31 : La bicoque

Judy resta interdite.

Mémé sifflotait derrière elle, en arrangeant les cordages, remplissant les sacs de lestage avec la terre mouillée du champ. Judy imaginait la laine de ses mitaines qui s’effilochait davantage à chaque pelleté boueuse. Mémé s’en contrefichait. Elle n’avait jamais été de constitution délicate.

— Qu’est-ce que tu sais encore ? demanda Judy. Je ne fais pas un pas de plus avec toi si tu ne me dis pas tout.

Judy planta ses chaussures dans le champ et croisa les bras. La colère emplissait ses traits, elle le sentait. Elle voudrait que la rage dans ses yeux brûle et allume un feu au-dehors, et qu’enfin Kateline réagisse. Qu’elle réagisse autrement qu’avec son éternel stoïcisme froid. Qu’elle brûle, elle aussi !

— Qu’est-ce qu’il se passe ? demanda Pierre.

Mémé avait cessé de siffloter.

Judy pointa Kateline de l’index. Kateline cilla à peine.

— Tu sais qui je suis, hein. Pourquoi tu n’as rien dit ?

Le givre se décolla de la terre pour suivre son geste en avant.

— Judy…, dit Pierre.

— Calme-toi, dit Mémé.

— Ils ont raison, dit Kateline.

— Non, dit Judy dans un murmure. Je déconnecte qui je veux.

Que le givre se lève avec son geste relevait du miracle, d’une émotion plus forte qu’elle ne l’avait réalisé. Judy baissa la main. Pour que Kateline réagisse, il faudrait la mettre au-dessus d’un gouffre.

— Tu…

Judy pinça des lèvres. Les mots n’étaient pas assez pour décrire ce qu’elle ressentait. Le sentiment de trahison marqué au fer rouge dans les fibres de son cœur. Un cœur qui battait ardemment pour se déloger de sa cage. Une cage, pourtant, pour l’éternité.

— Dis-moi ce que tu sais.

— Oui, acquiesça Pierre, le front si plissé et les yeux réduits à deux fentes horizontales d’incompréhension et d’angoisses mêlées.

— Judy est née ici, c’est tout ce que je sais, dit Kateline en haussant les épaules. C’est mon père qui me l’a dit. Il doit savoir des trucs sur toi, Judy. En toute honnêteté, je ne vois pas en quoi cela vous surprend. Il te traque depuis que tu es née. Qui tu es ? continua-t-elle en se tournant vers Judy et prenant un ton légèrement mordant. À toi de me répondre. Qu’est-ce que je suis censée savoir que tu ne sais pas ?

Décontenancée, Judy chancela. Humiliée. Perdue. Une pression chaude et moelleuse sur son bras l’empêcha de se noyer complètement. Mémé la soutenait, et elle se demanda un instant si elle serait vraiment tombée si Mémé n’avait pas été là.

— Ça ne te dérange pas de lancer des bombes, toi, dit Pierre d’un ton acide.

Kateline eut un mouvement de recul, très léger. Léger mais pas anodin. Judy avait tout essayer, et c’était Pierre qui en une phrase parvenait à ébranler sa bonne conscience.

Un grand vide se creusa à l’intérieur d’elle. Le vent battait leurs corps frileux, le ciel était gris tout autour d’eux. Au milieu de ce champ, il prenait toute la place. Et maintenant ? Où aller ? Elle réalisa qu’elle ne savait pas où se trouvait le delta. Bien sûr, elle pourrait le situer sur une carte. Mais depuis le chalet de M. Olivertown, Mémé était à la barre. C’était Mémé qui savait où aller, et elle ne s’en était pas soucié. Jamais la pensée ne l’avait traversée. Ils pourraient se trouver à l’autre bout de l’Océotanie, dans les déserts de Creux, et elle n’en saurait rien. Parce qu’elle avait posé toute la responsabilité du voyage sur les épaules de Mémé. Mémé qui l’avait abandonnée. Mémé qui savait tout depuis le début et qui ne lui avait jamais rien dit. Mémé dirigeait leur expédition, et elle se préoccupait des intentions de Kateline ?

Sans s’en rendre compte, elle lui avait fait confiance aveugle. C’était plus simple, n’est-ce pas ?

— J’ai fini de lester la montgolfière. On peut y aller, dit Mémé.

