression. Mais reste tout de même prudente. Ce n'est pas parce que le bonhomme semble droit dans ses baskets que son neveu l'est aussi.  

— Je sais bien, mais tu admettras que leur proposition est honnête et qu’ils n’ont pas le profil d’arnaqueurs.

— À première vue, non.

— Donc j’ai eu raison d’accepter n’est-ce pas ? Je fais le bon choix.

— C’est à toi de me le dire.

— Je sais ce que j’en pense, ce que je te demande, c’est ton avis.

— Mon avis ne compte pas. C’est toi qui va habiter ici, c’est à toi de savoir si cela te convient ou pas.

J’approuvai avec un sourire crispé.

Inutile d’insister. Il ne reconnaîtrait que j’avais eu raison de me lancer.

Là où la désapprobation de ma mère passait par un éventail de reproches, mon père s’exprimait à travers son apparente neutralité. À l’arrivée, le résultat était le même : je me sentais dévalorisée.

En quelques mots, il avait complètement douché mon enthousiasme. Je comprenais maintenant pourquoi j’avais tant de facilité à répondre à Henry là où je n’arrivai qu’à mentir à mon père.

Pour la seconde fois de la journée, je le regardais partir jusqu’à ce que sa voiture tourne à l’angle, mais, mon petit pincement au cœur avait totalement disparu.  

Ce fut sur ce sentiment quelque peu décourageant que je remontais auprès d’Henry pour le grand déballage, mais avant même que j’établisse un plan de bataille efficace, l’oncle de Jérôme m’invita à sortir déjeuner avec lui.

J’envisageai de décliner mais mon estomac me trahit bruyamment. Pour le plus grand amusement d’Henry. Un quart d’heure plus tard, nous nous installions dans le petit restaurant italien au coin de la rue. À l’accueil que nous réserva le patron, je compris qu’Henry était un habitué des lieux. Pour autant, sa surprise de le trouver en ma compagnie fut entière. Monsieur Langler n’était donc pas le genre d’homme à sortir ces dames ?

Pourtant j’avais déjà remarqué l’alliance à son doigt. Cela signifiait donc qu’il était marié. Du coup, peut-être le gérant s’étonnait-il de le voir accompagnée d’une femme qui n’était pas la sienne. Je rigolai intérieurement. S’il savait la vérité, l’imagination de ce pauvre bougre en serait bien déçue.

Alors que nous attendions nos plats, je tortillais machinalement ma serviette. J’avais fait mon possible pour étouffer mon anxiété mais je me demandais toujours si Henry avait parlé de la cécité de Jérôme à mon père.

— Quelque chose semble vous préoccuper, me fit remarquer Henry.

Je sursautai. Accaparée par mes pensées et le maelström des allers et venues dans le restaurant, j’en avais complètement oublié sa présence. Paradoxal si l’on considérait qu’il n’était pas sorti de mon champ de vision ne serait-ce qu’une seconde.

— Non ! Non… pas du tout, bafouillai-je.

Je repliais nerveusement ma serviette. D’ordinaire, personne ne remarquait jamais mon trouble. À tel point que j’avais fini par me croire très habile dans ma façon de le cacher aux autres. Manifestement, ce n’était pas le cas, alors face au regard dubitatif d’Henry, je cédai.

— Bon d’accord. Il y a bien quelque chose… tout à l’heure quand vous déchargiez la voiture avec mon père, il vous a demandé quel était le métier de Jérôme mais l’ascenseur s’est refermé en même temps et je n’ai pas entendu votre réponse.

Henry rigola.

— J’en déduis que vous ne l’avez donc pas questionné en le raccompagnant.

— Et admettre que je ne sais quasiment rien sur votre compte et celui de Jérôme ? Il est déjà intimement persuadé que je fais le plus mauvais choix de ma vie, inutile de lui donner raison en avouant mon ignorance.

— Vous ne leur avez donc rien dit non plus au sujet du handicap de Jérôme.  

— En effet.

— Encore une fois, sans vouloir m’immiscer dans des affaires qui ne me concernent pas, je ne suis pas certain qu’il soit judicieux que vous le leur cachiez.

Je soupirai de soulagement. Sauvée ! Il n’avait rien dit !

— Oh que si. Croyez-moi, c’est bien mieux comme ça.

— Auriez-vous honte de le leur avouer ?

— Non ! Pas du tout. Je ne vois pas bien ce qu’il y aurait d’honteux à assister un handicapé dans son quotidien, même si c’est un garçon peu conventionnel et sauvage, pour reprendre vos mots.

