4. Le quatrième membre

Par Neila

Quittant le cours principal, ils s’engagèrent dans le canal qui contournait le fort. Les quartiers alentour étaient calmes. En dehors de l’Atelier, il n’y avait pas d’autres commerces, pas de tavernes ou de vendeurs ambulants, rien que des habitations.

— Ce fort a d’abord servi de bastion, expliquait Iltaïr, puis de prison, jusqu’à ce que Psamias réforme le système pénitentiaire. C’est ensuite devenu une garnison de réprouvés, qui a été totalement ravagée par le feu en six cent trente. Après ça, la ville n’a pas voulu payer pour remettre le bâtiment sur pied et il est tombé en ruine. Nous avons réussi à en faire l’acquisition dans les années huit cent et lui avons redonné vie.

Vu du fond du canal, le fort paraissait haut et imprenable. Le seul accès était le pont-levis qui enjambait les eaux. Accoudé à un tonneau, un homme bouquinait là, près du guichet ouvert dans la double porte. Il tendit le cou à leur approche et les scruta avec méfiance. Iltaïr cessa de ramer pour ôter le bandage qui barrait sa cicatrice. Lorsqu’il releva le visage, il avait retrouvé les traits d’un homme de quarante ans. Croisant son regard, l’expression du type s’éclaira aussitôt et il leur adressa un hochement de tête amical.

Hayalee crut qu’ils allaient trouver un quai où s’amarrer et remonter dans les quartiers pour passer par la grande porte, mais Iltaïr ralentit sous le pont-levis. Un tunnel aux allures – et à l’odeur – d’égout filait sous les fondations du fort et il manœuvra pour guider la barque à l’intérieur. Le vacarme des marteaux travaillant à l’étage du dessus retentit avec force.

— Le voisinage ne risque pas de s’interroger à force de voir des bateaux disparaître sous le fort ? demanda Lisandra tandis qu’ils s’enfonçaient dans l’obscurité du boyau.

— Il y a peu de chance, le voisinage nous appartient également. Il n’y a que des alliés et des membres qui logent alentour.

Très vite, la barque vint buter contre une grille. Iltaïr, qui s’était agenouillé pour ne pas se cogner la tête, brandit la rame et appuya le bout du manche au plafond du tunnel. Il poussa sur une des briques qui s’enfonça au milieu de autres. Une série de grondements sourds et de cliquetis s’éleva autour d’eux. Devant, la grille trembla puis se souleva dans une longue plainte, dévoilant des crocs couverts d’algues. Le passage dégagé, Iltaïr se remit à ramer. Hayalee ne fut pas aussi prompte que Saru et Lisandra à s’abriter sous sa pèlerine et elle grimaça quand l’eau qui ruisselait de la herse lui goutta sur le crâne.

Le tunnel débouchait dans une cave où des barques semblables à la leur s’alignaient de part et d’autre d’un bassin. Iltaïr réussit à les faufiler entre deux bateaux. Hayalee, Saru et Lisandra ramassèrent leurs affaires et débarquèrent les premiers. Ils n’allèrent pas loin : de nouvelles grilles isolaient les quais du reste du sous-sol. De l’autre côté, avachies à une table, deux silhouettes se découpaient sous la clarté vacillante d’une lampe. L’une d’elles se leva avec nonchalance.

— Qui va là ?

— Iltaïr, annonça ce dernier après avoir fini d’attacher la barque.

— Bienvenue, commandant ! salua aussitôt la sentinelle tandis que sa camarade se redressait sur sa chaise.

— Matricule : 011602, poursuivit Iltaïr. Saru Nehara, Lisandra Sigrune et Hayalee Taorenn m’accompagnent. Vous avez dû être prévenus de notre arrivée.

La femme restée assise se pencha sur un registre et l’autre se tourna vers les trois adolescents :

— Matricule ?

— 012340, lâcha Saru.

— 012103, dit Lisandra.

Hayalee s’empressa de tirer sa chaîne de son col.

— 0123… euh… soixante… quelque chose ? Il fait trop sombre.

— 66, acheva Lisandra dans un soupir. Comment fais-tu pour ne pas t’en souvenir ?

— Comment tu fais pour t’en souvenir ? renvoya Hayalee.

— Y a qu’un nombre à retenir, lui fit remarquer Saru. Le premier est commun à tous les Descendants. Le deuxième, c’est les deux derniers chiffres de ton année de naissance… c’est vraiment pas compliqué.

— Tout est en ordre, annonça la sentinelle, épargnant à Hayalee la peine de trouver quelque chose d’intelligent à répondre.

