Ailleurs.
Secondes, minutes, heures, Maïwenn ne sait plus trop.
La journée a été longue. Elle a passé la plupart du temps à l’hôpital. Elle n’en peut plus, de cette salle d’attente aux murs jaunes. Elle a pu voir Sélène, mais elle n’était pas vraiment réveillée. Un état de semi-conscience. Les médecins ont dit qu’elle n’était pas en danger. Mais Maïwenn a quand même peur.
Elle s’endort. Enfin, elle essaie. C’est difficile. Elle revoit Sélène inerte dans les bras des rochers. Maïwenn sert son vieux doudou contre sa poitrine. Ça ne suffit pas. Elle n’arrive pas à se persuader qu’elle est vivante. La nuit passe, Maïwenn ne dort pas, elle n’est pas réveillée non plus. Elle fait des cauchemars, elle tombe d’une falaise.
Finalement, l’aube se lève. Maïwenn aussi. Elle en a marre d’être dans l’entre-deux. Elle s’habille, comme la veille. Elle pousse les vêtements d’hier – du bout du pied, ils sont plein de sable. Elle farfouille dans son armoire, prend ce qui lui tombe sous la main. Un tee-shirt de sport, un pull un peu trop petit, un jeans noir. Maïwenn ne ressemble pas à grand-chose dans cette tenue, mais elle s’en fiche.
Elle sort de sa chambre sur la pointe des pieds. Elle laisse un mot pour sa maman, et puis elle ferme la porte de la maison. Elle prend son vélo. L’hôpital est loin. Mis à part celle de Léo, Maïwenn n’a pas pris les lettres de Sélène. Ils ne doivent pas savoir.
Elle ne sait pas où aller. L’hôpital ne la laissera pas entrer. Il est trop tôt. Alors elle déambule dans le village. Maïwenn n’a pas de but, mais elle arrive quand même quelque part. La maison de Léo. Ça ne l’étonne pas vraiment. C’est logique. Il est le seul à savoir.
Elle pose son vélo sur le perron.
– Léo ! chuchote-t-elle.
Maïwenn ignore où se trouve la chambre du garçon. Elle n’ose pas hausser la voix, elle ne veut pas réveiller les autres. Elle tourne autour de la maison, continue d’appeler. Et elle le trouve. Une fenêtre entrebâillée, la lumière qui filtre à travers les stores.
– Léo !
Elle appelle plus fort, cette fois-ci. Il y a du bruit. Les stores se lèvent. Une silhouette apparaît.
– Maïwenn…
Léo est épuisé. Sa voix est rauque, ses épaules affaissées.
– Qu’est-ce que tu fais là ?
– Je t’ai réveillé ?
Elle demande quand même, au cas où.
– Non…
– Je peux monter ?
– J’arrive.
Maïwenn retourne sur le pas de la porte. Le verrou cliquète, Léo se dessine dans l’embrasure. Elle ne s’est pas trompée. Il a l’air d’un fantôme, avec sa peau pâle et ses traits tirés. Il met un doigt sur sa bouche, chuuuut. Comme une apparition qui lui confie un secret. Il désigne l’escalier avec son autre main. Maïwenn a compris. Elle enlève ses chaussures et sa veste sans faire un bruit.
Elle entre dans la chambre. C’est le choc. Des cartons remplis à craquer s’alignent sous la fenêtre. Toutes les étagères sont vides. Les murs sont vierges, aucune photo, aucune affiche, rien. Le lit est fait, la penderie entrouverte ne montre qu’un pantalon, qu’un pull, qu’une paire de chaussettes.
Maïwenn comprend qu’il n’a pas fermé l’œil de la nuit. Elle ne pose pas de questions. Pas besoin. Elle s’approche. Pose une main sur son épaule, même si elle doit monter le bras pour ça.
– Tiens.
Maïwenn lui tend l’enveloppe où c’est écrit « Léo » dessus. Il la prend. Il n’ose pas parler. Elle remarque ses mains qui tremblent, mais elle ne dit rien. Elle a déjà lu la sienne, elle sait ce que ça fait.
Maïwenn attend. Léo ne l’ouvre pas, il contemple juste le morceau de papier. Elle se demande s’il peut lire à travers. Elle attend. Elle laisse son regard dériver. Sur le bureau, il y a un stylo et un carnet ouvert. Dedans, ce sont des mots qui s’emmêlent, des gribouillages douloureux. Maïwenn détourne le regard. Elle ne pose pas de questions.
Ses yeux se posent à nouveau sur Léo. Ses mains tremblantes. Ses larmes qui refusent de couler. Ses épaules voûtées, ses cheveux en bataille. Il finit par relever la tête. Maïwenn ne voit rien, dans ses yeux hagards. Elle pense à un mort. Mais ce n’est pas lui. C’est Sélène. Elle se demande si elle ressemblerait aussi à ça, si la falaise avait été plus haute.
