30 | Le métamorphe

Notes de l’auteur : Chapitre mis à jour le 27 juin 2024.

NOVA ELLÉE.

L’Ombre m’avait emmené devant un bâtiment aux fenêtres brunes de nuit et de vieillesse. Un lampadaire vacillait sa lumière à mes pieds. Je me suis avancé et j’ai lu brocante, j’ai plissé les yeux et j’ai vu antiquaille à travers la vitre. Ça m’a presque rassuré de me trouver là, et non pas devant un bâtiment high-tech, caméra-surveillé, ou une maison gardée par un chien. Voler un ouvrage là-dedans, celui que l’Ombre avait appelé le « métamorphe » et qui, selon elle, me donnera à lire l’ouvrage de Siloé sur la Poétique, ça ne sera pas trop la misèrde. Peut-être même que les proprios ne s’en rendront pas compte, demain quand rose-pâlera petit matin ? Perlé je m’éponge le front. Passe une main dans mes cheveux mi-longs. Attache quelques mèches dans un chignon. Soupire une fois. Deux fois. Pince mes lèvres. Il y a ce petit chose, je ne sais quoi, comme un fond de conscience, qui me souffle qu’entrer par effraction dans une boutique, au beau milieu de la nuit, ce n’est pas bien. Ce n’est pas moi. Et en même temps, un fil noir dans ma tête me tire en avant, là-bas là-bas, me chuchote on s’en fiche s’en fiche, tant que tu trouves ce que tu cherches. Le reste ça n’a pas d’importance. Aucune.

Aucune vous dis-je ! Alors vlop avançons, avec Léon Ariel tout excite-sautillant qu’il était là-bas devant. Les lèvres tordues par l’éternité de son sourire, un oeil piqué à la joie, il marchait à reculons, son couteau rangé dans son fourreau. Il était sans chausse, et ses pieds étaient si noirs, sales de boue, de ciment, aussi répugnes que son short rapiécé et sa marinière trouée. Il y avait aussi son bandana bleu nuit dans sa tignasse-brouillard, son cache-oeil, sa joue déchirée qui lui donnaient cet air de petit sauvage sans scrupule sans rien, qui frisait l’impertinence absolue lorsqu’il vous regardait comme ça, en ange parmi les anges, alors que le reste de son apparence évoquait plus l’agressivité qu’autre chose.

Je lui souris en retour, un peu comme ça, coincé entre la gêne et la curiosité. Je ne comprenais pas. Vraiment je ne comprenais pas. Je devenais de moins en moins troublé par son innocente férocité, si ce n’était sa féroce innocence, sans parvenir à décider si c’était la simple habitude de le fréquenter ou une affinité avec sa colère, grandissante, qui me rendait plus conciliant avec la violence qu’il affichait sans réserve depuis qu’il avait dansé sous les pendus. J’avais peur de lui, et en même temps, je sentais qu’une part de lui était moi ou alors enfin quoi ? Est-ce qu’au fond je n’aurais pas parfois un peu envie, moi aussi, d’être couteau-brutalité ?

Je m’arrête. Je ferme les paupières et je me tapote la joue. Cesse cesse déracine-toi ces vilainetés de pensées elles ne sont pas… bien elles ne sont pas… sont… elles SONT… alors je ne peux pas… LÀ, si FORTES, si BELLES, j’ouvre les yeux. Dis-moi Nova ? Combien de temps, encore ? Combien de temps avant que tu arrêtes le déni et acceptes ça, là ? Que depuis les Grisœils qui t’ont électrocuté puis fracassé le bras, depuis Siloé au Pensionnat, depuis Max qui te souffle ta famille t’utilise comme un pion, depuis Michio et l’hypocrite Eurythmie, depuis la boussole et les voix, depuis les pendus, depuis la Mer et la colère, ça brûle dans ta poitrine et ça ne s’arrête pas ? Comme si quelque chose s’était enfin… allumé.