On leur ouvrit la grille et elle emboîta le pas aux autres en priant pour que leur nouveau coéquipier soit une personne agréable et facile à côtoyer.

L’escalier en colimaçon qu’ils empruntèrent filait droit au premier étage. Iltaïr leur expliqua que l’Alliance avait modifié le bâtiment de façon à ce que ses activités illicites ne croisent jamais celles de l’atelier. Les rebelles allaient et venaient du sous-sol aux étages comme des souris dans les murs, invisibles depuis le rez-de-chaussée où œuvraient les artisans.

Ils arrivèrent dans un couloir en fer à cheval où deux hommes papotaient, adossés à la sortie de l’escalier : d’autres sentinelles. Ici, elles ne portaient ni cape ni broche pour attester de leur statut, rien qu’une épée et un poignard. Des civils armés. Hayalee les salua d’un hochement de tête avant de laisser son regard se perdre sur le décor.

Si cet endroit avait un jour eu l’aspect sordide d’une prison, ça n’était plus le cas. Les murs de pierre étaient couverts jusqu’à mi-hauteur par des boiseries, un large tapis offrait ses couleurs chaudes aux visiteurs et un chandelier en fer forgé pendait au plafond. En face de l’escalier, une bannière représentant la croix noire et argent de l’Alliance drapait fièrement le mur.

Comme il fallait s’y attendre, les hommes se mirent presque au garde-à-vous en apercevant Iltaïr, qui n’aurait pas pu être moins concerné par leur laxisme.

— Mélies est ici ? demanda-t-il en leur serrant la main. Wïr ?

— Madame Mélies n’est pas passée depuis deux jours. Le commandant Wïr… me semble pas l’avoir vu quitter la base.

Iltaïr gratifia la sentinelle d’une tape amicale et fit signe aux trois autres de le suivre, mais Saru parut hésiter.

— Tu comptes aller voir Wïr… ? interrogea-t-il. On est obligé de venir ?

Sa remarque tira un sourire au commandant.

— Non, vous pouvez aller vous trouver un lit – vous restez là pour la nuit. Mettez-vous à l’aise, je m’occupe du reste.

Saru n’eut pas besoin de se l’entendre dire une seconde fois. Il rajusta son sac à dos et partit vers la droite, Hayalee et Lisandra sur les talons. Une volée de portes s’alignaient d’un côté tandis qu’en face, de larges fenêtres s’ouvraient sur une cour intérieure d’où s’élevaient le ronflement d’une forge et la rumeur des marteaux. Ils ne croisèrent personne, en dehors d’une jeune femme occupée à allumer les lampes pour pallier l’obscurité grandissante. Saru les conduisit dans un petit bureau encombré de linge de chambre, de matériel de nettoyage et de fournitures. Il s’arrêta devant le panneau en bois accroché au-dessus du secrétaire.

— On va avoir un problème.

Des clefs de toutes les tailles et de toutes les formes pendaient sous les mentions « dortoirs », « cuisine » « salle des cartes » et autres. Hayalee ne tarda pas à repérer le problème en question : la colonne « chambres » ne comptait que deux clefs.

Les trois adolescents échangèrent un regard, puis se ruèrent en avant. Hayalee, qui avait réagi avec un temps de retard, se retrouva ballottée entre les épaules de Lisandra et Saru. Elle finit affalée sur le secrétaire, bredouille.

— C’est pas juste ! geignit-elle.

— Premiers arrivés, premiers servis, dit Lisandra.

Face à la mine renfrognée d’Hayalee, Saru soupira et lui tendit la clef qu’il avait récupérée.

— Tiens. C’est pas grave, je pioncerai dans le dortoir.

La frustration qu’éprouvait Hayalee s’envola aussi sec. Elle n’avait pas très bien dormi la nuit précédente, mais elle savait que Saru avait le sommeil plus difficile qu’elle.

— C’est bon, garde-la. Ça me dérange pas de dormir dans le dortoir, en fait.

— T’es sérieuse ?

— Oui, ça m’est égal.

— Moi aussi je m’en fiche, insista-t-il, au comble de l’exaspération.

— Tirez au sort, qu’on en finisse, dit Lisandra.

Saru et Hayalee lui adressèrent la même œillade mauvaise.

— Et pourquoi est-ce qu’on tirerait pas tous les trois au sort ?

Lisandra ouvrit la bouche.

— Qu’avons-nous là ? susurra alors une voix dans leur dos. Trois petites souris qui font leur nid ?

Un homme s’était coulé dans l’encadrement de la porte. Saru recula d’un bond.