— Dans ce cas, où est le problème ?

— Ils sont incapables de le comprendre. Je vous l’ai dit. Ils désapprouvent clairement ma décision. Ils me jugent incapable de m’affranchir de leur houlette, alors inutile de leur donner du grain à moudre en soulignant le caractère délicat de cette colocation.

Henry grimaça.  

— Je reconnais que votre père n’était pas très chaleureux envers vous. Mais c’est plus de la maladresse dans sa façon de communiquer qu’une désapprobation face à une décision qui l’affecte profondément.

— Permettez-moi d’en douter.

— Votre déménagement soudain est un grand changement dans votre vie, mais ça l’est également dans la sienne. Son inquiétude était tout à fait sincère, en plus d’être totalement légitime.

Je fronçai les sourcils, perplexe.

Henry défendait réellement mon père ou alors extrapolait-il ses réactions de travers ? À moins que ce soit moi qui ne comprenne pas mon père aussi bien que je le pensais.

Non. Impossible.

— C’est gentil, mais, je connais mon père. Ce n’est pas tant mon départ qui le chagrine que la perspective de me voir retourner vivre à leur crochet.

— Vous vous trompez. Il respecte votre choix, mais il ignorait comment vous l’exprimer sans vous influencer dans votre prise de décision. Il vous sait beaucoup trop à l’écoute de leurs attentes et s’il n’était pas resté en retrait de la sorte vous n’auriez pas été objective.

— Mais je ne l’ai pas été ! Il n’a pas eu de cesse de me le dire en toute lettre que cette histoire était une arnaque. Que je perdais mon temps et que je devais renoncer ! Et ma mère n’en parlons même pas !

— Pourtant vous ne les avez pas écoutés. Pourquoi ?

Je détournai les yeux.

— Parce que je n’avais pas le choix. Je ne pouvais plus continuer comme ça. Le comportement de ma mère… bref ça ne change rien au fait qu’ils n’ont pas confiance en moi.

— Au contraire. Vous avez fait un choix délicat et vous vous êtes battue pour le défendre, n’est-ce pas là le rôle de vos parents que de vous former à exercer votre libre arbitre. De mon point de vue, le détachement apparent de votre père ressemble davantage à une marque de respect que de désapprobation.

Je le dévisageai un instant, ne sachant quoi répondre. Ce n’était pas comme ça que je voyais les choses, mais force était de constater que son argument était irréfutable. Même s’il ne tenait pas compte de toutes les blessures béantes que leur éducation avait infligée à mon égo.

— Vous ne pouvez pas comprendre, murmurai-je.

— Vous savez les parents font au mieux de leurs connaissances pour éduquer les enfants et en faire des adultes responsables, continua placidement Henry. Ce n’est pas toujours facile.

— Je ne leur ai jamais demandé d’aller décrocher la lune, mais tout de même, admettez qu’il y a un minimum. Et même ça, c’est encore trop pour eux.

Le cynisme de ma réponse tira un froncement de sourcils plus qu’explicite à Henry.

— Je sais que de prime abord ma réaction peut vous sembler dure, lui concédai-je, mais vous ne voyez que la partie émergée de l’iceberg.

— Pourtant, de ce que j’en connais de vous, vous me semblez plutôt bien armée pour réussir, c’est la preuve qu’ils n’ont pas fait du si mauvais travail que cela.

Sans réellement m’en rendre compte, je me rongeais les ongles. Une mauvaise habitude que j’essayais tant bien que mal d’éliminer mais qui revenait immanquablement avec le stress.

Or, cette conversation me stressait. J’entretenais une relation compliquée avec mes parents et chaque rappel à nos rapports conflictuels ravivait ma douleur.

À chaque affront qu’ils me faisaient subir, à chaque humiliation qu’ils m’infligeaient, je leur trouvais toujours des excuses pour mieux rejeter la faute sur mes propres imperfections. À force, j’avais fini par me considérer comme un monstre tout juste bon à se cacher dans les tréfonds d’une carapace de solitude.

Aux yeux du monde, cette introversion passait pour une sorte de mode de protection, pour moi, c’était une grotte où je pouvais reprendre mon souffle quand le contact avec l’extérieur devenait trop intense, voire même douloureux. Mais ça Henry ne pouvait pas le savoir. Et quelque part, non seulement ça m’arrangeait bien, mais je ferais mon possible pour qu’il continue de l’ignorer. Pour que le monde entier continue de m’ignorer.

De m’ignorer, moi ?