Elle tapota l’épaule de Judy, se voulant certainement rassurante. Judy ne la lâcha pas du regard quand elle s’éloigna devant eux, ouvrant la voie, vers elle seule savait où.

— Où est-ce qu’on est exactement ? demanda Judy.

Elle détestait la vulnérabilité qui affaiblissait l’assurance qu’elle essayait de vêtir. Kateline lui lança un coup d’œil :

— À l’Ouest de Roche-Lieu.

— Exact, répondit Mémé. Et un peu plus à l’Ouest encore se trouve le delta.

— Ce n’est pas très précis, grommela Pierre.

— À deux ou trois heures de marche, ajouta Mémé.

— Chouette. Et Edel ?

— Cinq heures de montgolfière au Sud-Ouest. Otaïla, dix heures de montgolfière au Sud-Est. D’autres questions ?

— Non, dit Pierre, sarcastique. Juste au cas où. Que ça dérape, par exemple. Avec cinq heures à dos d’oiseau, les secours seront là avant même qu’on est le temps de crier « aïe ! ». En fait, ce n’est même pas juste au cas où. Ça va déraper. Et il n’y aura personne pour nous sauver. Arrêtez de faire comme si tout allait bien.

Il fit un geste exaspéré dans le vide.

— Tout ne va pas bien !

— Tu préfèrerais qu’on fasse comment ? dit Kateline.

Pierre était devenu tout rouge. Judy ne l’avait jamais vu aussi énervé.

— Je ne pense pas que se rendre là-bas, les mains dans les poches, sans arme, sans préparation soit une bonne idée. C’est du bon sens.

— On est pris par le temps.

— Facile à dire pour toi, Kateline Aster. Tu es sa fille. Mais nous, tu y as pensé ? Il s’en fiche de moi, ou de Judy, ou de Hélène. Il a déjà tué. Je le verrais bien nous tuer sans état d’âme. Et puis, tu sais quoi ?

Il la pointa du doigt.

— Je ne te fais pas confiance.

— Très bien, je suis peut-être la traîtresse que tu vois en moi. Mais est-ce que tu as le choix ?

Il baissa son doigt.

— Judy ? demanda-t-il, cherchant un appui dans son regard.

Son regard transperça ce qu’il restait en elle de contenance. Elle évita la confrontation en focalisant son attention sur la terre retournée par les coups de pelle de Mémé.

— Je ne sais pas. Quoiqu’on fasse, ils seront plus forts. Aucune stratégie, aussi brillante soit-elle, ne nous donnera un coup d’avance sur Aster.

Du moins, il lui était impossible de penser le contraire.

— Garde bien en tête que je suis là pour ta famille.

Il se retourna aussi sec et suivit Mémé, les épaules crispées par la colère. Cette colère, Judy la connaissait si bien que pendant un instant, elle aurait cru qu’elle était aussi la sienne. Elle frotta son nez, sans bouger. Pierre rapetissait dans le champ. Deux silhouettes, l’une trapue et ramassée comme un caillou, l’autre tordue et longue comme une branche marchant l’une derrière l’autre, pourchassant un but invisible.

Elle ne savait tellement pas ce qu’elle faisait.

— Tu ne sais vraiment rien d’autre ? dit-elle à Kateline, quelques mètres devant elle.

Kateline se tourna, étonnée.

— Non.

Ses sourcils se froncèrent. Judy ne pouvait pas croire qu’elle faisait semblant.

— Qu’est-ce que je devrais savoir ?

— Rien, rien.

Elle avait essayé de le dire. On est sœurs. Elle avait cru que Kateline avait compris. Pourtant, les mots restaient encore bloqués, son souffle coupé.

— C’est juste que tu en sais plus que nous et il y a des choses qu’on ne peut pas deviner exister. Comme le fait que je suis née ici. La question de savoir où je suis née ne m’ayant à peine effleurée, je ne t’aurais jamais demandée où je suis née. Pourtant, je ne le savais pas. Tu comprends ?

— Mmm. Non, je ne pense pas savoir quelque chose que tu ne saches pas déjà. Et que tu ne sais pas que tu ne sais pas. Comment suis-je censée savoir cela, d’ailleurs ?

Kateline reprit la marche, laissant Judy en arrière, avec les je-ne-sais-pas qu’elle pensait savoir, mais finalement qu’elle ne savait pas.