Grand, la taille étroite, l’homme posa sur lui deux yeux rieurs aux prunelles vert de vase. Son long visage blafard et imberbe était surmonté d’un bandana d’où s’échappaient des cheveux filasses. Son menton pointu disparaissait dans les replis d’un châle qu’il portait en écharpe. La pièce de tissu s’enroulait plusieurs fois autour de son cou et de ses épaules comme les anneaux d’un python. Ses lèvres souriaient, mais son regard était d’une froideur de prédateur.

Il fit un pas en avant, réduisant la distance qui le séparait de Saru. Ce dernier parut se faire violence pour ne pas reculer d’avantage.

— Ça alors… souffla l’homme d’un ton doucereux. La rumeur serait donc vraie ?

Il leva une main aux longs doigts blancs et cueillit le matricule qui reposait sur la poitrine de Saru.

— Il prend enfin son envol, le petit… « Nehara » ? releva-t-il, un rien surpris. Oh. Papa serait très triste.

Saru le repoussa d’un revers de main, le teint pâle et le regard noir. Loin de s’offusquer, l’homme sourit, amusé. La seconde d’après, ses yeux bondirent sur Hayalee et Lisandra.

— Et vous devez être…

— Lisandra Sigrune, Monsieur, annonça celle-ci en revêtant son masque de politesse.

L’homme inclina la tête de côté, circonspect.

— Les Sigrune s’impliquent à nouveau dans les affaires de l’Alliance ? Et moi qui les croyais trop intelligents pour ça.

Lisandra se garda de répondre, se soumettant à son inspection curieuse avec la neutralité d’une statue. Hayalee ne put pas en dire autant. Dès qu’il darda ses prunelles – étrangement dilatées – sur elle, un frisson lui rampa dans le dos et elle se prit de passion pour les parchemins étalés sur le secrétaire.

— Je m’appelle Hayalee Dr… Taorenn, bredouilla-t-elle en lui jetant des coups d’œil intermittents. Monsieur.

— Ah, oui… La fille de Karakha, murmura-t-il. Celle qui commande au feu.

Il était bien renseigné. Et bizarrement intrigué. Il la dévorait des yeux sans ciller, sans se départir de son sourire non plus. Loin de la rassurer, son rictus ne fit qu’accroître le malaise d’Hayalee.

— Voilà que tu gères les ressources, Wïr ?

Iltaïr venait d’apparaître dans l’encadrement de la porte. Hayalee se dégonfla de soulagement. Elle n’aurait pas supporté une seconde de plus coincée dans ce placard avec ce drôle de type. L’espace d’un battement de cil, le sourire de l’homme – Wïr ? – vacilla, puis il se retourna et retrouva ses manières mielleuses.

— Iltaïr, toi ici ? Que nous vaut l’honneur ?

— Plusieurs affaires à régler, répondit évasivement le commandant. Mais tu tombes bien, j’ai un changement d’affectation à te signaler.

Il tira un petit rouleau de parchemin de sa poche et le remit à Wïr. Ce dernier le parcourut des yeux, haussa un sourcil quasi inexistant et prit un air gourmand.

— Voilà une décision… intéressante. Trop audacieuse pour être l’idée de Mara.

— Est-il dans les parages ? fit Iltaïr, ignorant le sous-entendu.

— Hélas, non, répondit Wïr. Fuyusuke est parti enquêter à Psizun, comme nous en avions convenu lors de notre dernière réunion. Ah, mais oui… tu n’étais pas là.

— J’ai lu le compte rendu, asséna Iltaïr avec un sourire aimable. Quand est-il parti ?

— Il y a presque une décade de ça.

— Des nouvelles ?

— Aucune. Fuyusuke est aussi efficace que silencieux.

Iltaïr acquiesça, pensif. L’expression de Saru, elle, s’était teintée d’une franche stupeur à l’évocation de ce « Fuyusuke ».

— Si je peux me permettre, reprit Wïr de son ton doux et sifflant, aussi intéressante que soit la configuration, n’étions-nous pas tombés d’accord pour dire que les talents de Fuyusuke nous étaient plus profitables s’il œuvrait seul ?

— J’espère mettre ses talents à profit à d’autres fins, dit Iltaïr.

— Tenir les maoks à distance ? suggéra Wïr, malicieux.

Si Hayalee ne saisissait pas toutes les subtilités de cette conversation, elle comprenait une chose : leur coéquipier n’était pas là. Ils avaient fait tout ce chemin pour rien. Iltaïr contredit presque aussitôt ses pensées :

— Pourquoi n’iriez-vous pas lui prêter main-forte ? Psizun n’est qu’à une demi-journée de vol d’ici. Une mission de reconnaissance, ce sera un très bon début.