C’était là pourtant, depuis le tout commencement, mais je l’avais volontairement joli-feutré. Je ne voulais pas qu’ils aient raison nos astrologues bien-aimés quand ils disaient « ah vous porte-chaos ! Fatras des pires vices humains, vous êtes la raison pour laquelle le monde va mal et se fait la guerre ! » Fort si FORT, j’ai voulu leur prouver à tous, à tout ce petit monde-folie, que ces histoires ce n’est rien d’autre que foutaises !! et que les étoiles, ça n’a aucune incidence sur notre manière d’être. J’étais le SOURIRE. J’étais le PACIFISME. Une moralité sans REPROCHE. Votre SOLEIL ÉTERNEL. Sans vraiment être dupe, je suppose, de tout ce que les humains sont moches et la vie, un peu pourrie. Les berner tous, puis finir par se berner soi. Mais si je m’étais menti, toutes ces années ? Et si minette-et-parfaite-Nova n’était qu’un énième rôle, finalement ? Un qui ne rime à rien, et qui… et qui… et qui en cache des choses terribles, de ces pensées qu’on ne s’avoue pas, de ce mal qu’on ne retient pas et qu’on – ça me serre la jambe.

Sursauté je baisse la tête. Léon Ariel m’entoure de ses maigres bras, paupières fermées et bouche relâchée. Sa mine est si détendue qu’au lieu d’en être effaré, ou étonné, car enfin je ne savais pas qu’il pouvait me toucher ? je me relaxe d’attendrissé. Ma gorge se serre, mes lèvres esquissent un mi-sourire. J’incline la tête, l’observe à l’attentive. Et c’est dur, vraiment c’est dur de savoir : est-ce qu’il me ressemble autant parce qu’il est mon ancêtre ? Ou est-ce que l’Anima, prenant l’apparence qu’il souhaite, reflète ce que je suis réellement à l’intérieur de moi ? À savoir un enfant sans larme, avec lame, célébrant la guerre et sa beauté ou je ne sais quoi encore ? Je le regarde et je soupire :

— Qui es-tu, Léon Ariel…

Il a relevé le menton, me souriant à l’étincelle, captant la lumière de la lune dans son oeil-étoile, mais ce n’est pas lui qui m’a répondu. À la place, il y a eu le souffle noir et le timbre rocailleux de l’Ombre qui frétillaient à mon oreille :

 

Il est une vie à la dérive, il nage et nage,

cherche le rivage

dans une mer pas si noire que tout ça.

 

Il est l’espoir sans fin et encore aujourd’hui

toujours il rêve

encore

encore et encore

dans un débris d’enfance pas si perdu que tout ça.

 

Il parcourt les avenues où nous nous sommes battus,

avons vécu puis mouru, il espère qu’un jour

tu remontes les passombres, trouves les catacombes

la Crypte

où sommeillent nos souvenirs, ceux qui révèlent

qui tu es vraiment,

d’où tu viens, où il t’a trouvé,

Naïa Naïa, Naïa Na!a !

 

Il sait, lui il sait : les morts sont invisibles mais pas absents.

 

Il est ces morts, il est nos maux,

un passé qui voit le présent et le critique en mugissant :

qu’avez-vous fait de nos cris, de notre douleur, de nos idéaux

déchus ?

Rien, rien et ô ! rien, oh… NÉANT

Vous devriez avoir honte, qu’il murmure, qu’allez-vous faire maintenant

quoi vivre qui mourir

les damnés de la terre

mourra pas celui qui entre dans la Voie du Fléau, emprunte

les chemins oubliés les chemins négligés

les veines de la terre et la mer ensemble

la colère

enflent encore.

 

Venelles de la Ville Crépusculaire, entrailles de Naïa,

Vallée fantôme,

certaines choses ne meurent jamais,

la couleur de la peur,

le torrent dans le sang,

le feu dans nos yeux,

on ne meurt pas quand on rêve encore

qu’il pense et vit toujours, de l’aurore à l’horreur,

il veille.

 

L’Ombre se tait, j’attends la suite, accroché à l’écho lointain de sa voix. J’attends j’attends et le silence est insoutenable. Chante chante s’il te plaît… Chante, je voudrais qu’à jamais tu fredonnes tes mots-caresses, de ceux qui portent la couleur du déluge, mais rien ne vient alors je me tourne et, l’esprit embrumé de tout ce que je n’ai pas dormi, compris, je te cherche. Longtemps. Je te cherche. Avant de me rendre compte qu’elle est sur moi l’Ombre et qu’elle m’enserre, câlinante. Étreinte rafraichissante en cette étouffante nuit de fin juillet, elle maintient mon buste droit, moi qui voudrais tout courber tellement c’est l’explose mes nuits des vivra-FORT ! Soupir d’extase. Esprit fragile. Glisser je me laisse glisser dans son enlacée, parce que tout de même, tout est si… voilà, je murmure :

— D’accord mais qu’est-ce que je dois faire ?