Ce lapsus me parut immédiatement très révélateur. Je détestais que les gens lisent clair en moi, convaincue que j’étais qu’ils y distingueraient le monstre que j’imaginais être. Mais ce qui me déstabilisait plus encore, c’était qu’ils distinguent autre chose. Une chose curieuse qui me restait obstinément invisible. Cette chose qu’Henry semblait voir naturellement.

Après tout, peut-être avait-il raison. Peut-être que je manquais d’objectivité.

— Je ne doute pas que la situation les affecte, soupirai-je finalement, seulement je ne suis pas convaincue que leur manière d’agir soit la bonne.

— Personne ne reçoit de mode d’emploi à la naissance.

— Certes.

— Cela dit, continua-t-il. Certaines personnes ont l’art et la manière de se faire comprendre d’un regard là où d’autres sont incapables de s’exprimer même si leur vie en dépendait. Cela ne signifie pas pour autant que les premiers fournissent davantage d’efforts que les seconds.

J’approuvai d’un hochement de tête. Décidément Henry n’avait pas son pareil pour retourner une situation. Même si j’avais du mal à imaginer mes parents avec la bienveillance qu’il leur prêtait, je devais au moins lui concéder que sa façon de penser et d’envisager les choses me plaisait. Elle me déchargeait d’une part de culpabilité que je n’avais pas conscience de porter.   

— Mais qu’est-ce que vous faites donc dans la vie monsieur Henry ? plaisantai-je. Psychologue spécialisé dans les relations familiales et la gestion de conflits ?

Le rire qui le secoua fit danser les pattes d’oies au coin de ses yeux.

— Pas du tout. Je suis entrepreneur dans le domaine de l’immobilier.

Voilà qui expliquait pourquoi il avait si bien réussi à me vanter les mérites de l’appartement de son neveu.

— Mais je vous concède que cela demande aussi de bonnes compétences en matière de relations humaines.

La conversation dériva sur des sujets plus artistiques et moins sérieux.

L’ambiance se détendit. Moi aussi.

Henry pouvait donc désormais ajouter culture et discussion à la liste de ses talents. J’espérais que son neveu aurait le même goût pour l’art. Mais un aveugle pouvait-il apprécier l’art ? Telle était la question que j’avais posée à Henry en sortant. Il m’avait simplement répondu avec son humour bienveillant qu’il me suffisait de le lui demander.

J’avais souris.

Décidément, Henry n’avait pas son pareil pour éluder les questions délicates.

Reste à espérer que Jérôme sera plus conciliant.

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Loutre
Posté le 15/02/2024
Hello à nouveau !

Un chapitre plus "transition" : Sasha hésite face aux décisions qu'elle doit prendre, et on suit sans mal le cheminement de sa pensée. On prend la pleine mesure de ses sentiments. Sur la fin j'ai eu l'impression que tes dialogues étaient un peu trop explicatifs... Je les trouve passionnants dans le fond, donc ça m'a pas vraiment dérangé, mais j'ai quand même une préférence pour les moments où les discussions sont plus naturelles et moins "séances chez le psy". A cet égard, tout le début m'a beaucoup plu. On voit combien les parents de Sasha sont durs et on comprend facilement que leurs remarques répétées ont fissuré quelque chose en elle. Pour autant on les sent pas méchants juste... Excessivement maladroits. Je pense que tu peux faire confiance en tes personnages et en ta façon de les écrire ; tu n'es pas obligée de tout expliquer, on le ressent bien dans les situations que tu nous dépeins et dans lesquelles on se plonge avec une grande facilité. Après la capacité d'introspection de Sasha fait aussi partie de ses qualités... Donc je peux comprendre que la narration soit parfois très transparente.

En tout cas, tout ça pour dire que je dévore tes chapitres et que j'ai hâte de découvrir la suite !
Shaoran
Posté le 09/11/2024
Re à nouveau,

Merci pour ton retour.
Effectivement, c'est un chapitre un peu charnière de l'histoire et trouver le juste dosage entre l'explicatif et le démonstratif n'est pas toujours évident. Surtout quand le côté "séance chez le psy" fait partie de ton fonctionnement XD. Du coup, comme tu le dis, ça a tendance à ressortir dans l'écriture, mais bon, si ça ne t'a pas sortie de ta lecture, c'est déjà bien.
Quant aux parents, oui, comme dit, l'idée c'est vraiment pas de virer dans le pathos et faire d'elle une victime, mais plus un reflet de l'expression "l'enfer est pavé de bonnes intentions".

Merci d'avoir pris le temps de commenter et j'espère que la suite te plaira toujours autant.
A peluche
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