3. Vers la ville des Mers

Par Neila

Le réveil fut difficile, mais l’ascension jusqu’à la plate-forme d’envol eut l’avantage de tirer Hayalee du brouillard. Le monte-charge qui reliait les souterrains au sous-sol de la volière étant réservé au matériel et aux blessés, elle n’eut d’autres choix que d’emprunter l’escalier : une interminable succession de marches érodées qui serpentaient sur le flanc ouest de la montagne.

Le soleil n’avait pas encore fait son apparition quand Hayalee et Saru émergèrent de la tour de garde, sur la côte. Ce dernier s’en alla chercher Gaya et Hayalee se retrouva seule à grimper dans la lueur de l’aube. Sans être une partie de plaisir, la montée lui parut moins pénible qu’à l’accoutumée. Il fallait croire que courir pour éviter les coups d’épée de Frowin avait amélioré son endurance. En dépit des quelques personnes qui la dépassèrent en la saluant, Hayalee était plutôt fière de sa performance. Jusqu’à ce que Lisandra la rattrape.

Sac sur le dos, elle avalait les marches à bon rythme. Non contente de remettre Hayalee à sa place de limace, elle se sentit obligée de lui prodiguer tout un tas de conseils agaçants.

— Redresse-toi, tu vas te faire mal. Et respire mieux que ça !

Hayalee fut soulagée de voir le bout de l’escalier se profiler. Arrivée sur l’esplanade, elle se redressa de toute sa hauteur et inspira à pleins poumons. Le soleil l’accueillit, resplendissant contre l’horizon rose.

La plate-forme d’envol s’étendait sous la silhouette imposante du volcan. Outre les miradors qui en ponctuaient les angles, l’esplanade ne comptait que deux bâtiments : les écuries et la volière. L’agitation était plus mesurée en ce début de journée. Les groupes de rebelles qui s’apprêtaient à décoller n’échangeaient que des hochements de tête et des paroles discrètes. Les seuls cris qu’on entendait étaient les piaffements impatients des oiseaux, plus matinaux que les hommes qui les sellaient en silence.

Iltaïr était là, occupé à charger ses affaires sur le dos d’un bel étalon à la robe grise et aux ailes de cuir noir. Une petite femme replète se tenait près de lui, les cheveux crépus et l’air revêche. Hayalee grimaça en reconnaissant Sellia, la dresseuse d’aigle et palefrenière en chef. Elle avait déjà eu le plaisir de s’y frotter en venant admirer les animaux avec Saru. À son grand dam, la dresseuse se souvenait également d’elle.

— Ben tiens ! s’exclama-t-elle à l’approche des deux filles. V’là la p’tite brune ! Et où est passé l’aut’e demi-portion ? Que j’vous reprenne pas à mett’e les pieds dans mes nids ou ça va barder !

— Je vois que tu connais déjà Hayalee, dit Iltaïr avec le sourire. Et voici Lisandra. Elles vont avoir besoin d’une monture pour aller jusqu’à Takmas.

La nouvelle ne fut pas pour enchanter la femme. Mains sur les hanches, elle renifla avec mauvaise humeur et toisa les adolescentes.

— Savez monter quoi ?

— Théoriquement ? répondit Lisandra. Tout.

— Euh… rien, dit Hayalee. Enfin, je suis déjà montée sur des chevaux, mais j’ai jamais dirigé.

La dresseuse grommela, tira un sifflet de la poche de sa salopette et émit une série de notes. Un premier aigle quitta sa niche, dans les hauteurs de la tour, et plana jusqu’à eux. Elle siffla un enchaînement différent et un second oiseau suivit.

— Voici Serroi, annonça la dresseuse, et Bôbec. Sont tous les deux très dociles, parfaits pour des débutants.

Aidée d’un jeune homme qu’elle appela avec plus de véhémence que ses bêtes, Sellia entreprit de seller les rapaces. Hayalee les regarda faire, fascinée. Les aigles de Bùsen étaient des créatures magnifiques, aux yeux d’ambre et au plumage brun moucheté de blanc. Le plus grand devait mesurer dans les dix pieds de haut. Leurs serres auraient aisément éventré un homme et leur bec arraché une tête, mais ils semblaient plus enclins à tirer les bretelles de leur maîtresse ou à fouiller ses poches pour une friandise.

— Et Saru ? interrogea Lisandra en prenant les rênes qu’on lui offrait.

— Il a dit qu’il nous rejoindrait, rapporta Hayalee.

— Oh, je crois qu’il est déjà prêt, dit Iltaïr.

Il pointa le doigt vers le ciel.

Planant plus haut que les faucons et les aigles, un drôle d’oiseau s’égayait sous les nuages. L’animal vira de bord en filant devant le cratère du volcan et Hayalee reconnut la silhouette d’un cheval, sur lequel était juché un cavalier. Il zigzagua, descendit brutalement en piquet puis remonta en flèche en tournoyant, ses ailes déployées scintillant sous les rayons du soleil levant comme les facettes d’un diamant.

— Qu’est-ce qu’il monte ? s’enquit Lisandra.

Ses pupilles s’étrécirent pour ne laisser que ses iris gris : signe qu’elle utilisait ses pouvoirs pour espionner à travers les yeux d’autrui – Gaya ? Ce qu’elle capta devait être singulier, car elle revint à elle dans un sursaut.

— Qu’est-ce que t’as vu ? demanda Hayalee, curieuse.

— C’est…

— C’t’un mallet, intervint Sellia qui finissait de sangler Bôbec. Les reflets sur les plumes trompent pôs. Et p’is tu vois la courbure prononcée d’ses ailes quand y fait des pointes de vitesse ? la façon dont les plumes terminales s’écartent et s’reserrent ? Y a pas d’aut’e espèce qu’ait une telle maniabilité. C’est c’qui lui permet d’exécuter des figures aussi compliquées.