 

Le métamorphe… Trouve le métamorphe, il te dévoilera tout

ce que tu cherches

tout

ce que tu ne connais pas encore.

Le passé t’appelle t’appelle, tu ne peux échapper à

la voie de tes ancêtres.

 

La respiration était rêche, frissonneuse, et l’haleine, une tantinette avariée. Le timbre grave de sa voix me vibrait les os, et la boussole pulsait contre ma cuisse, avec ces voix chuchoteuses qui montaient en moi en me chauffant la poitrine. C’est alors qu’au loin, perçant la pesanteur du noir-nuit, un violoncelle s’est mis à vibrer.

La mélodie était limpide, bleue cobalt, elle venait du ciel non du coeur enfin je veux dire de la brocante, non je ne sais pas, elle était une rupture dans l’étroit équilibre de la nuit. L’air m’était affreusement familier, je me creusai la mémoire pour me rappeler j’avais déjà entendu ça, mais hélas ça ne me revenait pas. Le chant était plaintif, turbulent, il bruissait l’impression que tout glisse entre les doigts et qu’on ne maîtrise plus rien. Ma tête dodolinante dans l’air chaud du soir, les poils hérissés, j’écoutais sans que rien me revienne, ou alors si, c’était le flash d’une adolescente aux cheveux noirs qui faisait vibrer ses cordes, c’était tout. Puis c’était fini. Les dernières notes se sont figées dans un silence fait de stupeur et de chagrin, un genre de silence étourdi qui signifie qu’il s’est passé quelque chose là d’essentiel, et quand j’ai rouvert les yeux, c’était avec de la chaleur qui courait courait en moi, et fièvrait mes veines et pulsait à mes tempes. Ça me tournoyait la tête tout ce que je délirais, ma chemise était trempée de sueur. Je me suis humecté les lèvres. Elles avaient le goût du sel. Puis je me suis avancé. Étrangia revigoré. Adios les gracieusetés ou la politesse ! File danse et ouvre la porte, elle n’était pas fermée, ça m’a étonné, bon ? J’ai haussé des épaules et suis entré en doux-sourire, une main effleurant ma boussole dans la poche, fermant la porte avec la légèreté de ceux qui ne se reprochent rien. Le tintement d’une clochette avait étoilé mon entrée, sans que ça ne me préoccupe plus que cela.

Léon Ariel, bella source lumineuse, flamboyait l’espace. C’était des meubles amassés dans un fatras pas possible, poudrés de blanc et misère de poussière. J’ai voulu plus observer mais on m’a tiré en avant : l’Ombre avait pris mon ombre par la main et la courait là-bas devant, alors j’ai sillonné entre les allées de méli-méla et j’ai traversé plusieurs escaliers. Il y eut un étage qui cognait la senteur des habits, un autre c’était les livres, on s’arrête à celui des livres. Les biblios s’élevaient hautes et altières, avec des échelles qui jalonnaient les rayonnages et ce souffle qui enfle-s’ébrouait au fond des couloirs. L’Ombre ne me guidait plus, ni même Léon. Ils étaient juste là à m’observer, attendant que j’agisse, et ils voulaient quoi, que je trouve le métamorphe au beau milieu de ces livres par milliers ?

Il est ici… Quelque part… Je le sens, même si je ne sais pas exactement où…

Oh ! Parce que l’Ombre n’en a aucune idée, aussi ? L’excellente nouvelle !

Je l’ai vu l’autre jour, il le tenait entre ses mains…

Qui ça, il ?

Aucune réponse. Ma soupirette. Une main dans les cheveux, l’effleurée ma boucle d’oreille. Je les regarde encore un instant, espérant un indice au moins, mais non, que nenni ! Rien que leur ignorance, leurs expectatives, et l’impression qu’ils s’estompent dans la sombreur. Je m’avance finalement en grince-mâchoire, épuisé par avance de tous ces rayonnages à arpenter. Première allée et. figé je. suis.

Là-bas, affalé dans un fauteuil mauve, un homme aux cheveux grisonnants faisait roupille. Une minette de lanterne, à la lumia chavirante, rougeoyait la moitié de son corps grêle et petit, recroqueville et raplaplette. Sa tête, renversée à l’arrière, lui donnera une sacrée torticolle au réveil. Bouche grande ouverte. Fin ronflement. Livre ouvert sur les genoux. Je me détends. Souris même. Peu de chances qu’il se réveille, me suffit de glissader suffisamment silencia entre les livres. Et même s’il me surprend là, ok imaginons ! Ce n’est pas lui qui va me tordre le cou à me demander ce que je navigue là, n’est-il pas ? Alors je m’en suis parti. Flotti-flottant dans la grise balayure, ma main frôlant rangées et infinité de reliures au cuir strié.

Je ne crois pas que je cherchais, pas vraiment, un titre parmi tous ces titres. Je crois j’essayais plutôt de ressentir l’âme des livres avec mon pouvoir d’empathe. Voir si là-dedans, une émotion particulièrement forte se dégagerait, m’inspirerait suffisamment pour m’indiquer que ce bouquiné-ci était le fameux métamorphe. Parce que s’il a le pouvoir de donner à lire ce qu’on souhaite lire le plus fort, il doit bien se dégager de lui une énergie particulière, non ? Ainsi, pendant plus d’une demi-heure, j’ai erré en déliré, accueillant les rumeurs des livres avec sérénisourire. J’ouvrais certains ouvrages qui m’intriguaient, comme celui-làp ! au titre à demi-effacé, celui-l’autre aux mots d’une langue étrangère, celui-ci à l’alphabet runique. J’ouvrais je les fermais. Ils étaient des nuages de poussière dorée et en savaient davantage sur moi, sur le monde, que moi j’en savais sur eux. L’effroyée alors comme je voulais m’asseoir, tout manger les mots, mais la présence du brocanteur me gênait, bien qu’il dormait à poings fermés et que j’aurais pu danser à ses côtés qu’il ne se serait pas réveillé.

Soudain. C’est tombé. Un livre. Là-bas au bout de la rangée. Sans que je le touche ni rien. Mon battement de coeur raté. Sueurs froides. Ce n’était ni Léon ni l’Ombre, ils sont derrière moi, alors qui… qui qui ? Un deuxième juste en face : blam ! Je sursaute, espère de tout coeur que ça ne va pas réveiller l’ensommeillé. Pulsé à la peur je recule lorsqu’un troisième croule et qu’un cumulus de poussière se propulse là-bas devant, comme si on avait soufflé sur le parquet et qu’on dégageait un chemin de propreté devant moi. Ma respir’ qu’on aspire, je suis en délire ou quoi et je ne comprends rien. Je dois fuir je ne devrions pas, et je… et nous… la stupeur initiale passe.

Cette brise qui bruisse toujours plus dans les couloirs de savoir, elle a un quelque chose de bleu, de marin et de rassurant. Une saveur qui me donne l’envie d’avancer là où les livres sont tombés, là où les grises particules se sont envolées. Je fais un pas et –

La Brocante s’éveille…

– interloqué je vif une tournée de corps pour observer l’Ombre, Léon. Ils sont restés derrière moi. S’effacent dans l’ombrumaille de l’endroit. Comment ça, la Brocante s’éveille ? Et pourquoi tu l’as dit comme ça, avec cette rocaille habituelle mais un ronron de crainte en plus ? Et tu t’estompes, et Léon s’estompe, sans disparaître complètement. Au-dessus de nous, les ampoules se balancent, et clignent, clignent, comme une paupière qui s’ouvre et se ferme. Un autre livre dégringole là-bas derrière. Et je me tourne et j’observe ce qu’il se passe. Coeur en cascadé. Contre toute attente, je finis par m’avancer, aspiré par ce souffle qui m’appelle là-bas. Là-bas où s’agite la lumière et tombent les bouquins et s’envole la poussière et crépite le bois. L’Ombre avait raison : la Brocante murmurissait. Elle me guidait où je devais me rendre, s’exprimant à travers le froufrou des papiers et tout le reste de ses entrailles à elle. Vers le métamorphe peut-être elle m’emmenait ? Vers… pardon le vieillard ??

Il y dort encore. Son fauteuil. La poussière qui tourne et tournitourne à ses pieds, lente et patinante, et sa lanterne qui flambe plus fort que toutes les autres lampoules de l’étage. Ma gorge-déglutissée et je m’en allâmes près de lui, aussi troublé que silencia, avant de m’agenouiller juste devant lui. L’homme était en chaussettes, portait un pantalon de costume, une chemise claire et un gilet beige. L’ensemble de ses vêtements était défraichi, vieillot, mais quand j’ai relevé la tête et observé plus attentivé son visage, j’ai vu, malgré un monocle qui clipsait son oeil, qu’il n’était pas si vieux. À peine quelques ridules au coin des yeux, près des lèvres où gisent des miettes, ou encore là, au milieu du front. Je lui donnais la cinquantaine, peut-être plus peut-être moins, c’était dur à dire, en fait plus je regardais, plus j’en savais rien. Il faisait partie de ces personnes impossibles à âger. Et puis sur la pommette, soudain ici : une cicatrice comme une brûlure, en forme de vague. Une cicatrice qui ressemble fortement au symbole de l’Onde. Quoi est-ce possible ? Qu’il en vienne ? Mais pourquoi se marquer ainsi, ne serait-ce pas la pire chose à faire si l’on veut rester discrétion ? Je ne comprenais pas, pas…

J’ai rive-regard-dévié. J’ai observé ce livre ouvert sur ses genoux, ces mains qui le recouvrent. Ma pincée-lèvres. Est-ce que c’est… et si je… j’ose ? Nous croyâtes que j’osère ? La réponse est oui ça y est moi j’osa, j’y alla. Glisser mes doigts sous les siens. Les déplacer en délicatesse. Tirer l’ouvrage hors de ses mains. Et soudain je l’avais, là, et je sus, au moment où je le frôlai de ma peau, que c’était le métamorphe. Il chantait à l’intérieur, il chantait la Mer et l’ancrage des mots essentiels. Petit mais pas moins lourd. Ancestral, comme le manuscrit des premiers jours, mais pas moins vigoureux. Ça grouillait sous mes doigts, je voulais l’ouvrir là tout de suite ! J’ai d’abord guetté une réaction chez le brocanteur. Un tressautement de paupières, une respiration plus rapide, une bouche qui se ferme ou que sais-je ? Mais non, rien. Rien que son doux ronflement. Est-ce qu’il serait pas Eurythméen ? De ce que m’ont raconté Michio et Séphora, nous tirer du sommeil est quasi tâche impossible, tant notre conscience est accaparée par la vie qu’on mène là-bas. Bon, je ne vais pas me plaindre, ou bien ?

Je me suis assis juste en face de lui, en totale insouciance, excitation aussi. Léon s’est installé à mes côtés. J’allais ouvrir l’ouvrage lorsque l’Ombre s’est élevée derrière moi. Imposante présence. Elle a enveloppé mes épaules, je suis devenu crispature. Ses mains d’habitude si cajolantes étaient cette fois dures, sévères. Froides, elles ont glissé le long de mes bras et ma peau a picoté le malaise. J’en étais souffle-coupé et je n’arrivais plus à bouger. Ça s’est dirigé vers le bouquin, ça allait l’ouvrir, tout à ma place, sans que je n’y comprenne rien. N’était-ce pas elle qui voulait que je le lise ? Pourquoi avais-je la furieuse impression que, maintenant que je l’avais trouvé, elle voulait le récupérer pour elle ? Effaré, impuissant, je la voyais s’emparer du manuscrit à ma place, lorsque le canapé a fait une subite embardée sur la droite. Comme ça, vlam ! contre le mur.

Je n’ai pas compris. J’ai perdu l’équilibre, ça a fait un boucan d’enfer, vibré ma tête. Le livre est tombé, l’Ombre s’est jetée dessus et moi, sans savoir d’où ce réflexe me sortait, j’ai eu un mouvement similaire. Je le voulais pour moi, rien que pour MOI, et elle non surtout pas ELLE. Du canapé, ma jambe s’est élancée, mon pied s’est abattu sur le métamorphe. L’Ombre le tirait, je résistais. Puis je le traîne le ramène me baisse le prend avec ma main valide, le presse contre ma poitrine. Attitude protectrice. Ça a sifflé quelque chose comme de la rage. J’ai frissonné, j’étais debout je me suis reculé tandis que l’Ombre s’élevait, noire et informe, ressemblant vaguement à une silhouette humaine. Sa présence m’avait toujours apaisé jusqu’à présent, mais soudain elle n’avait plus rien d’envoûtant. Sa caresse et son cajolant étaient partis pour être remplacés par de l’avide brutalité, et cette… et cette… L’Ombre s’allongeait, encore et encore, me susurrant que je lui donne le métamorphe. Mais pourquoi le voulait-elle pour elle ? Pourquoi… pourquoi… et sans savoir d’où ça m’est venu, ou alors si, c’était un flash provenant de la boussole, une image de Nuidex a fusé dans ma tête, accompagnée des mots de Siloé qui affirmait que la Crypte et Nuidex étaient oubliés des néonaïens même. Et quoi est-ce que l’Ombre elle-même ne sait pas où est ce livre qui contenait tous les vivèmes naïens datant de la Belle Guerre, est-ce qu’elle veut le récupérer à travers le métamorphe, feuilleter une copie du moins, est-ce que –

Les degrés avaient chuté. Mon souffle fumait en accéléré. Il faisait presque nuit tant les lumières s’étaient assombries, et c’est un tableau, là-bas, à la brusque penchée, qui me rappelle que la Brocante est encore là. Vibrante. Elle m’avait guidé jusqu’au métamorphe, elle avait embardé le canapé, sûrement qu’elle continue de me guider pour que j’échappe à l’Ombre. Alors je m’élance où penche le tableau. Je passe devant l’Ombre et ce fauteuil où pardon ? l’homme aux cheveux blancs n’est plus. À terre je guette la poussière qui se dégage et me montre le bon chemin. Ça me conduit vers l’escalier. Je montais quatre à quatre les marches grinçantes, en colimaçon, lorsque des mains glacées se sont emparées de mes chevilles et m’ont tiré en bas. D’un réflexe inouï, je lâche le livre, lance mon bras valide en avant, l’autre étant en écharpe. Ça rattrape mon corps mais pas complètement je croule mon poignet AÏE et mon menton se mange les marches, et puis ça hurle sous le plâtre. Je crie, on me tire, mon corps percute chacune des marches de ce putain d’escalier, ça me rafle tout, tout. Alors je me demande quand j’aurai fini d’être blessé, et ce manque de chance ça me fait bien marrer. J’atterris en bas le menton en sang, le bras qui HURLE, le reste AUSSI, ça pointille du noir et de la brume tout partout. Je veux me dégager de l’emprise de l’Ombre mais elle me recouvre toute entière maintenant. Couchée sur moi, elle me glace, m’ankylose au bleu tous les membres devenus frigides. Et puis ça essaie, je crois, je ne sais pas, de se faufiler dans ma tête, avec ces voix qui montent et résonnent dans tout le crâne, exactement comme celles qui chantent dans la boussole, NAÏA NAÏA NAÏA, je me débattais, RAMÈNE AUX RÊVES NA!A ÉTERNELLE, rien n’y faisait.

Dans toute ma souffrance, tout ce que j’avais mal les VOIX les OS, j’ai soudain entraperçu une silhouette balancer quelque chose sur moi. Je ne sais quoi, comme un bloc de poussière ou des cendres ou du sable ou d’autres particules. L’Ombre a sifflé. Gémissement de souffrance, chuintant et strident. Elle a aussitôt glissé loin de mon corps. Je ne comprenais pas, il y a juste eu quelqu’un qui m’a pris le bras, m’a relevé de force en me criant :

— Viens, vite !

On m’a guidé, tiré en haut. Le vieillard avait une énergie étonnante. Clopi-clopant je le suivais. On est montés, vite vite toutes les marches de ce putain d’escalier, et lorsqu’on est arrivés en haut, le vieillard a ouvert une porte, on est passés, il l’a fermée, et je voulais hurler de rire parce que s’il pense que les ombres ça traverse pas les portes !! Mais alors… mais alors… bon sang. C’est vrai que tout est plus doux. