Mémé arriva, le regard sombre, Kateline sur ses talons, éclairée par la frêle flamme d’une bougie.
— Alors comme ça, on s’en va ?
Elle leva un sourcil en direction de Judy et Pierre.
— Montre-moi cette lettre.
Judy lui tendit le papier.
— 14h, demain, à Roche-Lieu ?
— Oui.
— D’accord.
Sa voix n’était qu’un chuchotement.
— Qu’est-ce qu’on attend ?
Judy ne pouvait pas croire que c’était si facile. Comment Kateline avait-elle convaincu Mémé de les emmener à la Source ? Il devait y avoir anguille sous roche. Elle interrogea Kateline du regard. Qui le lui rendit avec conviction, et cela la frappa. Elle ressemblait à Aster.
— Bon, Nata, tu sais quoi faire, dit Pierre.
— Dans les moindres détails. Mon plan est infaillible.
— Mmm.
— Si tu ne me croyais pas, tu ne partirais pas.
— Très juste, dit Pierre. Il a intérêt à être infaillible.
Il plaisantait, mais ça se voyait, la nervosité le parcourait entier. Il prit son sac, il faillit le lâcher. Judy prit son propre sac, les yeux au sol.
Mémé s’apprêta à ouvrir la porte, cette fois pour sortir quand une silhouette se découpa dans l’obscurité, à l’embouchure du couloir. Enroulé dans son pyjama, une bougie à la main, Eustache les observait derrière ses lunettes de lecture.
— Qu’est-ce que j’ai fait de ce stupide journal ? marmonna-t-il comme s’il ne les avait pas vu.
Pendant un temps, Nathanaël, Judy et Pierre s’entreregardèrent abasourdis. Qu’est-ce qui clochait ? Judy se rendit compte qu’elle avait mis une étiquette sur chaque tête, supposant les connaître. Elle ne connaissait en réalité aucune des personnes qui l’entouraient, leur personnalité constituée de grands pans d’ombre. Des passés, des émotions…, toutes ces choses écrites nulle part qu’il fallait discerner, déduire, observer, au risque de passer à côté d’informations importantes. Les Chaussettes violettes ne les laisseraient jamais courir dans la gueule du loup. Eustache n’était peut-être pas un grand fervent de la cause de son frère. Peut-être même qu’il détestait M. Olivertown. Les clichés de la famille Olivertown dansèrent dans sa mémoire.
Sans un bruit, ils traversèrent le seuil de la petite porte, laissant Nathanaël dans le chalet. Il referma derrière eux le battant avec précaution.
Alors que le noir les enveloppait et que les feuilles humides se froissaient sous leurs pas, Judy s’approcha de Kateline.
— Comment tu fais pour comprendre les gens, comme ça ? Savoir ce qu’ils pensent. Savoir quoi répondre. On dirait que c’est un don chez toi.
— Je ne sais pas ce qu’ils pensent. Quand on a un père comme Aster, tu apprends vite que tu n’as pas besoin de savoir ce qu’ils pensent. Juste ce dont ils ont besoin.
— Ah.
La montgolfière qu’ils avaient volée pour s’enfuir à la Cérémonie des Esprits soufflait des vapeurs rougeoyantes au bout de l’allée.
— Nouvelle, l’échelle ? fit remarquer Pierre. Dommage qu’elle n’ait pas été là lors de notre fuite.
— Mais elle était là, dit Mémé.
Pierre fit une drôle de tête et Judy pouffa dans sa barbe. Elle s’accrocha aux barreaux et sauta dans l’habitacle.
La montgolfière volait dans un monde clair, sombre et silencieux depuis quelques heures. Mémé regardait l’horizon tandis que Kateline, Pierre et Judy étaient assis par terre au milieu des couvertures. Kateline dormait à moitié, la tête penchée sur le côté. Judy n’aurait jamais cru voir Kateline la bouche ouverte, presque en train de ronfler, assise à côté d’elle dans une montgolfière. Si on lui avait dit ça au début de l’année, elle aurait bien ri.
— Qu’est-ce qui te fait rire comme ça ? demanda Pierre.
Judy se tourna vers lui, étonnée.
— Moi ?
Pierre leva un sourcil.
— T’en vois d’autres qui pouffent dans cette montgolfière ?
— C’est évident ! protesta Judy. Kateline dort la bouche ouverte.
— Ah oui. Très, très drôle. Pardon.
— Tu t’appelles Pierre, c’est normal que tu n’y rigoles pas. Cœur de…
— Pas de blagues sur mon prénom, l’avertit-il.