Léo essaie de sourire, mais ce n’est qu’une grimace. Il soupire. Maïwenn ne sait pas quoi faire.
– Assieds-toi, propose-t-il.
Il s’installe sur le lit, pose la lettre derrière lui. Maïwenn s’assied à côté, sur le bout des fesses. Elle ne sait pas quoi dire.
Il n’y a rien à dire.
Le silence s’éternise. Maïwenn contemple ses mains. Du coin de l’œil, elle voit que Léo fait pareil. Il y a ce prénom qui les hante, qui les brûle. Maïwenn ne peut pas l’effacer d’un éclat de rire, comme elle fait d’habitude. C’est trop gros, trop grand, trop réel. Finalement, elle s’explique. Elle ne sait pas quoi dire d’autre.
– J’allais à l’hôpital. Je veux la voir avant qu’ils la laissent sortir. Cette fois, elle a eu de la chance, mais… Il faudra leur dire, que c’était pas un hasard. Elle a besoin d’aide. Je suis désolée, Léo.
Ses derniers mots ne sont qu’un souffle. Elle pose une main sur celles de Léo. C’est glacé. Elle croise ses yeux. La culpabilité.
– Moi aussi, je suis désolé. Tu n’imagines pas combien… Sélène… Je n’aurais pas dû l’abandonner. Tout est ma faute.
Léo
Maïwenn pédale à côté de moi, direction l’hôpital. J’espère que je pourrai voir Sélène, aujourd’hui. J’ai peur. Je repense aux dernières vingt-quatre heures.
Un instant, j’ai cru qu’elle était morte. Alors même s’ils m’ont promis qu’elle s’en sortirait avec un poignet cassé et une belle gueule de bois, ça n’a pas suffi. Tout à coup, j’ai réalisé que la mort est juste là. Que ça peut arriver si vite… Que Sélène pourrait bien décider de disparaître pour toujours. Je suis retourné en classe, l’après-midi, mais je n’ai rien écouté. Sylane a essayé de me réconforter, de me faire parler. Elle n’a pas réussi. Rien ne pourrait m’enlever ce poids qui comprime mon cœur. Sélène a voulu mourir. Et même si elle n’a pas réussi… La lettre est là, sur mon bureau.
Coup de pédale. Cette nuit… je n’ai pas dormi. Pas du tout. J’en étais incapable.
Virage à gauche. À la place, j’ai fait le vide. Dans ma chambre, dans ma tête. J’ai changé mes draps, j’ai vidé l’armoire, j’ai débarrassé mon bureau, j’ai dénudé les murs.
Hurlement du vent dans mes oreilles. J’ai tout entassé sur mon lit, immense montagne pêle-mêle. Ça débordait partout, comme mes pensées. Peu importe. Dans ma tête aussi, c’est le bordel, de toute façon.
Long bout droit. Je suis allé chercher des cartons poussiéreux au garage. J’ai tapé dessus pour enlever les grains gris, fort. C’était effrayant.
Coup de pédale. Je suis remonté dans ma chambre. Papa était peut-être réveillé, mais il n’a rien dit. J’ai pris mon casque. J’avais besoin de me saouler. Hard rock. Ça déchirait mes tympans, ça sifflait dans mes oreilles. Ce n’était pas assez. J’avais encore mal. C’était beaucoup trop grand, beaucoup trop fort, beaucoup trop douloureux.
Intersection. C’est devenu insupportable. J’avais besoin de Sélène, partout, partout. Je voulais ses lèvres, son odeur, son sourire. Alors j’ai écouté la seule chose susceptible de me la rappeler. Cette fichue Lettre à Élise. Ce morceau que je connais par cœur, maintenant. Chaque. Putain. De. Note. Si seulement je connaissais Sélène comme ça.
Virage à droite. J’ai rangé. Trié. Vidé ma tête comme j’ai vidé ma chambre. Objet par objet, pensée par pensée. À chaque stylo, chaque livre, chaque bout de tissu, j’ai pris un souvenir, je l’ai observé une dernière fois, et je l’ai enfermé dans un carton. La montagne n’était plus si immense. J’ai fait le deuil de chaque instant passé avec Sélène.
Hurlement du vent. Plus rien ne sera jamais comme avant. Sélène a sauté d’une falaise. À cause de moi. Je n’ai pas versé une larme. J’aurais dû. J’ai tout effacé. Ne reste que sa lettre d’adieu, qui traîne encore sur mon lit. Je la lirai plus tard. J’ai peur.
– Léo ! Attends ! hurle Maïwenn.
Je n’ai pas vu qu’elle est restée plus de cent mètres derrière. La culpabilité revient. Je serre les dents. Je regarde devant. Je me force à ralentir. Mais je veux voir Sélène. Elle m’appelle, elle m’attire, j’ai besoin d’elle. Maintenant.