Lisandra acquiesça, Hayalee l’imita et Saru haussa les épaules.

— Parfait ! Si personne n’a d’objection, vous partez pour Psizun demain.

— Tu n’es sûrement pas venu jusqu’ici pour un simple changement d’affectation ? souffla Wïr.

Il ne lâchait plus le commandant des yeux, ce qui n’était pas pour ébranler ce dernier.

— Non, c’est vrai.

Les deux hommes s’observèrent un moment, le même sourire affable sur le visage.

— Je te laisse consigner tout ça, alors ? dit Iltaïr, et la requête sonna comme une invitation à partir.

— Avec la plus grande joie, répondit Wïr, d’un air qui n’en exprimait aucune.

Il coula un dernier regard sur Hayalee, Saru et Lisandra, puis s’en alla dans un froissement de tissu. Sur le pas de la porte, Iltaïr le suivit un instant des yeux avant de lancer à l’adresse des trois autres :

— Vous devriez aller manger un morceau. Je vous retrouve plus tard pour vous expliquer comment regagner Psizun.

Sur quoi, il quitta à son tour le bureau. Les pupilles de Lisandra s’étrécirent aussitôt, jusqu’à disparaître.

— Ce Wïr, c’est un Descendant ?

Saru confirma dans un grommellement.

— Et il est… commandant ? hasarda Hayalee.

— Ouais. C’est lui qui commande les Descendants, ici.

— Alors il a le même grade qu’Iltaïr ? dit Lisandra.

— Oui et non. Iltaïr commande la section centrale, donc il reste le supérieur de Wïr.

— Ce qui n’a pas l’air d’être pour lui plaire.

La remarque tira un sourire sardonique à Saru.

— Ah ça, non.

— Mais… il y a combien de commandants ? demanda Hayalee. Et de commandants en second ?

— Un par section, dans chaque grande base, répondit Saru. Me demande pas combien il y a de bases, j’en sais rien ! J’en connais que deux : l’île et celle-ci. Je sais qu’il y en a d’autres… une au sud je crois, et…

— Dans le Grand Nord, intervint Lisandra.

— Et ce sont toujours des Descendants qui dirigent la section 01 ? devina Hayalee.

— Toujours, dit Saru.

Revenant à des préoccupations plus matérielles, il se tourna vers les étagères et en tira des draps propres. Hayalee l’imita, mais Lisandra resta au milieu de la pièce, les iris fermés.

— Si tu comptes crécher là, tu peux nous laisser la deuxième chambre.

— La venue d’Iltaïr cache quelque chose, asséna-t-elle alors.

Ses pupilles réapparurent :

— M’est avis qu’il est là pour s’occuper d’une affaire sérieuse…

Hayalee et Saru n’eurent aucun mal à saisir le sous-entendu. Iltaïr avait promis d’enquêter sur la fuite d’informations qui avait failli leur coûter la vie, à Mas. Mais pourquoi venir investiguer à Takmas ?

— Ça pourrait venir d’ici… ? s’étonna Hayalee, se gardant de parler ouvertement d’espion et de fuite avec la porte grande ouverte.

— Si le problème a touché l’île, il se peut qu’il ait touché d’autres bases, dit Lisandra.

Ils restèrent silencieux quelques secondes, méditant cette obscure perspective.

— Y a rien qu’on puisse faire, de toute façon, lâcha Saru. Il a été assez clair : il veut pas qu’on s’en mêle. C’est pas comme si ça nous regardait, après tout.

Le ton était sec, amer. Hayalee savait ce qui couvait derrière ces mots, mais Saru semblait bien décidé à ne pas en parler. Penché sur le secrétaire, il ouvrit un registre sur lequel il griffonna le numéro de la clef qu’il avait prise ainsi que son matricule.

— Alors, on tire au sort pour ces chambres ?


 

Le lendemain, Lisandra les arracha à leur lit avant que les marteaux et la forge aient commencé à chanter. Elle voulait qu’ils prennent la route de bonne heure, mais Iltaïr contraria ses plans en tardant à se montrer. Le temps de discuter avec lui de l’itinéraire et des procédures à suivre, ils quittèrent la base en fin de matinée. Équipés d’une carte de la région et de quelques provisions, ils refirent le chemin inverse de l’Atelier au Troll Radieux – Lisandra prit volontiers la rame, heureuse de s’essayer à quelque chose de nouveau. Ils rapportèrent l’embarcation qu’ils avaient empruntée la veille, en échange de quoi, on mit de nouvelles montures à leur disposition.

