Les œufs brouillés à la compote de pêche n’avaient plus le même goût. Les aliments passaient, écrasés contre sa langue et son palais, sans le plaisir des saveurs atypiques mélangées pour en former une nouvelle. Depuis des jours, manger revenait à mâchouiller du carton ou à avaler quelques cendres pour rester en vie. Déjà son ventre se creusait un peu, l’espace entre ses côtes était plus nettement dessiné. Tout ça pour quoi ? Lui-même n’en était pas certain. Cette espèce de chape grise, tombée sur lui sans prévenir, ruisselant de colère impuissante et de tristesse, datait du week-end passé chez la mère d’Élias. Donnie avait peu d’expérience en dépression, bien moins qu’Annabel ; et, assis seul au réfectoire, à observer la joie turbulente d’un groupe à la table voisine, il regrettait de ne pas avoir prêté plus d’attention aux épisodes de sa sœur. Il aurait pu lui poser des questions pour décortiquer cette ombre compacte qui prenait possession du cerveau, y plantait ses griffes, et ne lâchait plus. Il aurait pu se construire des armes, en prévention.
Mais non. Son mépris lui avait interdit la voie de la curiosité et il se retrouvait relégué au rang des tarés notoires, ceux qui suintaient la folie et le mal-être de tous leurs pores, un peu comme Louis et les autres fantômes du Laurier-noble. Donnie se cachait sous son chapeau de cow-boy dans la terreur de croiser leur visage tiré par l’anomalie et, surtout, de s’y reconnaître. Il aurait voulu que la colère prenne le pas sur la tristesse et le vague désespoir qui lui gonflait la poitrine, comme une envie de se gratter les poumons et derrière la gorge, avant que les larmes ne viennent.
Donnie posa ses couverts, se leva et porta son plateau presque plein à la desserte. Plusieurs paires d’yeux le suivirent, et il claqua rageusement la porte derrière lui pour les étouffer. Il trouva refuge dans la salle de lecture, avec ses sièges pimpants, et s’installa derrière l’étagère de comics, dos au mur et tête entre les genoux.
Cette faiblesse lui faisait honte. Jamais il n’aurait imaginé que le silence d’une seule personne le bouleverserait ainsi. Une tornade s’était levée à l’horizon et son œil l’avait trouvé, s’était arrêté sur lui hurlant de douleur crasse. Les dernières coupures qu’il s’était infligé sur le haut des bras, des coupures droites et fines de papier tranchant, rougissaient dans l’ombre de ses bras croisés. Annabel devait encore avoir dans la chair tendre de ses épaules les mêmes marques, en train de guérir.
Depuis son arrivée à la clinique, il ne pouvait plus laisser libre cours à sa créativité. Plusieurs fois déjà, il était passé en isolement pour penchants sadiques et auto-destructeurs. Il connaissait le câlin impersonnel et permanent de la camisole et le calme débilitant de cette pièce à molletons. Un truc à devenir fou… encore plus fou.
Les autres ne comprenaient pas qu’il avait besoin de ce rituel pour exister convenablement. Anna aussi, même si elle était trop pleutre pour l’avouer. S’il ne la guidait pas, qu’adviendrait-il de cette grosse fille pataude et empotée ?
Peut-être aurait-il dû la marquer, elle aussi. Jade. S’il lui avait inculqué l’habitude de se soumettre à lui, elle se serait tenue tranquille. Et puis, quoi ? L’idée venait d’elle. Tuer Élias. Il entendait encore sa voix rauque… voyait le coussin à moitié étripé… respirait l’odeur de sa froide détermination. Il faudra le tuer. Et oui, oui, les mots s’étaient logés en lui, ils l’avaient heurté comme seules peuvent le faire les plus pures vérités. La sincérité qu’il avait lue dans les yeux de Jade avait rapidement séché son début de rire.
Il s’y était fait. Car, après tout, on ne pouvait nier la logique de ce raisonnement. Supprimer Élias libérerait forcément l’entité qui s’était égarée en lui et refusait maintenant d’en sortir. Jusqu’ici, les séances de Ouija n’avaient pas eu l’effet attendu. La drogue non plus… en affaiblissant la conscience de l’hôte, Donnie avait espéré atteindre Rê lui-même.
Ce qu’il avait pu être stupide ! Crédule !