Enfin, on arrive dans le parking de l’hôpital. Pas sûr qu’on puisse la voir tout de suite. Je croise les doigts. Je jette presque mon vélo, mais Maïwenn m’oblige à le cadenasser.
– Sélène ne va pas disparaître comme ça, Léo. Ton vélo, oui, par contre.
Mais elle ne comprend rien. Elle ne voit pas ? Sélène peut décider de mourir d’une minute à l’autre. Et si elle a sauté… Elle choisira forcément la mort. Vite, vite ! Je dois la retrouver.
On entre. Tout est blanc. À gauche, une cafétéria. Maïwenn frotte consciencieusement ses bottines sur le tapis, mais on s’en fout, non ? On n’a pas le temps ! Une dame à l’accueil nous envoie au deuxième étage. Je cours presque jusqu’à l’ascenseur, je martèle les boutons. Maïwenn arrive, un peu tremblante. Son sourire vacille. Mais elle ne dit rien.
En haut, une infirmière nous salue.
– Bonjour ! Vous venez voir Sélène ?
Elle a sûrement reconnu Maïwenn. Elle nous conduit dans ce labyrinthe blanc, éclairé par des néons tout aussi blancs. Puis la chambre. J’ai envie de partir en courant, mais je pousse quand même la porte.
– Elle s’est réveillée hier soir, mais elle n’était pas parfaitement sobre, on a préféré la garder. Prenez votre temps, elle devrait bientôt se réveiller.
Sélène dort, paisible. Elle a des blessures un peu partout, sur ses bras, sur ses joues. Elle respire doucement. Le bouquet de fleurs me nargue depuis la table de nuit. Elles me rappellent que je n’ai pas ma place ici. Au chevet de celle que j’ai tuée.
Maïwenn pleure discrètement, tandis que je suis figé au pied du lit de Sélène. Elle va bientôt se réveiller… J’ai l’impression qu’elle refuse de me voir. Tout est ma faute. Elle veut mourir, non ? Je m’approche de sa tête. Elle semble si paisible. Mais peut-être qu’un jour, elle reviendra dans ce lit. Et elle n’en sortira jamais.
Mis à part des bips-bips lointains et des légers sanglots, il n’y a que le silence étourdissant. Je tends la main, j’enlève une mèche de cheveux qui cachait sa paupière. Je passe la main sur sa joue, doucement. J’ai peur de la briser.
Je me redresse. Quel idiot ! Elle est déjà en mille morceaux. Et tout est ma faute. Les pleurs de Maïwenn, les ecchymoses de Sélène. L’air m’emprisonne. Je commence à suffoquer. Je dois partir. Il me faut de l’oxygène. J’ai besoin d’espoir, de vie, pas de cette ambiance macabre. Ce n’est pas elle. Sélène est un soleil ! Pas cette chose inerte et blafarde. Je dois fuir, loin, courir jusqu’à oublier. Tout oublier.
Je pars. Je tourne les talons, je m’enfuis.
– Léo ! Qu’est-ce que t…
Je n’écoute pas la suite. Je n’entends pas Maïwenn qui me crie de revenir. Je ne me retourne pas. Plus jamais. Je sors de l’hôpital, j’emprunte un chemin, un peu au hasard. J’espère qu’il y a l’océan, au bout. Mais pas ces plages. Nos plages. Je cours, je cours, encore, encore. L’air me manque, mes poumons brûlent. Je cours.
Le temps s’arrête, secondes, minutes, heures. Mon propre nom devient indistinct, mais pas le visage blafard de Sélène. Mon téléphone sonne mais je l’ignore. Je m’en fiche. Sélène finira par mourir. C’est ma faute. Morte ! Aussi blanche que son lit d’hôpital. Je m’enfuis.
Je cours, cours, cours. Mes muscles brûlent, mes pieds martèlent le bitume. Puis même Sélène commence à s’estomper. Ses cheveux blonds, l’océan de ses yeux, son sourire. Ma douleur devient floue. Ma culpabilité aussi.
Pourquoi se trouvait-t-elle au bas d’une falaise, déjà ? Ah oui. Elle a chuté. Pourquoi ? L’alcool. Le reste m’échappe. Mes souvenirs sont plongés dans un épais brouillard. Sans doute le choc. Ce n’est que ça ? Ah oui. Elle est tombée. Tombée ? Elle a toujours été un peu maladroite, mais je ne pensais pas à ce point-là. Elle a dû trop s’approcher. Peut-être qu’elle voulait voir les vagues qui s’éclatent sur la falaise.
Tout s’efface. J’ai l’impression d’oublier quelque chose d’important. Mes pas ralentissent, je ne sais pas trop où je suis. Ça va mieux. Je prends mon téléphone : sept appels manqués. Maïwenn, Maman, Sylane. J’espère qu’elles vont bien. Elles ont peut-être des nouvelles de Sélène. Elle est sans doute réveillée, maintenant.