Dans la cour du relais, Saru scruta un moment le ciel en espérant voir apparaître Gaya, mais l’agitation de la ville devait l’avoir fait fuir loin, car la jument ne montra pas le bout de ses plumes. D’abord déçu, Saru trouva du réconfort auprès de Neri, l’étalon ébène aux ailes de chauve-souris qu’on lui proposa. Hayalee et Lisandra se virent également confier un cheval – celui d’Hayalee, taché de marron, ressemblait plus à un bovidé avec des ailes qu’à un fier destrier et se nommait glorieusement « Patapouf ».

Si les aigles de Bùsen volaient plus vite et plus longtemps, les chevaux offraient l’avantage d’être à la fois aériens et terrestres. Quand ils ne volaient pas, ils pouvaient récupérer en marchant. Une belle route reliait Takmas à Psizun, sans montagnes, forêt ou mer à franchir : dans ces conditions, autant profiter de la mobilité des chevaux.

Le ciel était encore laiteux et la terre envahie de brume lorsqu’ils laissèrent les effluves de l’océan derrière eux pour suivre la grand-route, direction l’ouest. Nombre de marchands, fermiers et voyageurs cheminaient à leurs côtés. Ils croisèrent plusieurs patrouilles de soldats, mais aucune d’elles ne vint leur demander des comptes. La route s’avérait assez fréquentée pour qu’ils passent inaperçus et sûrement qu’Hayalee, Saru et Lisandra n’avaient pas l’allure de bandits de grand chemin ou de receleurs – un atout dont l’Alliance avait peut-être eu conscience en les recrutant.

Ils atteignirent la ville en fin d’après-midi. Bâtie au pied d’une colline tapissée d’arbres, Psizun offrait un joli mélange de maisons à colombage et de logis en pierre. Les toits étaient tout en ardoise, les balcons fleuris et les routes pavées grouillantes d’activité. Dominant le paysage, une imposante bâtisse flanquée de tourelles s’élevait seule au sommet de la colline, entre les bosquets d’arbres. L’édifice semblait ancien et évoqua à Hayalee un de ces châteaux qui avaient poussé pendant la monarchie.

Hayalee, Saru et Lisandra atterrirent, puis démontèrent pour s’enfoncer dans les méandres de la ville, brides à la main. Arrivés sur une petite place, ils s’arrêtèrent à un abreuvoir où ils laissèrent les chevaux se désaltérer. Hayalee en profita pour étirer ses membres courbaturés pendant que Saru pompait l’eau.

— Ça va pas être de la tarte, de retrouver Fuyusuke.

Sa gourde tendue sous le filet que crachait la fontaine, Lisandra lança :

— Tu oublies que c’est ma spécialité. Tu sais à quoi il ressemble, non ?

— Tu le connais ? s’étonna Hayalee.

Saru haussa les épaules.

— De réputation, seulement. Je l’ai aperçu une fois en accompagnant Iltaïr à l’Atelier, mais j’avais dix ans.

— Et alors ? demanda Lisandra. À quoi il ressemble ? Avec un nom pareil, j’imagine qu’il a des racines hinodiennes.

— Il a surtout une tête d’Aravan.

— Tiens donc ? Des signes distinctifs ?

— Euh… une tête d’Aravan ?

Lisandra lui décocha un regard ennuyé et Hayalee pouffait de rire, affalée au bord du bassin.

— Bon… voilà qui réduit les possibilités à quelques centaines de personnes.

Lâchant la pompe avec un soupir exaspéré, Saru proposa :

— On peut aussi vérifier les auberges ? Il aura forcément pris une chambre. Avec de la chance, il doit utiliser au moins son prénom. Et puis les Aravans de moins de vingt ans qui voyagent seuls, ça doit pas non plus courir les rues, ici.

— Oh, il est si jeune que ça ? lâcha Hayalee. Quand Iltaïr parlait de quelqu’un d’expérimenté, j’imaginais plutôt…

— Un vieux croûton ?

— Oui, voilà.

Lisandra fronça les sourcils, tout aussi perplexe. Elle n’avait pas caché sa réticence à faire équipe avec Hayalee et Saru, trop immatures et incompétents à son goût. Nul doute qu’elle espérait que ce quatrième membre changerait la donne. Un espoir qui commençait à s’effriter.

— Quel est son prénom ?

— Yasuo.

— Très bien, dit Lisandra, faisons les deux. Allons d’auberge en auberge et pendant que je « jette un œil » autour, vous, vous interrogez les gens pour savoir si Yasuo n’est pas passé par là. Tâchez d’être plus subtils que quand vous êtes venus chercher les travaux de mes parents…

Saru lui adressa un geste grossier tandis qu’elle rangeait sa gourde et tirait son cheval, Ikar, de l’abreuvoir.