 

Trois heures et cinq minutes plus tard, les marécages du delta s’ouvraient comme les bras d’un géant devant eux. Judy jeta un regard oblique à sa manche. Elle ne la soulèverait pas une énième fois. Elle savait quelle heure il était, pas besoin de la vérifier chaque minute.

Pas besoin.

Judy ferma les yeux, inspira l’air salé, et laissa tomber ses yeux droits sur sa manche retroussée. Treize heures dix. Le soleil brillait dans un ciel blanchâtre, imprévisible, presque menaçant. Presque ?

Une silhouette les attendait à contre-jour devant une vieille bicoque. Le cœur de Judy coula dans le fond de ses talons. Cent mètres les séparaient, mais elle pourrait reconnaître Aster depuis la lune. Deux autres silhouettes. Ces deux-là, elle pourrait les reconnaître depuis le soleil si tant on pouvait marcher sur le soleil sans mourir carbonisé. L’Ombre noire et l’Œil blanc. Plus communément connus sous le nom de Den et Damassieu.

Son corps se crispa dans un mouvement de recul incontrôlable.

— Ça va ? demanda Pierre, avec un regard inquiet.

Comment cela pouvait-il aller ? N’avait-il pas dit lui-même que tout n’allait pas bien ?

— Je ne pourrais pas dire que ça va, répondit-elle.

Elle s’arrêta à côté de Mémé et Kateline.

— Qu’est-ce qu’on fait ?

— On attend, dit Mémé.

Elle avait l’air calme, l’expression tranquille, perdue quelque part entre la réalité et les souvenirs. Elle voyait quelque chose devant eux qu’ils ne voyaient pas. Comme si elle tenait la situation dans sa main.

On attend quoi ?

Mémé l’avait anticipé : Den et Damassieu commencèrent à marcher vers eux, tranquilles. Judy se surprit elle-même à ne plus avoir si peur que ça. L’attitude de Mémé la rassurait. Ses extrémités fourmillaient d’une adrénaline revigorante. Pour une fois, depuis longtemps, elle avait une certitude. La certitude qu’il fallait, et chaque fibre de son corps le savait aussi fort que Mémé savait, avancer, elle aussi, vers eux. Vers Aster. Vers ses peurs.

Elle ne regarda personne. Ne chercha l’approbation dans aucun regard. Elle mit un pied devant l’autre, les yeux rivés vers l’infini océan, qui se prolongeait au-delà des marais et au-delà des rayons du soleil. Elle ignora le geste de Pierre pour la retenir.

Den et Damassieu s’arrêtèrent et Judy continua. Ils la laissèrent passer. Ils étaient armés : les rouages de pistolets de manufacture illégale brillaient à leur ceinture. Aster la regarda s’approcher, sans trahir la moindre émotion. Et soudain, un sourire. Judy s’attendait tout sauf à ça. Un sourire sans ombre, sans mépris, sans malveillance. Un vrai sourire. Plus qu’un coup, elle flancha presque sur ses jambes.

— Suis-moi, dit-il.

Il se retourna. Il n’avait pas peur qu’elle tente de le blesser. Elle sourit à sa propre bêtise. Il avait tout prévu. Jusqu’au fait qu’elle n’emmènerait pas d’armes. Elle aurait pu penser à un couteau. À quelque chose. Mais non, elle l’avait tellement surestimé, qu’elle était partie les mains vides, les bras ballants, résignés à suivre sa volonté, parce que, forcément, il était plus intelligent qu’elle. Il avait monté le réseau terroriste le plus influent d’Océotanie, et réussit à devenir membre du gouvernement, se faire démasquer, puis s’évader de prison. Comment rivaliser ? Elle n’avait réussi qu’à voler une montgolfière qu’elle ne savait pas piloter pour se rendre à une cérémonie où elle était attendue. 

Elle le suivit sur le chemin qui menait à la maisonnette. Les planches de la bicoque tombaient, tournaient sur les vis qui les maintenaient encore accrochées, noires et humides. Elle se demanda si elle pourrait arracher le bois d’une pichenette.