Mais voilà… maintenant qu’il s’était familiarisé avec la possibilité émise par Jade, cette dernière semblait vouloir mettre le maximum de distance entre eux. Elle ne répondait ni à ses sourires, ni aux suppliques qu’il lui adressait à la va-vite, entre deux ateliers ou avant de se coucher, quand personne n’écoutait. Elle tournait la tête et s’enfuyait, et la blessure de cet abandon était en train de pourrir.
— Hey little man.
La voix féminine lui était familière, son accent surtout. Donnie sortit la tête de son étau pour découvrir Neve appuyée au chambranle. Elle souriait mais ses yeux demeuraient calculateurs. Elle avait noté ses cheveux rebroussés et la fièvre sous ses taches de son.
— What’s wrong? demanda-t-elle onctueusement, avec une affectation devenue routinière et exempte de sens.
— Rien, tout va bien, mentit-il.
Le mensonge : son couteau-suisse personnel, qu’il trimballait partout au cas-où et maniait avec dextérité. Pourtant, cette fois, sa réponse ne parut pas convaincre l’infirmière. Donnie, mon vieux, reprends-toi !
— Bon, tant mieux, dit Neve. On t’attend au gymnase, tu viens ?
Le garçon eut un reniflement dépité, mais il accepta de la suivre.
Si, d’ordinaire, Donnie brillait sur la piste de danse que constituait le lino usé du gymnase, il n’en fut pas ainsi ce jour-là. Les patients qui se trémoussaient sur les notes disco lui paraissaient excessivement ridicules et débiles. Il décida d’imiter ceux qui ne prenaient pas part au gigotement général et jalonnaient le bord du terrain, assis, désœuvrés. Il s’installa près d’une fille de quatorze ou quinze ans aux cheveux blonds bouclés, coupés aussi courts que lui. Donnie ne fut même pas curieux de son regard vairon – un œil vert et l’autre, noisette.
— Moi c’est Samantha, mais tout le monde m’appelle Sami, se présenta-t-elle.
— Génial.
— Toi aussi, tu entends les Russes ? enchaîna-t-elle à brûle-pourpoint, sur un ton de conspiration.
L’étrangeté de la question ne lui apparut pas tout de suite. Mais une fois qu’elle eut traversé la grisaille de son esprit, il plissa le nez :
— Les Russes ?
— Oui, souffla Sami. Derrière les paroles, si tu écoutes bien. Ils parlent en code, mais moi, le code, je le connais, c’est la télé qui me l’a dit.
L’Irlandais fit le futile effort de prêter une oreille aux paroles de Ma Baker, tentant de percevoir le fameux code russe. Il secoua la tête avec mauvaise humeur.
— N’importe quoi.
— Je suis comme toi, analysa-t-elle. Hors de question de danser là-dessus. Tu imagines si les Russes…
Le reste de sa phrase se noya dans un grommellement. Donnie commençait à regretter de s’être assis là, quand une scène un peu plus loin attira son regard et l’obligea à réprimer un grognement acide. Jules, qui surveillait la cohue, s’était approché de Jade et s’employait visiblement à lui inculquer un pas de danse. La jeune fille tentait de répéter les mouvements qu’il lui montrait ; ses yeux étaient toujours aussi fixes et creux, mais son teint bistre rehaussé de pivoine en disait suffisamment. Donnie fit peser tout le poids de son attention accusatrice sur les épaules de Jade ; il la suivait comme un fauve suit sa proie, sans relâche, mais pas une fois elle ne se tourna vers lui. La colère et le désespoir irradiaient dans ses muscles et ses os. Il en aurait hurlé de fureur. D’ailleurs, il tremblait, et une transpiration froide lui imprégnait le front. Ça ne la dérangeait pas de faire comme si Donnie n’avait jamais existé, mais quand il s’agissait de Jules… Qu’est-ce qu’elle lui trouvait, à ce vieux de presque trente ans ? La rage déferlait sur lui comme la mer attirée par la lune. Son pouls rapide battait à tout rompre dans sa gorge et ses poignets.
La fille à côté de lui avait repris son soliloque occulte, mais Donnie n’écoutait pas. Il avait envie de lui faire mal… d’attraper Jade par sa tignasse et de la traîner par terre, jusqu’aux toilettes, puis il ferait couler de l’eau et lui plongerait la tête dans le lavabo glacé…
Une inquiétude soudaine le prit. La vision jubilatoire changea, il imagina des flammes jaillir des paumes de sa victime et se mélanger à l’eau dans un bouillonnement furibond. Il la voyait se tourner vers lui, ses yeux entièrement envahis de noir et les doigts entourés de flammèches, prête à le saisir à la gorge…
Non, impossible de l’attaquer sereinement. Pourtant, il ressentait dans sa chair le besoin de la meurtrir, physiquement ou mentalement, pour la punir de son impassibilité. Quel choix lui restait-il ?