Elle se redressa dans un craquement de genoux et soupira :

— Y a rien d’plus performant qu’un mallet, mais à dresser et monter, c’t’une vraie plaie ! Sont trop têtus, trop imprévisibles… Sans compter qu’y canent vite en captivité.

— Comment se fait-il que Saru en monte un, dans ce cas ? s’étonna Lisandra.

Sa question arracha un rire rocailleux à la femme, qui répondit comme si ça coulait de source :

— C’t’un Evan.

Suivant du regard les virages serrés et les pirouettes qu’exécutaient Gaya et Saru, elle ajouta :

— Faut reconnaître qu’y sait voler, c’garnement. Quand j’le vois fanfaronner dans l’ciel comme ça, j’ai l’impression qu’Jill est de retour.

Les lèvres d’Iltaïr sourirent, mais pas ses yeux. Hayalee aurait aimé demander qui était ce Jill. Le commandant ne lui en laissa pas le temps.

— Avant que j’oublie… dit-il en fouillant les poches qui pendaient contre la croupe de son cheval.

Il en tira deux bourses de cuir qu’il tendit respectivement à Lisandra et Hayalee. Cette dernière écarquilla les yeux en découvrant la belle poignée de pierres précieuses – héliodores, tourmalines et milhilites – qui roulaient à l’intérieur, entre les pièces de bronze.

— Pour subvenir à vos besoins lors de vos déplacements. Quand vous serez à court, vous n’aurez qu’à faire une demande auprès de la section 06 – les Ressources. Il n’y a pas grand-chose – une centaine de joyaux tout au plus – mais vous pouvez les utiliser comme bon vous semble. Évitez simplement de dépenser plus que nécessaire, ou les gens de la trésorerie risquent de vous demander des comptes !

Pas grand-chose ? C’était plus de pierres qu’Hayalee n’en avait jamais vues dans la bourse de ses grands-parents !

— Bien. Si vous êtes prêtes, ne traînons pas davantage. Il y a deux jours de voyage qui nous attendent pour regagner Takmas.

Le petit groupe avança jusqu’à l’extrémité de la plate-forme, où Hayalee et Lisandra prirent chacune place sur le dos d’un aigle. On leur expliqua comment se sangler et se dessangler du dos de l’animal et comment le diriger. Perchée sur sa drôle de selle en cuillère, Hayalee écouta les instructions, si contractée par l’angoisse qu’elle en claquait presque des dents. Sellia acheva son discours en menaçant de les donner en pâture aux rapaces si ses petits protégés revenaient avec la moindre plume de travers. Là-dessus, Iltaïr talonna son cheval. Il partit au galop, déploya ses immenses ailes et s’élança dans les airs. Les aigles y virent le signal de départ. Avant qu’Hayalee ait pu s’y préparer, Bôbec plongea dans le vide.

Elle faillit hurler durant la chute libre, puis se mordre la langue quand l’oiseau redressa d’un puissant battement. Couchée entre les ailes, elle resta agrippée au pommeau de la selle sans oser remuer un muscle, la tête entre les bras. Du coin de l’œil, elle aperçut Gaya au-dessus d’elle.

— Eh ! Ça va ? lui cria Saru.

— Super ! hurla Hayalee, d’une voix qui avait gagné une octave. J’ai l’impression que je vais mourir, ajouta-t-elle pour elle-même, à part ça, tout va bien.

Fort heureusement, il s’avéra que les aigles n’avaient pas besoin d’être guidés. En l’absence de consignes, ils suivaient docilement l’étalon d’Iltaïr.

Il s’écoula bien une trentaine de minutes avant qu’Hayalee trouve le courage de pointer le nez hors des plumes de sa monture. Quand la terre refit son apparition, deux ou trois heures plus tard, elle se dressa sur ses coudes sans plus se soucier d’être désarçonnée par le vent ou les changements de cap.

Elle était de retour à Psamias.

Ils dépassèrent une côte escarpée, survolèrent des mosaïques de champs, puis filèrent au-dessus d’une épaisse forêt qui semblait s’étirer à l’infini. Depuis son séjour sur l’île des réfugiés et à Mas, Hayalee avait pris conscience de la disparité des paysages que comptait le monde et elle reconnut immédiatement celui-là, même de très haut. Ces feuillus d’un vert profond, touffus et ronds, ces frênes, majestùs et chênes… ce ne pouvait être que la forêt des Sages.

Les bois s’étendaient des montagnes de Bùsen, au centre du pays, jusqu’à la pointe de la côte est. Karakha devait être à des lieues de là, pourtant Hayalee ne put s’empêcher de scruter l’horizon dans l’espoir de l’apercevoir. À leur première halte, l’émotion qui la submergea en mettant pied à terre fut si forte qu’elle eut du mal à s’intéresser à autre chose. Iltaïr déroula une carte afin de leur révéler la position du refuge qu’il espérait atteindre avant la nuit, mais Hayalee n’eut d’yeux que pour le point marqué « Karakha ». Seul Saru et sa froideur persistante parvinrent à la détourner de ses préoccupations. Il ne parlait presque pas, fuyait tous les regards et lorsqu’ils s’arrêtèrent pour le déjeuner, il s’en alla marcher de son côté. Hayalee le regarda s’éloigner, impuissante.

Elle passa le reste du voyage à admirer le paysage en ressassant des pensées sur sa ville et sa famille, au point d’en oublier la peur, les crampes et l’inconfort. Chaque fois qu’ils volaient à proximité d’une zone habitée, elle tendait le cou et essayait de reconnaître la bourgade en question. De temps à autre, ils apercevaient d’autres groupes de cavaliers volants, mais Iltaïr n’hésitait pas à faire des détours pour éviter de trop s’en approcher. Bien qu’il ait préparé une histoire pour justifier leur présence dans le ciel, papiers falsifiés à l’appui, mieux valait ne pas se risquer à croiser une patrouille de soldats.