Aster ouvrit la porte, révélant un vestibule qui sentait la marée et le bois en décomposition. Une fenêtre orientée plein soleil les éclairait. Judy huma l’air salé, aux effluves de poissons morts, comme si c’était la dernière fois qu’elle respirait. Ce n’était pas ce une odeur qu’on pourrait qualifier d’agréable, pourtant, cette odeur était réconfortante. Comme une vieille musique d’enfance. Elle lui était familière.

Aster parut remarquer son trouble.

— Tu es née ici, dit-il, comme s’il lisait dans ses pensées.

Judy ouvrit la bouche pour répondre instinctivement : je sais, votre fille légitime me l’a dit. Pourtant, savoir ne lui empêcha pas d’avoir l’impression qu’il venait de mettre les mots sur une émotion. Cette émotion qui disait chez moi. Quelque chose la retint de le prononcer à haute voix. Ici, ici ? Dans cette maison ? Elle leva la tête vers Aster, au milieu des rayons éblouissants du soleil qui passaient par la fenêtre cassée. Il avait fait exprès de se positionner à contre-jour pour ne pas qu’elle puisse lire son expression.

— Ah, et comment vous savez ça ?

— Je connaissais bien ton père.

Judy éclata d’un rire incontrôlable.

— Ah oui, vous connaissez mon père ? Mon vrai père, j’entends. Pas le faux que vous avez emprisonné. Vous ne manquez pas d’humour.

Aster se figea, légère crispation. Ah, il ne l’avait pas anticipé, ça.

— Léna te l’a dit.

— Léna ? s’étouffa Judy.

Encore un nouveau nom. Mélaine. Hélène. Léna. C’était Mémé. Quelle imagination. Et le prochain ? Elena, pour changer ?

— Avance, lui ordonna Aster en ouvrant la porte au fond du vestibule.

Elle pourrait se détacher de ses gonds à tout instant, comme le cœur de Judy de sa poitrine.

— Léna ? tenta-t-elle à nouveau.

Les mots ne s’agençaient plus dans son cerveau. Ils s’emmêlaient. La porte trembla. Une petite pièce, des vieux meubles décrépis, du carrelage rayé, des plaques de cuisson rouillées. Elle s’attendrait presque à apercevoir un cadavre sur le sol, tant la cuisine était macabre.

— Vous savez qui c’est ? Vous la connaissez, Léna ? Elle change de nom à ch…

Quelqu’un était assis sur un tabouret derrière la table à manger. Une nappe délicate recouvrait la table, il manquait les assiettes. Quelqu’un de vivant. Deux yeux bleu acier qui brillaient. Vivants.

Papa.

Il se tenait droit et digne. Même en enfer, il ne perdait pas ses principes.

Comme une statue à ses côtés, une femme était attablée, elle aussi, pour un repas qui n’aurait jamais lieu. Un visage épuisé par les assauts du vent, une peau aussi sombre que l’écorce et crayeuse de poussière, et des yeux noirs, abyssaux. Judy n’eut pas le temps d’y penser. Elle le savait sans penser. Sa mère. C’était si évident qu’elle pourrait l’appeler maman.

Leurs joues s’étaient creusées. Aster ne les avait pas gâtés en nourriture. Il les avait affamés. Un violent nœud se noua dans son estomac. Cruel. Elle avait nourri la haine à son égard, refusé de le considérer en tant que père, pour cet unique moment. Pour résister à la compassion. Elle avait même imaginé qu’il les tue puisqu’il n’était pas exclu qu’il le fasse.

Cependant, l’imagination n’avait pas la même puissance que la réalité. Y être confrontée avait toujours le même goût ferreux d’un coup de poing en pleine face.

— Judy, dit Gaspard d’une voix gonflée de soulagement.

— Assieds-toi, dit Aster à Judy.

La porte se referma derrière elle, et Judy se rendit compte qu’il était parti.

— Papa, dit Judy en s’approchant.

Papa.

Les larmes imbibaient ses joues, et elle n’avait même pas remarqué qu’elle pleurait jusqu’à ce qu’elle sente l’eau ruisseler sur son nez. Judy prit Gaspard dans ses bras, attachés au tabouret par de longues sangles.

— Oh, ma petite Judy, qu’est-ce qui est arrivé à ton nez ?

— Je ne suis plus petite, protesta Judy, d’une voix étouffée. Rien, mon nez va bien, une porte… C’est tellement rien.