Donnie ne se rendit même pas compte que la séance de danse avait pris fin et que tout le monde se dirigeait vers le parc. Il se pressa pour rejoindre les autres et se laissa cahoter par la foule, égaré dans ses réflexions. Jules le frôla. Clignant des yeux, le garçon le regarda se faufiler entre les rangs de patients.
Jules...
Il ne pouvait pas s’en prendre directement à Jade ; l’objet de son trouble, en revanche, ferait une excellente victime.
Le plaisir de la révélation ne dura pas. Repris par ses habitudes, Donnie fut bientôt submergé d’images jouissives, dont il eut à peine le temps de profiter avant de saisir, dans un éclat de frustration, qu’aucun de ces scénarios n’était envisageable. Trancher la viande de Jules avec du papier ou la perforer avec la mine d’un bic… à regret, Donnie abandonna tout. Jules était plus fort que lui, il tiendrait tête… et il ne garderait certainement pas le silence comme Annabel. Retour à la case départ. Ne restait que la supérieure envie de faire le mal, immature ; Donnie, qui pensait avoir vaincu cet instinct informe et gluant, l’avoir poli et rendu plus civilisé, eut encore une fois honte de lui. Il n’en fallut pas plus à la dépression pour rétablir son règne de gris.
Les jours suivants, son état ne connut pas d’évolution. Tilloloyeul commençait de soupçonner quelque chose. Donnie n’arrivait même plus à entuber ses interlocuteurs. Il ne se reconnaissait plus. Jade, elle, ne lui accordait pas plus d’attention qu’à un sac poubelle malodorant. Jamais il ne s’était senti rejeté de cette manière.
Jamais… ? Des souvenirs d’enfance remontaient à la surface, pêle-mêle, teintés de candeur mais aussi d’un soupçon plus sinistre. Annabel et lui dans une luxueuse maison. La peur qui leur rongeait l’estomac quand, le soir, la porte claquait. Un des hommes de ménage, dont le nom et les traits s’étaient perdus, se montrait gentil avec eux et leur donnait parfois des sucreries. Mais ça ne suffisait pas. Les histoires que le frère et la sœur se lisaient sous la couette, elles non plus, ne suffisaient pas. L’univers d’abandon qui s’était ouvert dans la poitrine des enfants Warwick ne disparaîtrait pas. Il émettait une plainte constante, un million de choses vivantes blessées à mort, éparpillées dans le néant et explosant comme des étoiles gorgées de nuit. D’habitude, ce cri, il ne l’entendait plus qu’aux petites heures, quand une insomnie surprise le crachait sur les berges d’un autre jour. Là, défait de sa grandeur protectrice et de ses mécanismes de défense, il se mettait à gémir lui aussi.
Sauf que cette dernière semaine, l’insomnie surprise, occasionnelle, était devenue la norme. Après plusieurs nuits sans dormir et à crever d’angoisse à l’aube, Donnie se sentait épuisé.
Dimanche soir. Jade ne lui avait plus adressé la parole depuis deux semaines. Donnie n’avait rien fait aujourd’hui ; il avait refusé de participer à toutes les activités qui lui avaient été proposées. La salle de détente, où il avait trouvé refuge, se remplissait maintenant que le repas était passé. Des ados massés autour d’une table improvisaient une histoire à base de fantômes et d’extraterrestres, chacun muni d’une pile de cartes qu’ils retournaient une par une, découvrant peu à peu les éléments à inclure dans leur épopée. Donnie avisa Louis, Jade et Annabel dans un coin, qui parlaient à voix basse et lui lançaient des coups d’œil furtifs. Furieux, il se leva et poussa les autres du coude pour se frayer un chemin jusqu’au couloir.
C’en était trop ; non seulement Jade l’ignorait, mais elle cassait du sucre sur son dos avec les autres… et lui, qui se targuait d’être intelligent et inventif, n’avait même pas encore trouvé le moyen de blesser Jules ! Il avait tout imaginé : briser le cadenas de son casier, où il laissait ses effets personnels en arrivant au travail ; lui sauter dessus pendant ses rondes, dans un couloir désert, et griffer la moindre parcelle de peau qu’il trouverait sous ses ongles ; lui faire un croche-pattes dans la cour et le regarder s’étaler par terre… le dernier scénario était, de loin, le plus puéril.