Aucun soldat ne vint les arrêter et le soleil disparaissait à l’ouest lorsqu’ils regagnèrent la terre ferme pour la nuit.

Niché au creux de la forêt, le refuge se présentait sous la forme d’une maison de belles dimensions, aux fondations en pierre et aux murs en bois. Une écurie lui faisait face, plus massive encore. Ils atterrissaient tout juste qu’une fille aux allures de jeune garçon émergea du second bâtiment pour courir à leur rencontre, fourche à la main.

— Commandant Iltaïr ! s’exclama-t-elle. Et Saru et Gaya sont là aussi !

Un large sourire fendait son visage constellé de taches de rousseur, dévoilant deux incisives légèrement espacées sous un nez rond. Ses cheveux étaient si emmêlés qu’on l’aurait crue coiffée d’un nid d’oiseau et les vêtements qu’elle portait – chemise et salopette – étaient trois fois trop grands pour son corps menu.

— Bonsoir, Vitali, répondit Iltaïr en démontant souplement. Comment te portes-tu ?

Saru et Lisandra l’imitèrent. Hayalee, pour sa part, eut du mal à tirer son pied de l’étrier et bascula à la renverse. Bôbec s’enfuit plus loin en piaillant d’indignation. La dénommée Vitali accourut à la rescousse d’Hayalee.

— Ça va ? T’es blessée ? Tu veux que j’appelle Soo ? – c’est notre soigneur.

— Euh… non, ça va. J’ai juste pas l’habitude de monter aussi longtemps.

Ses membres étaient raides comme du bois et ses cuisses semblaient avoir perdu quelques couches de peau. Elle réprima une grimace quand la fille tira énergiquement sur son bras pour l’aider à décoller ses fesses de la piste.

— T’es jeune, dis donc ! Quel âge t’as ? Je t’ai jamais vue avant… D’où tu viens ? Comment tu t’appelles ?

Étourdie par l’avalanche de questions autant que par la chute, Hayalee n’avait pas amorcé un début de réponse que Vitali se plaquait une main sur la bouche, comme prise en faute.

— Oh, pardon ! T’es pas obligée de me répondre ! J’oublie toujours qui faut pas trop poser de questions aux gens qu’on croise.

— Ah.

Iltaïr posa une main sur l’épaule d’Hayalee.

— Vivi, voici Hayalee et Lisandra. Elles viennent juste de nous rejoindre.

— Formidable ! Moi, c’est Vivi ! Je fais partie des ressources, je m’occupe des chevaux et des aigles, de l’entretien et des stocks aussi… Oh, y a pas que moi bien sûr, y a aussi Ber, mais il est vieux maintenant.

— Et soûl, glissa Saru.

La jeune fille pouffa et ils échangèrent un regard de connivence.

— Dis-moi Vivi, interrompit le commandant, tu aurais un peu de place pour trois pensionnaires supplémentaires ?

— Sûr ! Y a même de la place pour Gaya.

Se tournant vers la jument, elle se pencha en avant comme pour appâter un chien.

— Je pourrais la brosser, lui décrotter les sabots et démêler sa jolie crinière…

— Ça m’étonnerait que t’arrives à la faire entrer dans l’écurie, commenta Saru. Encore moins qu’elle te laisse toucher à sa crinière ou à ses sabots.

Ses paroles se vérifièrent. Vitali eut beau agiter un morceau de viande sous le museau du mallet, l’animal ne se laissa pas amadouer. Pour finir, Gaya lui présenta son arrière-train et partit se réfugier à l’orée des arbres.

— Laisse tomber, dit Saru. Je la nourrirai plus tard.

— Tu la laisses partir comme ça ? s’étonna Lisandra. En pleine nature ? Tu n’as pas peur qu’elle s’en aille ?

— Elle reviendra. Elle revient toujours. Et si elle est pas là demain matin, au pire, c’est pas les montures qui manquent.

Sa relation à Gaya sembla plonger Lisandra dans une profonde perplexité, ce qu’Hayalee comprenait. La jument ne se comportait pas vraiment comme un cheval ordinaire.

Hayalee, Lisandra et Iltaïr confièrent leur propre monture aux bons soins de Vitali, puis le groupe prit la direction de la maison. Une petite trappe s’ouvrit dans la porte lorsque le commandant frappa et ils durent montrer patte blanche avant que la sentinelle – un homme chauve à la mine sévère – les laisse entrer. Ils le suivirent le long d’un étroit couloir flanqué de lampes et s'engouffrèrent dans la pièce à vivre.

L'endroit était suffisamment vaste pour accueillir un coin salon et une belle cheminée, en plus d’une table à laquelle auraient pu siéger une vingtaine de convives. Assis tout au bout, trois hommes et une femme jouaient aux cartes tandis qu'un quatrième homme écrivait, isolé du côté du salon. Ce quatrième homme avait la peau noire comme le charbon et une carrure de forgeron. Il occupait à lui seul une bonne partie du canapé sur lequel il était installé.

Les têtes pivotèrent à leur entrée et, sans crier gare, les hommes attablés lancèrent des exclamations réjouies. Moins démonstrative, la femme se contenta d'afficher une moue mi-amusée, mi-blasée.

— Par Psamias ! tonna le plus bruyant du groupe. Iltaïr ! Te voilà reparti en vadrouille ? T’as trouvé un nouveau prétexte pour échapper à la mère Mara ?

La remarque provoqua l'hilarité de ses compagnons.

— Tu es en pleine forme à ce que je vois, Ahsrin, dit Iltaïr en larguant ses affaires dans un coin, un sourire indulgent aux lèvres.

En équilibre sur les pattes arrière de sa chaise, les pieds sur la table, le dénommé Ahsrin leva son verre à l'intention d'Iltaïr et en vida le contenu d'un trait. Avec ses épaules et son visage carrés, sa barbe hirsute et ses épaisses boucles brunes, Ahsrin ressemblait à s’y méprendre à un ours.