Suivant la route principale, ils s’arrêtèrent dans toutes les auberges qu’ils purent trouver. Saru se chargeait d’interroger le gérant. Hayalee, pour sa part, s’acquitta de la noble tâche de surveiller les chevaux – qui lorgnaient dangereusement les ordures – pendant que Lisandra usait de son pouvoir pour élargir leur champ de recherche. Cette dernière avait fermé les paupières afin de cacher la disparition de ses pupilles. Elle repéra plusieurs Aravans, mais aucun qui semble correspondre au profil du jeune espion solitaire.

— Et lui, là-bas ? souffla Hayalee en désignant un jeune homme au teint sombre qui remontait la rue en transportant un ballot de bois.

Accrochée à son épaule comme un aveugle à sa canne, Lisandra n’eut pas besoin de soulever les paupières pour voir ce qu’il en était.

— Ne sois pas stupide. C’est un réprouvé.

Il les dépassa, tête basse, et si Hayalee n’eut pas le temps de repérer la marque sur sa joue, son allure misérable et les chaînes à ses pieds suffirent à confirmer son erreur. Elle se mordit la lèvre.

— J’avais pas remarqué, de loin…

— Pourquoi est-ce que notre homme ferait ce genre de travaux ? Réfléchis un peu.

Hayalee fut très tentée de balayer la main de Lisandra de son épaule pour la planter là. Au lieu de quoi, elle lui tira la langue et reprit la marche derrière Saru.

— Quel genre de réputation est-ce qu’il a, alors ? demanda-t-elle, curieuse.

— Hum… spéciale, répondit Saru.

— Spécial comme… Ahsrin ? Wïr ? Lisandra ?

Cette dernière lui écrasa le talon et Saru ricana.

— Rien de tout ça. Un autre genre.

— Genre, sympa ?

— C’est peut-être pas le mot que j’emploierais. Oh, une autre auberge… dit-il sans faire aucun effort pour feindre l’enthousiasme. C’est reparti.

La route se fit plus étroite à mesure qu’ils progressaient et finit par les mener à l’assaut de la colline sur laquelle elle taillait un chemin en lacet. Hayalee eut beau continuer à cuisiner Saru, le portrait resta étrangement obscur et leur coéquipier désespérément introuvable. Jusqu’à ce que Lisandra se fige et s’exclame :

— J’ai aperçu quelqu’un qui pourrait correspondre ! Mais il a disparu dans la foule… – ses yeux bougeaient frénétiquement sous ses paupières. Il y a trop de monde et trop de mouvement, je n’arrive pas à l’isoler ! Je vais le perdre…

Sans crier gare, elle rouvrit les yeux, lança ses rênes à la figure d’Hayalee et partit devant.

— Eh, attends !

Saru poussa son cheval à allonger la foulée, mais avec deux bêtes à tirer et une route en pente, Hayalee eut beaucoup de mal à les suivre. Elle finit par ralentir et renonça quand le derrière du cheval de Saru disparut au détour d’un nouveau virage en épingle.

— C’est pas grave, partez devant, haleta-t-elle. Je garde les chevaux. Pour changer.

Pat – elle se refusait à l’appeler Patapouf – lui rendit son œillade blasée, puis tendit ses naseaux avides vers la terrasse de la taverne voisine.

— C’est pas vrai ! tonna une voix.

Hayalee tourna la tête. Il y avait de l’agitation de l’autre côté de la rue. Des hommes en uniforme. Elle se raidit et recula entre les chevaux. Des veilleurs ? Elle jeta un nouveau coup d’œil sous le cou d’Ikar. Leurs uniformes n’étaient pas bleus, mais gris. Hayalee n’avait jamais entendu dire que les couleurs des veilleurs changeaient d’une région à l’autre…

— Tu peux pas r’garder où tu vas, l’ancêtre ?

Celui qui criait était le plus grand et le plus large du lot et il semblait sacrément remonté. La cause de son mécontentement n'était pas difficile à identifier : ses pieds avaient disparu sous un tas de purin. Le vieil homme responsable du désastre redressait sa brouette renversée, se répandant en excuses plus largement encore que son chargement.

— R’garde un peu ce que t’as fait à mes bottes ! fustigea l’homme en uniforme qui secouait lesdites bottes. Une paire toute neuve ! Le meilleur cuir qui soit !

— Pardon, je ne vous avais pas vus ! fit le vieillard et, brandissant une brosse, il se jeta par terre pour nettoyer ses chaussures. Laissez-moi…

L’homme le repoussa d’un coup de pied qui l’envoya s’étaler dans le purin. Ses camarades éclatèrent de rire. Les passants, eux, se contentèrent de contourner le groupe en leur jetant des coups d’œil frileux. Hayalee sentit la nausée l’envahir.