Puéril… ridicule. Donnie sentit son visage s’enflammer. Dos au mur, il se couvrit la tête de ses mains et mordit dans la peau douce de ses paumes pour s’empêcher de crier.
Un bruit de pas le fit sursauter. Jules apparut à l’angle, et ses yeux s’agrandirent en tombant sur Donnie.
— Qu’est-ce que tu fais là ? s’enquit-il.
— Rien. J’allais aux toilettes, mentit l’intéressé.
Une ombre de doute plana sur les traits de Jules, qui choisit finalement de sourire. Saluant Donnie d’un geste du menton, il le dépassa et continua sa route. Le garçon fut alors saisi d’une brusque intuition. Il laissa s’écouler quelques secondes avant de se lancer sur les traces de l’infirmier. Ce dernier marchait d’un bon pas, agitant un large trousseau de clefs qui ponctuait son chemin de tintements musicaux. Il fit halte devant la réserve de médicaments. Donnie consulta sa montre : bientôt l’heure d’envoyer les pensionnaires dans leur chambre et de leur donner leur traitement, véritable rite religieux à la clinique… Jules fit tourner la clef et disparut à l’intérieur. La lumière filtrait sous la porte restée entrouverte et peignait un fin rectangle sur le lino.
Jules n’avait pas fermé derrière lui… Donnie aurait pu se faufiler dans la pièce. Mais pour faire quoi ? Il n’avait pas d’arme, pas d’idée précise de ce qu’il allait lui dire. Rien qui puisse lui permettre de tenir tête à un homme adulte. Le patient n’eut pas le loisir de réfléchir bien longtemps : Jules venait de ressortir, un gros carton de préparations sous le bras, et s’éloignait dans la direction opposée.
Il avait oublié de fermer à clef. Pas de bruit métallique, pas de cric-crac significatif.
Le plus simplement du monde, la réserve de médicaments s’offrait à lui. Transi de nervosité et d’excitation, Donnie traversa en courant les quelques mètres qui le séparaient de la porte et, vérifiant que personne n’arrivait, passa de l’autre côté.
Dans le noir, les étagères qui montaient jusqu’au plafond avaient l’air de colosses malnutris. L’adolescent dut allumer la lumière pour voir ce qu’il faisait ; aussitôt, le fouillis de boîtes carrées, rectangulaires, rondes, au nom barbare de molécules chimiques, l’agressèrent au moins autant que l’odeur pugnace de pharmacie. Pris de vertige, il erra dans cet océan blanc, à la fois bizarre et familier, proche et lointain. Sa main effleura un rayon surchargé d’antipsychotiques et d’anxiolytiques. Trois ou quatre gélules brisées dans son café du matin, peut-être, pour l’endormir et le rendre inefficace… à moins que les laxatifs ne soient une meilleure attaque.
Mais non, non, non ! Le changer en zombie ou lui déclencher une chiasse fulgurante, ce n’était clairement pas suffisant. Frustré, Donnie donna un coup de pied dans une chaise qui se renversa avec fracas. Terrifié à l’idée de s’être trahi, il s’immobilisa, l’oreille tendue.
Rien. Après quelques secondes, soulagé, Donnie se pencha pour redresser la chaise. Par hasard, son attention tomba alors sur les antalgiques, au rayonnage le plus bas d’une étagère.
Tandis qu’il observait la réserve de paracétamol en tube, une idée brillante lui vint à l’esprit. Brillante, mais terrifiante…
Sur un autre sujet, est-ce que tu cherches à donner aux lecteurices une impression générale de flou côté temporalités ? Ou bien tu aimerais que l'enchaînement des évènements soient 100% limpides pour nous ?
Alors pour la question du flou, tu fais bien de la poser, parce que en fait je sais pas trop... disons que le côté nébuleux est constitutif du roman, donc oui, brouiller les chronologies etc paraît logique ; le danger étant que ça soit trop prononcé et que ça perde les lecteurices, ça c'est pas souhaitable ^^"
Pour les temporalités, je t'avoue que je suis assez facilement paumée - mais ça tient aussi au fait que je lis de manière éparse, et sur ordinateur. A checker auprès d'autres lecteurices ? Et peut-être trouver une astuce pour qu'on retombe sur nos pattes à des points précis ?