— Oh, et le p'tit monstre est avec toi, releva-t-il.

La main de Saru se crispa sur la bretelle de son sac.

— Dis donc, c'est qu'il a sacrément poussé, le gnome. Il t'en fait toujours autant baver ?

— Et ta mère ? rétorqua ce dernier.

Les rires fusèrent de plus belle.

— Ah, en tout cas il mord toujours autant.

— Pff…

Cramoisi, Saru leur tourna le dos et quitta la pièce. Voilà qui n’allait pas arranger son humeur.

— Pourquoi faut-il toujours que tu enrages les gens, Ahsrin ?

L’homme à la carrure de forgeron s’était levé du canapé. Hayalee eut un sursaut en le découvrant derrière elle, autant impressionnée par sa stature que par la gravité de son timbre.

— Ce n’est pas pour rien qu’il nous a paru sage de vous mettre en équipe, dit Iltaïr en serrant la main qu’il lui offrait.

L’homme approuva d’un hochement de tête solennel. Son regard tomba sur Hayalee et Lisandra, qu’il fixa un long moment.

— Mon nom est Kaïen.

— Lisandra.

— Hayalee.

— Des réfugiées ? s’enquit un des rebelles attablés.

— De nouvelles recrues, corrigea Iltaïr.

Ahsrin grogna dans sa barbe, soudain moins chaleureux.

— On r’crute à la p’tite école, maintenant ?

Un cure-dent au coin de la bouche, l'homme assis à ses côtés souffla, sans détacher les yeux de son jeu de cartes :

— Sois pas stupide… ce sont sûrement des Descendantes.

La révélation jeta un silence sur la salle. Hayalee eut soudain très envie d’imiter Saru et de se soustraire aux regards.

— J’vois pas ce que ça change, dit Ahsrin.

— Tu as raison, intervint la femme. Qu’elles soient ou non des Descendantes, elles m’ont l’air bien plus compétentes que toi.

Vêtue d’un bustier en cuir et de bottes montantes, elle observait Hayalee et Lisandra de ses grands yeux noirs, un bras passé par-dessus le dossier de sa chaise. Sa peau était hâlée et son sourire malicieux. Elle leur adressa un clin d’œil qui dissipa aussitôt la gêne d’Hayalee.

— Y a pas plus compétent que moi pour remettre ces prétentieux de soldats à leur place ! s’offusqua Ahsrin.

— Il y a des missions qui requièrent plus de… finesse.

— Bah tiens !

La femme soupira et prit sur elle de présenter tout le monde :

— Je m’appelle Asha. Celui qui parle pour ne rien dire, c’est Ahsrin. À côté, avec la mine blasée, c’est Salaodis.

— Salao, coupa l’homme au cure-dents.

— Et lui, poursuivit-elle en inclinant la tête vers le troisième larron, c’est Uo — ce dernier tourna sa figure joviale vers Hayalee et Lisandra et les salua d’un geste de la main. Ne faites pas attention à ce qui sort de la bouche d’Ahsrin. L’Alliance a besoin de toute l’aide possible.

— C’est bien vrai, dit Uo.

— Soyez les bienvenues, acheva Kaïen de sa voix de basse.

— Une petite partie ? proposa Salao.

D’abord intimidée, Hayalee se laissa vite séduire par l’ambiance. Si l’on omettait les armes qui traînaient ici et là, c’était à en oublier qu’il s’agissait d’une planque de hors-la-loi, et non d’une innocente réunion entre amis. D’autres personnes vinrent se joindre à eux : Natak la sentinelle, Ohma la messagère de la base, Soo le soigneur et Vivi, l’énergique palefrenière ; ainsi qu’une poignée de rebelles qui, comme le groupe d’Hayalee, ne faisaient que passer.

Ils jouèrent, puis partagèrent un repas simple, mais convivial. Les taquineries et les rires faisaient parfois place à des discussions plus sérieuses sur la politique, les échauffourées avec les soldats ou les réfugiés qu’il fallait aider. Dans ces moments-là, Hayalee tendait l’oreille, curieuse. Mais les rebelles se montraient plus discrets et cryptiques lorsqu'il était question de leurs activités. Iltaïr et Kaïen passèrent de longues minutes à converser en aravan au bout de la table.

Saru, pour sa part, mangea dans son coin et fila sitôt son repas avalé. Déjà, sur l’île, il se mêlait peu aux autres, et Hayalee croyait entrevoir pourquoi. Orphelin, petit-fils du précédent chef de l’Alliance… les regards et les commentaires qu’il attirait avaient l’air de lui peser. Hayalee l’entendit demander à Vivi s’il pouvait prendre des pommes dans le garde-manger, puis elle le vit s’éloigner au-dehors, par la fenêtre. Elle hésita une poignée de minutes avant de se décider à le rejoindre.

Suivant son exemple, Hayalee n’avait pas pris la peine de se munir d’une lampe et elle eut du mal à le retrouver dans la pénombre. Elle avança dans la direction où Gaya avait filé plus tôt, longea l’orée des arbres en scrutant les ténèbres du bois, sans rien discerner. Elle finit par s’arrêter. Par où était le nord ? Elle leva les yeux au ciel et trouva le croissant de lune. Freyja, la maître pilote de l’Ilmari, lui avait appris à se repérer.

— Tu comptes filer en douce ?

Hayalee se retourna. Elle aperçut d’abord Gaya à quelques pas de là, puis l’ombre de Saru qui remuait près d’elle. Il s’était perché sur la barrière du parc cernant l’arrière des écuries. Suivie par l’œil argenté du mallet, Hayalee approcha. La beauté de la jument était presque plus saisissante de nuit que de jour. Son pelage blanc semblait irradier comme une seconde lune, ses mouvements glissaient dans l’obscurité, lui conférant des airs de cheval-spectre.