— Oh, loin de moi cette idée, monsieur Forêt.
— Ni sur mon nom de famille.
Judy soupira.
— Désolée.
Un léger silence, comme une brise, souffla sur la montgolfière.
— Je ne sais pas si tu le fais pour m’aider, mais… merci, Pierre.
— Tu veux dire, moi, ici, dans cette montgolfière vers une destination inconnue, certainement vers une prise d’otage, voire la mort en ligne de mire ? Je ne le ferais pour aucune autre raison qu’aider ta famille à ne pas finir comme la mienne. Donc oui, tu peux le dire, je fais ça pour t’aider.
— Merci. Sinon…
— On s’en fiche du sinon. Tu sais, je suis désolé pour ce que je t’ai dit l’autre jour. Parfois, je ne sais pas ce qu’il me prend, je voudrais que ma vie soit différente… Je voudrais avoir une famille. On veut toujours ce qu’on n’a pas de toute façon, hein ?
— Oui. Je suppose.
— On ne voit pas ce qu’on a.
Il garda le regard fixé sur le brûleur. Les effluves du feu et du gaz emportaient leurs soucis dans le ciel. On ne voit pas ce qu’on a. Elle voudrait ne jamais arriver à destination. Elle voudrait effacer la réalité, rien qu’un instant, oublier le futur, oublier les risques, et vivre aujourd’hui, au lieu de vivre dans un temps qui n’existerait jamais.
— Ce qu’on a est plutôt pas mal, dit-elle, après un long moment.
Elle tenta un vague sourire, flou, pas sûre qu’elle soit autorisée à sourire. Trop peur de sourire et de recevoir un mur de glace en guise de réponse. Mais Pierre sourit lui aussi, mais tristement.
Le petit matin pointa au-dessus de l’océan. Ils arrivèrent au-dessus de Roche-Lieu – une drôle de ville en forme d’assiette entourée de marais. Ce nom était un souvenir, auquel elle avait toujours eu l’habitude de sourire et de soupirer à la fois. Parce qu’il voulait dire Sigmund. Et même si à chaque fois qu’elle allait le voir, elle échafaudait un plan pour échapper à ses conseils sentencieux, elle l’avait apprécié et presque considéré comme l’oncle de la famille qu’elle s’était construite.
Roche-Lieu était la destination de vacances annuelle de Sigmund Mauser depuis toujours. L’avait-elle un jour réellement été ? Il y allait prétextant se rendre au paradis alors qu’il se rendait en enfer : dans les bras d’Armand Aster, et de sa voix mielleuse. Combien de personnes autour d’elle changerait encore de visage ?
Judy chassa vainement l’amertume hostile troublée de compassion qui l’envahissait. Sigmund Mauser, tout ça pour quoi ? Pour une légende. Pour des Esprits invisibles.
La montgolfière amorçait sa descente, guidée par la main experte de Mémé. Ses cheveux mi-blancs, mi-bruns s’envolaient et cachaient son visage. En voyant le sol s’approcher – un sol gris et blanc, nu et dépourvu d’habitations, c’était la confrontation avec Aster qu’elle voyait s’approcher. L’adrénaline se déchargeait dans son sang à intervalle régulier, transformant ses jambes en brindilles tremblantes.
Sigmund Mauser était mort. Et aucune des réalités parallèles qui se superposaient ; celle où il était comme son oncle, et celle où il était un menteur et criminel, aucune, ne pouvait effacer ce fait. Aucune ne pouvait effacer le fait, que même si elle ne le connaissait pas vraiment, sa mort l’affectait.
Elle n’en voulait pas à Sigmund, mais à Aster. La colère crissait, gonflait, se réveillait.
La montgolfière se posa avec fracas. Judy trébucha en arrière sur Kateline.
— Attention ! s’exclama trop tard Mémé.
— Merci pour l’information, marmonna Pierre, en se redressant.
La montgolfière se stabilisa. Judy grimpa sur le garde-fou, sans attendre le signal positif de Mémé. Elle atterrit avec le craquement de ses genoux et ses bottes s’enfoncèrent dans la boue à moitié gelée. Audal était le pôle Nord océotanien, et l’arrivée du printemps ici était aussi lente qu’une charrue tirée par des bœufs dans un champ.
— Il fait si froid, dit Pierre en suivant ses traces dans la boue, alors qu’un nuage de vapeur s’échappait de sa bouche.
— Audal, dit Kateline
Et à l’oreille de Judy :
— Tu t’y habitueras vite : c’est d’où tu viens.