Une toux secoua Gaspard, vestige d’un rire amusé. Judy s’assit en face de lui et de… Valeria. Il arbora un air très triste, las, d’un monde qu’elle n’avait pas encore expérimenté. Enfin, presque, elle venait d’entrer dans ce monde, mais elle fermait encore les yeux, pour éviter de faire face à l’insupportable. Elle essayait de rester sur le chambranle. Et si elle pouvait éviter d’y faire un pas de plus, d’aller poser des fleurs sur leurs tombes, alors elle donnerait tout, jusqu’à ses doutes de réussir, qu’elle jetterait dans l’océan. Il n’y avait plus de place au doute : celui de croire encore qu’Aster était invincible. Parce qu’il ne l’était pas. C’était un Déco. Qui avait peur des Déco ?

Judy baissa les yeux, et avec toute la force qui lui restait, tourna la tête vers sa mère. Valeria la fixait. Son visage s’agita de quelques spasmes, seuls signes de nervosité. Seuls signes qui prouvaient par les émotions qui la submergeaient qu’elle était bien sa mère et Judy sa fille.

— Alors…, dit Judy. Pourquoi Aster m’a laissée là ?

Sa voix se brisa dans les aigus. Elle détestait perdre le contrôle de ses émotions comme ça.

— Pour te fragiliser, répondit calmement Valeria. C’est pour ça qu’il ne nous a pas encore tués. Si tu nous vois, tu sais qu’on est encore là et qu’il y a encore un futur possible avec nous. Et nous voulons tous ce futur. Sauf lui.

Sa voix était douce et fatiguée. Judy avait imaginé la voix de sa mère. Elle avait rêvé des millions fois qu’elle revienne de parmi les morts, pour lui parler, et la mère dans ses rêves n’avaient jamais de visage seulement deux yeux noirs pleins d’amour. La voix qu’elle entendait n’était que la voix insipide de ses pensées. Une voix qui ne pouvait remplir le manque d’une voix qui faisait trembler l’air pour de vrai.

— Oui, j’avais déjà compris qu’il ne m’avait pas convoquée ici pour me protéger. Il ne sera jamais mon père.

— Tu sais, dit Gaspard.

— Je sais.

— Je suis désolé.

— Je sais.

Non, elle ne savait pas. Elle l’imaginait seulement.

— Tu n’aurais jamais dû venir, dit Valéria.

— Je sais. Je sais aussi que je suis née ici. Que tu m’as transmis l’Anti-lumière, et qu’avec cette Anti-lumière, avant de me la transmettre, tu as déconnecté Aster, et que, maintenant, il veut déconnecter toute l’Océotanie, grâce à moi et Pierre. Car Pierre est l’autre porteur de l’Anti-lumière. On est comme des malades, des infectés, et le pire, c’est que notre mort n’y changera rien, car l’Anti-lumière se transmettra encore. C’est une maladie incurable. À cause d’elle, je n’ai ni mère ni père, ni famille. Je sais juste que mon rêve de devenir maître-connectée n’est qu’une fantaisie aussi bien qu’un futur paisible.

Un long silence se répandit sur la table.

— Qu’est-ce qu’il va se passer maintenant ? demanda-t-elle dans l’expectative d’une réponse qui ne venait pas.

— Judy, dit Valéria, j’aurais voulu être ta mère. Et peut-être que je pourrais l’être. Je t’ai confié à Hélène. Je lui ai dit de trouver Gaspard – parce que Gaspard…

— Je suis un ancien soldat de la garde verte. Je connaissais les rouages.

Dans tous les sens du terme.

— Pour que…, reprit Valeria.

Les mots lui manquaient, ça la rendait insupportable à regarder. Car tout était simple, tout était clair, à mourir.

— Pour qu’Armand ne te trouve pas. Jamais. Mais les Esprits savent que personne n’est invincible.

— Je sais ça aussi. J’ai lu l’avion en papier. D’ailleurs, je l’ai froissé et jeté. Je m’en fiche bien de vos raisons, vous m’avez abandonnée. Vous m’avez menti. Ça, c’est…

Encore, le son se brisa dans sa gorge, comme un verre rempli d’eau sur le sol.

— C’est ça l’abandon.

Elle recula sa chaise sur le plancher. La pression dans sa poitrine augmentait. Elle aurait voulu rester de tout son être et pourtant tout son être n’aspirait qu’à sortir de cette bicoque.

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