Saru tendit une pomme sous son museau et elle se désintéressa d’Hayalee, qui grimpa à son tour sur la clôture.

— Je te cherchais.

— Ben tu m’as trouvé.

Il s’écoula plusieurs secondes durant lesquelles ils regardèrent Gaya mastiquer sa pomme et fouiller l’herbe en quête des restes.

— Elle mange pas de viande du tout ? demanda Hayalee pour briser la glace.

Si les chevaux se nourrissaient parfois de fruits et de plantes, dans la nature, la plupart des espèces étaient charognardes. Saru haussa les épaules.

— Pas que je sache. J’ai jamais réussi à lui faire manger autre chose que des fruits.

— C’est un cheval vraiment bizarre.

Le silence retomba entre eux, épais. Gaya releva la tête pour réclamer une nouvelle pomme et Saru en profita pour passer une main sous sa crinière. Hayalee décida de prendre l’aurochs par les cornes et de poser la question qui la taraudait, s’efforçant toutefois d’adopter un ton dégagé :

— Ça va, toi ?

— Pourquoi ça irait pas ? renvoya-t-il avec une décontraction tout aussi fausse.

— Ben… depuis avant-hier, t’es…

Elle trouva plus sage de laisser sa phrase en suspend, au risque d’employer des mots qui pourraient le froisser. Mais Saru ne se décidait toujours pas à saisir la perche qu’elle lui tendait, aussi demanda-t-elle franchement :

— Tu veux pas en parler ?

— Parler de quoi ?

Hayalee fit de son mieux pour ravaler l’agacement qu’elle sentait poindre.

— De ce qui s’est passé. De ton grand-père.

Il prit le temps d’offrir une nouvelle pomme à Gaya avant de répondre, avec une froideur évidente :

— Y a pas grand-chose à dire. Je sais pas ce qui s’est passé.

— Tu veux pas demander à Iltaïr ? suggéra Hayalee.

— Et comment j’amène ça ? En lui disant qu’on écoutait aux portes ?

— Il y a sûrement moyen d’aborder le sujet sans dire qu’on a surpris leur conversation.

— Tu le prends pour un abruti ?

Hayalee préféra ne pas insister, bien qu’elle soit convaincue que Saru se cachait derrière des prétextes. Peut-être valait-il mieux qu’elle le laisse tranquille ? Elle fixait l’obscurité impénétrable des bois depuis déjà une bonne minute, hésitant entre partir et changer de sujet, quand il lâcha :

— Et toi ?

Sa voix s’était adoucie et il avait tourné la tête vers elle.

— Quoi, moi ? lâcha Hayalee.

— Ça doit te faire drôle d’être de retour dans ce pays.

Elle tressaillit – heureusement, il faisait trop sombre pour que Saru discerne son expression. Elle n’aurait pas cru qu’il aurait remarqué quoi que ce soit, préoccupé comme il l’était. Elle n’aurait pas cru qu’il s’en serait soucié. Mais plaisanter sur la possibilité qu’elle puisse filer en douce prouvait déjà qu’il avait percé ses réflexions à jour.

— T’étais même pas consciente quand on t’a rapatriée sur l’île, dit-il, comme elle ne réagissait pas. T’as pas eu le temps de décider de partir que t’étais déjà plus à Psamias… Je sais pas, j’imagine que ça doit faire bizarre.

Elle n’avait pas prévu ce retournement de situation. Un instant, elle se demanda si Saru n’essayait pas simplement de changer de sujet, mais la sollicitude qu’elle croyait percevoir dans ses mots paraissait réelle. Hayalee ouvrit la bouche alors que quelque chose de désagréable enflait dans sa poitrine. Elle la referma et força un sourire.

— Je vais bien, assura-t-elle.

— Si tu le dis.

Saru vida le sac de pommes à ses pieds, passa une dernière fois sa main entre les yeux de Gaya et repartit vers la maison. Hayalee se retrouva seule dans le noir, le cœur soudain très lourd et plus personne à qui en parler.

La nuit ne fut pas très reposante, la faute aux allées et venues incessantes des rebelles. Installée dans le dortoir réservé aux femmes, Hayalee se trouva réveillée plus d’une fois par le grincement de la porte, les chuchotements des autres pensionnaires ou les voix en provenance du salon.

Le lendemain, le soleil n’avait pas encore montré le bout de ses rayons qu’ils se remirent en route. Hayalee passa les vols à somnoler sur le dos de son aigle et les haltes à lorgner Saru en se demandant s’il lui faisait la tête ou s’il faisait juste la tête. Si Iltaïr remarqua quoi que ce soit, il n’en laissa rien paraître. Il continua à les mener vers le sud avec la même jovialité emprunte d’autorité. Sûrement était-il trop habitué aux sautes d’humeur de Saru pour s’en inquiéter, mais pressentait-il que le garçon lui en voulait personnellement ?

Lisandra se montra insensible à la morosité de ses coéquipiers, plus passionnée par la faune, la flore et par la carte qu’Iltaïr consultait régulièrement que par les humains qui l’accompagnaient. Les pensées qui travaillaient Hayalee et Saru changèrent néanmoins avec le paysage. Les bois firent place à une plaine verdoyante ponctuée de villages, l’activité s’intensifia, sur la terre comme dans le ciel, et tout le monde n’eut bientôt plus qu’une chose en tête : l’imminence de l’arrivée.

