Partout, du blanc. Un peu brumeux, un peu cassé. Mais ni gris, ni coloré. Il n’y avait rien, dans cette salle au plafond voûté. Seulement Sélène, avec ses cheveux un peu emmêlés, son tee-shirt délavé. Et puis, sur ses épaules, le pull de Léo qu’elle avait gardé. Entre bleu et gris, comme ses iris, comme l’océan.
Tache de couleur dans toute cette pureté.
Elle se demandait si c’était ça, la mort. Une éternité blanche, où elle n’avait rien oublié. Une éternité à ressasser. Peut-être qu’elle avait fait le mauvais choix ? Non. Au moins, ici, Léo ne pourrait plus la faire souffrir. Plus de baiser, plus de réconfort faussé. Elle avait pris la bonne décision.
Et si elle restait là ? Elle n’avait pas oublié la tempête et les jours sans fin, elle n’avait pas oublié Sylane et ses amitiés fatiguées. Surtout, elle n’avait pas oublié la voix de Léo, ses mains qui essayaient de la retenir. Le tourbillon de feuilles mortes qui l’avait emportée.
Ses jambes cédèrent. Rien n’avait disparu. Elle avait tout abandonné, pour… ça ? Cette pièce trop stérile ? Sélène s’allongea comme l’étoile de mer qu’elle avait vue une fois. Ses cheveux miel étalés comme le sable, son pull comme les vagues. Elle se laissa envelopper par la blancheur, se laissa happer par ses souvenirs. Tout semblait trop flou, trop réel. Léo.
Sélène n’en pouvait plus. Sous le plafond voûté, elle laissa ses pensées la dévorer. Elle resta inerte sur le sol, les yeux à demi-clos. C’était trop dur de regarder la vérité en face, c’était trop lâche de l’occulter en entier. Il n’y avait rien d’autres que ses pensées qui bougeaient trop vite, rafales, éclairs, tornade.
Le temps n’était plus minutes ni heures. L’eau salée de l’étoile de mer. Son pull trempé. Ça faisait longtemps, qu’elle n’avait plus osé pleurer. Mais elle était seule, et personne ne viendrait. Sélène se rappelait trop bien les lèvres réconfortantes de Léo. Puis le fest-noz, où elle lui avait tout raconté, enfin tout, c’était un grand mot, mais quand même.
– Sélène ?
Une main sur son épaule. Rêvait-elle ? Une jeune fille à la peau un peu trop blanche. Une chevelure un peu trop blonde. Des yeux glacier. Surtout, une majestueuse paire d’ailes qui l’avalait tout entière quand elle était agenouillée. Sélène voulut essuyer ses larmes du dos de la main, mais la jeune fille l’en empêcha doucement et lui tendit un carré de tissu crème.
– Qui es-tu ?
– Je m’appelle Célestine.
Sa voix était calme. Apaisante. Les sanglots de Sélène se tarirent un peu.
– Et je suis ton ange gardien.
Elle resta silencieuse. Son ange gardien ? Elle n’y croyait plus depuis longtemps.
– Ah bon ? Eh bien, c’est trop tard. Vous auriez dû venir avant.
Son ton était trop cassant.
– Avant quoi ?
La voix de l’ange était calme. Apaisante. C’était agaçant.
– Avant que je saute de cette falaise, peut-être ? Ou alors… la nuit de Nouvel An ? Ah, non, vous étiez sûrement en train de faire la fête, comme tout le monde. Pendant qu’il me ramenait à la maison, qu’il me donnait son pull, qu’il abandonnait Sylane pour moi. Ou bien, peut-être que ça aurait été mieux avant, juste après qu’il m’a embrassée. Ou sur la plage, n’importe quel matin. Ou même bien avant, à mon baptême peut-être, pour me prouver que vous existiez. Ou, encore mieux : avant que je tombe amoureuse. Ça, ça aurait été un bon moment, genre « Attention, demain, ta vie bascule, tu ferais mieux de rester chez toi avec un bon bouquin ». Mais non, non, il a fallu que vous veniez maintenant, maintenant que c’est trop tard.
Sélène s’était assise en tailleur pour faire face à Célestine. Ses larmes avaient arrêté de couler, remplacées par la frustration.
– Je ne pouvais pas m’immiscer dans ta vie, avant. Mais peut-être qu’il n’est pas trop tard, tu sais.
L’ange gardien avait encaissé tout son monologue sans ciller, égale à elle-même.
– Ah, parce que je ne suis pas morte, peut-être ?
Sélène voulait être ironique. De toute façon, sa mort n’était qu’ironie. Mourir d’amour. Et pourtant, c’était ça. C’était exactement ça. Elle ne comprit pas tout de suite que Célestine ne plaisantait pas.
– Pas vraiment, non.
– La falaise n’était pas assez haute ?
C’était sûrement ça. Elle était idiote. Elle aurait dû choisir un autre endroit.
– Non… C’est un magnifique lieu pour mourir. Mais peut-être que tu ne le voulais pas vraiment ?
Oh, si, elle était sûre. Elle voulait tout quitter. Même si elle aimait encore Léo… Non. C’était justement pour ça qu’elle était ici. Elle avait déjà pris sa décision. Et elle ne laisserait pas Célestine la faire changer d’avis.
– Non. J’ai déjà choisi. Laisse-moi mourir !
Toute la tristesse, la douleur, le feu et le vide s’étaient transformés en amère amertume, en rage rageuse. Elle voulait blesser, tailler en pièces tout cœur vivant ou non, parce que les autres ne pouvaient pas comprendre, comprendre tout ce qu’elle ressentait, à quel point elle était brisée.
– Sélène… Je croyais que tu voulais seulement faire disparaître ton amour et tout ce qui va avec.
– Non. Ça, c’était avant. Tu es arrivée trop tard, je l’ai déjà dit.
– Et si je pouvais tout effacer, tu accepterais ?
Non. Non non non. Elle ne voulait pas y retourner. Ça la terrifiait, de vivre une seconde de plus. Ça faisait trop mal. La vie était trop cruelle, trop fourbe. Célestine aurait dû être là avant. Il était trop tard.
– Je…
Elle n’arrivait pas à le dire. Une petite voix lui hurlait de saisir cette deuxième chance. Mais tout effacer, ça voulait dire quoi ? Non. Elle ne pouvait pas se permettre d’essayer. Elle ne voulait pas y retourner.
– Je… Je ne peux pas. C’est impossible.
Célestine prit ses mains dans les siennes. La regarda dans les yeux.
– C’est possible, Sélène. Tu peux le faire, avec mon aide. Mais ça doit être ton choix.
– Je ne peux pas accepter.
– Tu n’es pas obligée. Mais si tu as envie de recommencer, tu as le droit. Tu peux vivre.
Célestine ferma les yeux, comme si cet aveux lui coûtait.
– Tu peux aussi mourir.
Oui. Oui, elle voulait mourir. Elle entrouvrit les lèvres. Les mots refusèrent de sortir.
Qu’est-ce qui clochait chez elle ? Quelque chose lui trottait dans la tête.
– Tu as choisi de mourir, toi ?
L’ange gardien ne répondit pas tout de suite. Sélène attendit. Il n’y avait rien à contempler, dans cette salle trop vaste, trop blanche, trop stérile. Un mot déchira le silence, suivi d’un autre et d’un autre encore :
– Si tu décides de mourir… Plus tard, on te demandera si tu veux être une gardienne. Tous ceux qui ont eu le choix entre vie et mort passent par là. Moi, je… je regrettais ma décision, alors j’ai dit oui. Je veux éviter à d’autres de faire cette err… ce choix.
Sélène se pencha en avant pour mieux entendre Célestine. Mais elle s’était tue.
– Mais… si tu regrettes… Ça veut dire qu’on n’oublie pas ?
– Non. Enfin, pas vraiment. La douleur s’atténue, ça devient flou. C’est comme un brouillard qui me protège. Mais on y repense quand même. On n’oublie pas.
Les ailes de l’ange avaient perdu un peu d’éclat. Il y eut un silence. Un silence que Sélène avait rarement entendu. Un silence épais, opaque. Elle ne percevait ni le souffle qui s’échappait d’elle, ni les battements de son cœur. Le silence. À l’intérieur, elle criait.
Haine. Elle détestait tout. Surtout elle-même.
Colère. Elle n’en pouvait plus, elle en avait marre, marre, marre !
Jalousie. Les autres ne connaissaient pas la douleur.
Amertume. Ça ne valait plus la peine de se battre.
Regret. Sa chute n’avait rien changé.
– Il faut que tu fasses ton choix.
– J’ai vraiment le choix ?
– Vivre ou mourir.
– Je ne veux pas vivre dans un monde où je n’ai pas ma place.
Au moins, elle était sûre de ça. Même si c’était sa seule certitude.
L’ange gardien regarda au loin. Sélène suivit son regard, mais il n’y avait que le blanc, le blanc qui s’étalait sèchement. Il n’y avait rien à voir. Elle attendit. Elle ne comprenait pas.
– Sélène… Si je te promets que tu as ta place là-bas ? Dans trois mois, si tu en as encore envie, je te laisserai sauter. Je te laisserai mourir sans même te revoir. Je ne me mêlerai plus de ta mort.