Il ne fallait pas qu’elle s’en mêle. Aussi révoltant que ce soit, elle ne pouvait pas se permettre d’attirer l’attention. Ce n’était pas comme si la vie du décrotteur était menacée… Dents serrées à s’en faire mal, elle se força à détourner le regard, mais la voix tonitruante de l’homme en uniforme continuait à lui percer les tympans.

— Pas vus ? T’as pas les yeux en face des trous et tu brouettes ta merde à droite à gauche ?

— C’est… c’est mon travail… Je nettoie les rues…

— T’appelles ça nettoyer ? explosa-t-il, et Hayalee ne put s’empêcher de relever les yeux. Ben voyons ! Moi j’appelle ça dégrader la voie publique et les biens privés ! C’est pas vrai ?

Loin de le contredire, ses camarades hochaient la tête, un sourire indulgent ou goguenard sur les lèvres, comme s’il s’agissait d’une bonne plaisanterie. La terreur du vieil homme recroquevillé dans le purin, elle, n’avait rien d’une plaisanterie.

Il n’était pas réprouvé et Matéis n’était pas là, pourtant Hayalee eut l’horrible impression d’être de retour à Karakha. Son cœur s’était mis à cogner à ses tempes et son sang à bouillir. Les chevaux piaffèrent, mais elle n’y prit pas garde. À quoi bon avoir intégré l’Alliance si c’était pour continuer à baisser les yeux pendant que ce genre de personnes faisaient leur loi ?

— Qui va payer pour les dégâts, hein ? Qui va payer l’nettoyage de mes bottes ?

— Je… je n’ai pas beaucoup de joyaux… geignit le vieil homme, et l’autre le saisit par le col.

Comme dans un rêve, Hayalee laissa les rênes glisser au bout de ses doigts. Il ne fallait pas qu’elle s’en mêle. Qu’est-ce qu’elle pouvait faire ? Qu’est-ce qu’elle allait faire ? Elle n’en avait pas la moindre idée, mais ses jambes commencèrent à la porter en avant. Les gros bouillons de colère et de peur qui lui montaient à la tête plongeaient son esprit dans un drôle de brouillard. Les passants filaient sous son nez, lui coupaient la route sans qu’elle les voie. Elle n’avait d’yeux que pour les figures méprisantes des hommes en gris, d’oreilles que pour leurs menaces.

— Il va pourtant falloir payer, d’une façon ou d’une autre ! Peut-être qu’un séjour au fond d’une cellule t’apprendra à mieux servir la société, au lieu de l’encrotter ?

Ça la brûlait, d’un coup, comme une plaie dont elle n’aurait pas eu conscience et qui se rouvrait : les veilleurs, les soldats, la politique et les mensonges du gouvernement… Hayalee les détestait. Elle détestait ces hommes en uniformes, les gens qui leur avaient donné du pouvoir et ceux qui les laissaient en abuser.

Elle n’était plus qu’à trois pas du groupe quand une main se posa sur son épaule.

— Je ne ferais pas ça, si j’étais toi.

Tout son sang reflua et il s’en fallut de peu qu’elle enflamme les alentours. Tournant la tête, elle trouva deux yeux jaune-orange qui la fixaient calmement.

— Un problème ?

Les hommes s’étaient aperçus de leur présence et les toisaient avec défiance. Hayalee n’eut pas rassemblé un début de pensée que le nouvel arrivant répondait :

— Non.

Le ton était d’une neutralité déstabilisante, sans sarcasme, provocation ou crainte, tout comme son expression. Les hommes échangèrent des coups d’œil incertains. La bizarrerie de l’instant alla crescendo alors qu’ils restèrent là à s’observer. Le bon sens finit par rattraper un de ces imbéciles.

— Laisse tomber, Orcus. Faut qu’on reprenne le boulot.

L’homme aux bottes crottées frémit de contrariété, mais consentit à lâcher le vieillard.

— La facture te trouvera, l’ancêtre, dit-il en pointant un doigt menaçant dans sa direction. Et vous, les étrangers…

Il vint se planter devant Hayalee, qui put mesurer toute l’ampleur de son gabarit. Ne pas laisser le Feu déborder lui demanda un considérable effort de volonté.

— Circulez, vous encombrez la voie.

Sur quoi il s’en alla, non sans bousculer l’autre d’un coup d’épaule. Ses collègues suivirent le mouvement dans un défilé d’œillades hostiles. Hayalee attendit qu’ils soient suffisamment loin pour s’avancer vers le vieil homme.