Ils avaient pénétré dans la région de Takmas. Le territoire de Pasmias était divisé en trois zones – nord, sud-est et sud-ouest – chacune sous la régence d’un des Grands Conseillers qui gouvernaient le pays. Takmas, la ville des Mers, était la capitale du sud-est : le carrefour du continent, le cœur du commerce. Ses alentours étaient plus densément peuplés que ceux de Karakha. La température y était douce, les cultures abondantes. Iltaïr dut renoncer à éviter de croiser la route d’autres voyageurs tant ils étaient nombreux à planer sous les nuages, mais ce ne fut pas aussi dramatique qu’Hayalee le redouta. D’après le commandant, Takmas était plus connue pour sa force navale que pour ses divisions volantes, et les soldats plus prompts à contrôler les marchandises qui transitaient par la mer et par la terre que les personnes dans le ciel.

La ville des Mers leur apparut en fin de journée, au bout de la ligne scintillante du fleuve Fao, sur la côte. Fièrement érigée sur le delta, la cité couvrait entièrement ce dernier, allant jusqu’à déborder sur l’océan en une marée de toits tuilés. Hayalee n’avait jamais rien vu de tel. Une multitude de bourgades avaient fleuri autour de la capitale comme des taches de lichen dont les pourtours se confondaient, créant un large tissu urbain.

Hayalee bouillait d’impatience de découvrir la ville, mais Iltaïr les fit se poser à la périphérie, dans un coin qui évoquait encore la campagne, en amont du fleuve. La grande route permettant le décollage et l’atterrissage des bêtes ainsi que le passage des chariots était bordée d’un côté par les habitations, de l’autre par un nombre improbable d’auberges et de relais. Péniches et barques décoraient les rives du fleuve, amarrées à des pontons ou échouées à même le sol boueux.

— Suivez-moi, dit le commandant en dégageant la piste.

Il les conduisit jusqu’à une taverne au bois vermoulu et à la façade ornée de filets de pêche. Au-dessus du porche, peinte dans un doré terni et écaillé, l’enseigne indiquait « Le Troll Radieux ». Hayalee ne savait pas ce qu’était un troll, mais elle aurait plutôt qualifié l’endroit de vaseux. L’auberge d’en face avait bien meilleure mine.

Rênes à la main, ils contournèrent l’établissement pour se présenter dans une cour intérieure bordée de stalles. Un jeune homme était occupé à décrotter les sabots d’un cheval. Il releva le nez à leur entrée.

— Désolé, commença-t-il en agitant son cure-pied dans leur direction, mais on est complet. Faudra aller vo…

Il s’interrompit en apercevant Iltaïr et laissa retomber la patte de l’animal.

— Nous sommes là sur les conseils d’une amie, dit le commandant. Elle nous a dit qu’ici, les portes s’ouvraient pour les voyageurs fatigués.

— Ceux qui arpentent la longue route, acheva l’autre, tout sourire. Je crois bien qu’il nous reste un peu de place, en fin de compte.

Il abandonna son matériel et vint récupérer les rênes du cheval d’Iltaïr, ajoutant plus bas :

— Ça faisait un temps qu’on vous avait pas vu, commandant.

— Un code ? interrogea Lisandra tandis qu’il emportait aigles et cheval vers les écuries.

Iltaïr confirma d’un clin d’œil.

— Souvenez-vous-en, vous en aurez besoin.

— Alors c’est ça, la base de Takmas ? demanda Hayalee en promenant son regard sur la modeste bâtisse.

— Oh, non, la base est située au cœur de la ville. Ici, c’est juste un relais – une porte d’entrée. Les chevaux ne sont pas autorisés à atterrir directement dans la cité, vois-tu, faute d’espace. Les aigles, eux, peuvent se poser à la tour d’envol, mais l’endroit grouille de soldats… Mieux vaut l’éviter si on peut.

— On va finir le chemin à pied, alors ?

Le commandant sourit.

— Rassure-toi, il existe un autre moyen de transport pour se déplacer dans Takmas.

Saru dut dire au revoir à Gaya. Il passa ses mains autour de son museau, la caressa et lui murmura des paroles de remerciement. Lorsqu’il s’éloigna pour rejoindre les autres sous le porche, la jument dressa tête et oreilles dans sa direction. Un pas maladroit du garçon d’écurie vers elle et elle partit au galop dans la cour. Déployant ses ailes, elle bondit vers le ciel et fila au-dessus du mur d’enceinte, sous l’œil impressionné du jeune homme qui semblait plutôt soulagé de ne pas avoir à s’en occuper.

Hayalee, Saru et Lisandra suivirent Iltaïr jusqu’au bar, traversant plusieurs pièces encombrées de tables et de fauteuils dépareillés. Certains clients se retournèrent sur leur passage et adressèrent des signes de tête au commandant.

— Mais qui voilà ! s’exclama le gérant alors qu’ils débarquaient dans la salle principale. Vieux pruneau ! Quel bon vent ?

Le visage encadré par d’impressionnantes rouflaquettes, l’homme avait un drôle d’accent et une drôle de tunique qui lui tombait jusqu'aux chevilles. Hayalee aurait été incapable de dire de quelle contrée lointaine il venait, mais il n’était pas du coin. Serrant la main d’Iltaïr, il lui bourra amicalement l’épaule tandis que ce dernier prenait place au comptoir.

— Comment se portent les affaires ? souffla le commandant, pas mécontent de récupérer son bras.

— Oh, les affaires se portent… Mais asseyez-vous, mauvaise troupe ! lança le patron à l’attention des trois adolescents. Vous allez bien boire un verre ?

— On ne va pas pouvoir rester longtemps, l’informa Iltaïr. J’aimerais être à l’Atelier avant la tombée de la nuit.

Se penchant vers lui, le gérant désigna une des bouteilles qui trônaient sur les étagères et dit, malicieux :

— T’auras bien assez de temps pour une ‘tite goutte de mon produit phare ?

Derrière le verre couvert de poussière, une chose non identifiée flottait dans le liquide. Iltaïr pouffa de rire et hocha la tête de gauche à droite :

— Je n’arrive pas à croire que tu aies gardé ça…

— Je te sers ? En souvenir du bon vieux !

— Tu sais bien que je ne bois jamais d’alcool.

— Et tu sais ce qu’on dit : l’alcool est notre pire ennemi… !

Perplexe, Hayalee lança un coup d’œil interrogateur à Saru qui lui fit signe de ne pas chercher plus loin.

Le brave homme eut beau insister, il ne réussit pas à faire goûter de son eau-de-vie à Iltaïr. Tout le monde se contenta d’un jus de baies. Une fois les verres vidés, ils furent conduits à leur nouveau moyen de transport : une barque, étrangement longue et plate.

Hayalee, Saru et Lisandra montèrent dans l’embarcation avec le commandant. Ce dernier détacha l’épée accrochée en travers de son sac, dissimulée dans un étui en tissu, la cala sous les bancs et s’empara de l’unique rame. Un employé les aida à pousser la barque à flot. Bientôt, ils glissèrent au centre du fleuve.

Iltaïr ramait, debout à l’arrière. Le Troll était encore en vue lorsqu’il demanda à Lisandra de le remplacer un instant pour aller se pencher sur ses affaires. Il en tira une longue bande de tissu dont il s’enrubanna le visage. Hayalee retint un hoquet de stupeur lorsqu’il se redressa.

Il semblait avoir pris trente ans. Sa cicatrice avait disparu sous le bandage qu’il s’était fait à la va-vite. Pour le reste, sa peau était plissée et tachée comme du vieux parchemin bruni et ses yeux soulignés de poches. Ses cheveux passèrent du gris argenté au blanc cotonneux. Lisandra et Hayalee le fixèrent un long moment, éberluées. Avec ses doigts et son morceau d’oreille manquants, il avait plus que jamais l’air d’un vieux loup abîmé par les années. Son regard, en revanche, conservait toute sa sagacité.

— Si on vous demande, je suis votre grand-père, glissa-t-il en clignant de son petit œil à demi couvert par le bandage.

— On peut dire que vous maîtrisez l’art du déguisement, commenta Lisandra en lui rendant la rame.

On devinait encore les muscles sous sa tunique, mais ses épaules s’étaient affaissées.

— Une précaution. J’ai bien peur de m’être un peu trop fait connaître des soldats et des veilleurs, mais le vieillard et l’enfant passent encore inaperçus.

Le commandant reprit sa rame, lente, mais assurée. Entre les rives hérissées de pontons, des bateaux lourds d’hommes et de marchandises allaient et venaient, de plus en plus nombreux à mesure qu’ils progressaient. Les maisons en bois se parèrent de pierres et de briques, gagnant en hauteur, perdant en espace, et le fleuve s’élargit jusqu’à se séparer en deux.

L’île qu’il contournait semblait une ville à elle seule. La ville réalisa Hayalee. Une enclume de dix pieds de haut, rouge de rouille, trônait devant un imposant bâtiment surmonté d’une coupole. Une inscription en vieux Psamien accueillait les passants, gravée sur une antique plaque de cuivre encastrée dans les fondations. Hayalee mit quelques secondes à déchiffrer les mots.

« Sur les mers, nous trouvons la liberté. »

Elle se désintéressa de la citation lorsqu’elle avisa la troupe d’hommes qui montaient la garde. Leur uniforme était bleu marine. Hayalee faillit les prendre pour des veilleurs, avant de remarquer leurs épées, plastrons et jupes en lanières de cuir : l’équipement réservé aux soldats. Elle se souvint à retardement que la couleur des tuniques variait d’une région à l’autre. Doré et blanc étaient la marque de Karakha. Les soldats takmassans, eux, arboraient du bleu – par ailleurs plus foncé que celui des veilleurs. Depuis les terrasses de bois qui surplombaient les eaux, ils regardaient passer les bateaux. Hayalee se ratatina dans la barque et fit mine de se passionner pour l'autre rive.

Iltaïr les entraîna vers la droite et ils s’enfoncèrent dans les méandres de Takmas. La raison pour laquelle ils avaient troqué leurs montures contre une barque devint vite évidente. Il ne s’agissait pas juste d’atteindre la ville, mais de la sillonner.

Les routes étaient des canaux, les quartiers, des îlots reliés entre eux par des ponts. Quand les habitations ne jaillissaient pas d’un bloc des flots, elles étaient flanquées de quais grouillants de vie. La journée avait beau toucher à sa fin, les commerces étaient encore ouverts et les pavés encombrés d’échoppes et de charrettes ambulantes qui vendaient de-ci poissons et épices, de-là étoffes et outils. Lèvres entrouvertes, Hayalee tendait le cou pour ne rien manquer des différents tableaux qui se dévoilaient à chaque embouchure : d’étroites allées au bord de l’eau, des bâtisses fissurées au profil tordu et aux fenêtres penchées, des terrasses montées sur pilotis qui avaient poussé sur les toits ou contre les façades comme des champignons sur une souche… Takmas était un joyeux bazar architectural et humain.

Les Takmassans riaient, parlaient ou se disputaient fort, les commerçants n’hésitaient pas à héler les passants, qui se permettaient de les ignorer avec autant d’aplomb. Si Ryilni ne l’y avait pas préparée, Hayalee aurait été surprise par la mixité de styles et d’ethnies qu’elle avait sous les yeux : des nordistes blonds, des sudistes bruns, des mélanges saisissants et des profils fascinants. Elle reconnut avec plaisir des Massaniens, vêtements légers et colorés, cheveux perlés, occupés à charger des tonneaux sur un voilier.

Son grand-père, qui avait un peu voyagé dans sa prime jeunesse, lui avait dépeint Takmas comme « une brochette de guitounes moisies et malodorantes qui trempent dans la flotte, plein de vendeurs de tapis malpolis qui changent de prix comme de savates ! ». Elle comprenait d’où lui venait cette image. S’il était vrai que les eaux exhalaient une déplaisante odeur de poisson, d’algues et parfois d’excrément, Hayalee trouvait tout de même à la ville des Mers un charme plein d’exotisme. Elle n’y aurait pas vécu – trop d’humidité et pas assez d’espace à son goût –, mais elle appréciait la visite.

— J’ai tout lu sur les techniques de construction de la ville, dit Lisandra tandis qu’ils poursuivaient leur route le long du canal principal. On ne le voit pas, mais elle repose en fait sur pilotis. Par-dessus, il y a plusieurs couches de planchers en bois et de pierres… mais le plus fascinant, c’est le système de récupération et de filtration de l’eau.

— Ça a l’air grandiose, commenta Saru, d’un ton qui sous-entendait le contraire.

— Takmas est une ville intéressante à bien des égards, dit Iltaïr, courbé sur sa rame. La seule des trois grandes où il nous a été possible d’implanter une base aussi importante.

— Comment ça se fait ? demanda Hayalee.

— Il y a plusieurs raisons à cela. Le fait que nous ayons réussi à nous faire des amis assez haut placés dans les instances de la ville y est pour beaucoup. Il se peut également que tu trouves les autorités takmassanes moins… zélées que les karakhanes, plus accommodantes. Le reflet d’une politique plus concernée par le contenu des caisses et des greniers que par la traque des hors-la-loi.

— Oh… alors les Takmassans sont aussi avares qu’on le dit ? railla-t-elle.

Iltaïr eut un petit sourire.

— Je dirais plutôt pragmatiques, mais il est vrai que plus l’affaire est profitable, moins ils posent de questions. Et notre affaire est assez profitable, conclut-il en désignant la rive gauche.

Un imposant bâtiment ovale s’y profila après un virage, seul sur son îlot. Haut de deux étages, dont le dernier en bois, l’ouvrage ressemblait à un fort hérissé de cheminées. Le rez-de-chaussée ouvrait une bouche béante sur le canal, d’où dépassaient des embarcations croulant sous des tas de sable ou de blocs de pierre. Alors qu’ils se rapprochaient, Hayalee capta les échos de dizaines de coups de marteau.

— Qu’est-ce que c’est ?

— Ce n’est pas évident ? lança Lisandra. C’est un atelier de tailleurs de pierre.

Iltaïr confirma, malicieux.

— Précisément. Nous appelons très simplement cet endroit l’Atelier. La ville de Takmas est notre meilleur client. On fait également un peu de forge – des pièces destinées uniquement à la construction, bien sûr.

— Bien sûr… répéta Lisandra, soulignant l’ironie qui avait échappé à Hayalee.

Faisant pivoter la barque d’un subtil mouvement de rame, le commandant bifurqua devant le bâtiment pour les entraîner à l’arrière.

— Il est temps que vous rencontriez votre nouvel équipier.

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Flammy
Posté le 25/01/2023
Coucou !

Bon, c'est le grand départ =D J'aime bien le fait que Lisandra soit agaçante en absolument TOUT, même savoir comment monter les escalier ='D Ca lui va très bien, et même si elle devrait être une tête à claque, je l'aime beaucoup <3 Par contre, j'ai peut-être loupé un truc, mais pourquoi elle a été aussi perturbée en se projetant dans le regard du madrier ? C'est "juste" parce que c'est rare comme animal ? D'ailleurs, le coup de l'inversion avec quasiment tous les cheveux sont carnivores, j'aime bien même si ça fait bizarre ^^

Sinon, j'aime bien aussi l'aspect de "Je me concentre sur Saru pour pas trop penser à mes soucis", mais que ça lui retombe quand même dessus à la fin suite à une attaque vile de Saru. Normal qu'elle ait le cafard, ça aurait été bizarre que non, et là c'est bien rendu je trouve, sans forcément en faire trop.

Beaucoup de nouveau perso dans ce chapitre =D C'est haut en couleurs, c'est cool, par contre, me connaissant, il va me falloir du temps pour bien retenir tout le monde et bien tout remettre à sa place ^^'

J'ai bien aimé ce chapitre, et je suis très curieuse d'en savoir plus sur la mission et sur ce qu'ils vont devoir faire !
Neila
Posté le 26/01/2023
Coucou !

Être agaçante, c'est le nindo de Lisandra. T'as rien loupé sur le pourquoi de sa perturbation. C'est un détail que j'ai décidé de ne pas partager tout de suite avec le lecteur (désoulé ^^'), mais je peux te dire que c'est pas "juste" parce que le dada en question est rare. Il se peut que Lisandra ait vu des choses. Qu'elle ne comprend pas.
J'ai essayé de réfléchir à des adaptations qui rendraient plus "crédible" des chevaux qui volent et je me suis dit qu'un régime carnivore/omnivore, ça marcherait mieux. Mais bon, si on veut être vraiment crédible, la conclusion c'est que les chevaux ne peuvent pas voler, mdr.

Ça me rassure si t'as pas l'impression que j'en ai trop fait sur les états d'âme d'Hayalee ! J'ai tendance à en faire trop... Un des challenges de la réécriture a été de mieux doser tout ça. Faudra pas hésiter à le dire si y a des passages où il y a un sentiment de trop niveau introspection et pleurnicherie. Même si c'est juste une phrase ou deux qu'il faudrait enlever, j'aime autant couper tout ce qui est chi*nt à lire/inutile.

Désolée pour l'avalanche de noms. ^^' Je m'attends pas à ce qu'on les retiennent du premier coup, ne t’en fais pas. Du moment qu'on se souvient qu'ils ont rencontré ce groupe de rebelles à un moment, all is good.

J'ai toujours peur que les chapitres voyage, pique-nique et rencontre de personnages tertiaires ennuient le lecteur, donc je suis très contente si ça t'a plu !
La mission arrive. 8-)

Merci beaucoup pour ta lecture et ton retour !
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