– Je ne comprends pas… Trois mois, c’est trop court. Ou trop long. C’est impossible.
– Tu comprendras… Fais-moi confiance.
Elle réfléchit. Retint son souffle. Expira quand ses poumons brûlèrent.
– Mais est-ce qu’un jour, je serai vraiment heureuse ? Tout le monde saura que j’ai sauté.
Aurait-elle la force de revenir comme ça ? Oh, non. Elle ne voulait pas les regards de pitié, elle ne voulait pas les séances en psychologie, elle ne voulait surtout pas de séjour à l’hôpital. Encore moins psychiatrique. Elle n’était pas folle, juste ivre. Ivre de vide et de feu.
– Je sais que la vie est difficile. Mais… je peux peut-être t’aider.
L’ange attendait son approbation pour continuer. Sélène inclina la tête.
– Je peux effacer la mémoire de ceux qui savent. Maïwenn n’a pas distribué les lettres, je pourrai les faire disparaître et effacer sa mémoire. Elle t’aura juste découverte après une… malencontreuse chute accidentelle. Quant à Léo… Je peux aussi lui faire croire que ta chute n’était qu’une chute, et…
– Attends ! Léo est au courant ?
C’était la panique. Non non non. Il devait tellement s’en vouloir… Comment avait-elle osé imaginer un instant qu’il s’en sortirait ? Comment avait-elle osé lui infliger ça ? Comment pourrait-il vivre avec la certitude de l’avoir tuée ? Non ! C’était impossible, elle ne pouv… La voix de Célestine la ramena dans son corps.
– C’est la première personne que Maïwenn a appelée en te trouvant. En ce moment, il est dans la salle d’attente de l’hôpital, il essaie de te voir…
Non non non non… Sa seule pensée. Respiration hachée. Non non non…
– Sélène, calme-toi. Je peux effacer sa mémoire. C’est ton choix, et la douleur des autres ne doit pas rentrer en jeu. Pas entièrement. Rappelle-toi pourquoi tu as sauté de cette falaise…
Ces mots étaient horribles. Mais Célestine avait raison. Elle se rappelait trop bien la douleur qui calcinait la moindre parcelle de ses veines. Et puis elle repensa aux mots de l’ange. Célestine pouvait effacer la mémoire de Maïwenn…
– Je ne veux pas me souvenir. De rien. Je veux retourner, comme avant, quand Léo n’était que mon meilleur ami…
Sélène reprenait espoir. Bien sûr ! Célestine pouvait la sauver. Elle pourrait à nouveau vivre.
– Non, ça ne marche pas comme ça. Je suis désolée. Je suis là pour t’aider, mais on apprend de nos erreurs… Cette histoire fait partie de toi, désormais. Vivre est un art, un art qu’il faut apprendre à maîtriser.
L’euphorie avait disparu. Elle ne voulait pas souffrir encore, et encore, et encore. C’était trop dur. Sélène ne comprenait pas pourquoi elle hésitait encore.
– Comment je peux savoir que je fais le bon choix ?
Célestine l’observa attentivement. Elle se recroquevilla un peu sous son regard. Elle était à nu. Mais étrangement, elle n’avait pas peur. Ce n’était qu’elle, et puis voilà. Avec ses doutes et son amour beaucoup trop puissant.
– Tu sais, Sélène, on fait tous des erreurs. Même Léo. Même toi. Dans trois mois, tu pourras revenir, et je ne t’empêcherai pas de mourir.
– Mais pourquoi j’attendrais encore trois mois ? C’est tellement long…
– Parce qu’au fond de toi, il y a encore de l’espoir, non ?
Un silence. Sélène retint son souffle.
– Laisse-toi une chance de donner un sens à ta vie.
Elle resta silencieuse. Le silence, ici, apaisait ses pensées.
– Je te laisse, Sélène. Si tu décides de mourir, tu changeras d’endroit. Si tu décides de vivre, j’effacerai la mémoire de Maïwenn et Léo, tout le monde croira que tu n’as fait que glisser en t’approchant trop du bord. C’est à toi de choisir.
Célestine se releva, avec sa peau un peu trop blanche, sa chevelure un peu trop blonde, ses yeux glacier. Sa majestueuse paire d’ailes l’avala tout entière.
Sélène était seule.
Elle ne savait pas trop pourquoi, mais son cœur n’arrêtait pas de chuchoter. Vivre, Sélène, vivre. Trois mois, au pire, ce n’était pas trop long. Trois mois pour peut-être toute une vie.
Et puis elle voulait revoir Léo, le plus ironiquement du monde. Et elle ne voulait pas abandonner sa famille. Elle voulait essayer encore une fois. Une dernière fois.
– Je veux vivre.