— Vous allez bien ?

— Oui, oui. C’est ma faute, j’ai perdu le contrôle de la brouette… Maudits pavés !

Pelle à la main, il s’empressa de ramasser le purin avec des gestes tremblants. Hayalee voulut lui venir en aide, mais il n’y avait pas d’autre outil à disposition.

— Vous n’auriez pas dû… marmonna le décrotteur. Mieux vaut ne pas contrarier ces gars-là, ça non ! Ils sont du genre à mettre leurs menaces à exécution.

— Qui ils sont, pour se permettre de traiter les gens comme ça ? demanda Hayalee.

— Ce sont les gardiens de la prison, répondit une voix dans son dos, et elle se retourna.

Le jeune homme avait tout d’un Aravan du nord : la peau mate, les prunelles de la couleur d’un coucher de soleil et les cheveux d’un blond étonnant – blancs à la racine, roux sur les pointes. Hayalee ne lui aurait pas donné plus d’une vingtaine d’années.

— Vous… commença-t-elle avec prudence. Est-ce que vous êtes… ?

Elle chercha le matricule à son cou et capta l’éclat d’une chaîne à demi dissimulée sous son col. Ça ne pouvait pas être une coïncidence.

— C’est vous… ? ajouta-t-elle plus bas, prenant des airs de conspiratrice.

— Moi ?

Il ne lui facilitait pas la tâche. Hayalee se serait bien risquée à avancer le nom de leur nouveau coéquipier, mais elle réalisa avec embarras qu’elle l’avait oublié. Elle fut sauvée par l’arrivée inespérée de Saru et Lisandra, qui émergèrent de la ruelle adjacente, le teint rouge et le souffle court.

— Fuyusuke ?

Vous devez être connecté pour laisser un commentaire.
Flammy
Posté le 29/01/2023
Coucou !

J'avoue que j'ai eu un petit moment de confusion au début, le temps de raccrocher le fait qu'il avait déjà quitté leur halte pour atteindre leur destination. C'est pas dramatique, c'est peut-être juste la fatigue, mais je me suis demandée si j'avais pas manqué un bout ^^'

Sinon, Wir a l'air extrêmement sympathique dis donc. Et je suis sûr que les ressemblances avec un serpent dans sa description, c'est juste un hasard et que c'est un très chouette type en vrai ='D C'est cool, il a l'air d'en vouloir à Iltaïr, à toute la famille de Saru, à celle de Lisandra, et aussi à Hayalee, parce que bon, pourquoi pas aussi ? Bon, en vrai, il semblait plutôt curieux en mode "comment me servir de ce truc tout feu tout flamme", mais c'est pas beaucoup mieux ^^" En tout cas, j'ai beaucoup aimé toute la description du fort, notamment le côté avec la séparation très nette entre activités légales et non.

Je suis très curieuse d'en apprendre plus sur Fuyusuke, notamment pourquoi c'était a priori mieux qu'il soit seul en mission. Trop puissant ? Très discret ? A du mal à fonctionner à plusieurs ? On verra bien =D En tout cas, il est arrivé au bon moment pour éviter des emmerdes à Hayalee, et je ne peux pas m'empêcher de me demander à quel point c'était un hasard ou non. Est-ce qu'il essayait pas de semer les autres par hasard ? :p En tout cas, on va pouvoir en apprendre plus sur lui au prochain chapitre =D

Bon courage pour la suite !
Neila
Posté le 30/01/2023
Oooh le boulet ! Mais c’est qu’il manque vraiment un bout au chapitre précédent !! xD
J’écris sur Scirvener et y a une option pour séparer les scènes, sauf que quand je fais copier-coller, même en étant sur le dossier du chapitre, ça prend pas toutes les scènes…. et j’ai oublié de faire gaffe. >.<’ Il manque en effet tout le morceau où ils partent du chalet et arrivent à Takmas. Le, gros, boulet.
J’ai rajouté le morceau manquant. Si ça t’ennuie pas de revenir un peu en arrière, c’est là. x’D (ça commence après le paragraphe « Saru vida le sac de pommes à ses pieds... »)
Si tu te poses la question, promis, ce chapitre là est entier.
Toute ressemblance entre Wïr et un serpent est totalement fortuite, bien sûr.
Merci pour le fort ! C’est dommage qu’il manque la description extérieure et celle de la ville, mdr.
Peut-être les trois à la fois. :p Le prochain chapitre devrait apporter quelques éléments de réponse (si j’en oublie pas la moitié en route).
Encore désolée pour le contretemps. ^^’ Merci beaucoup pour ton retour !
Vous lisez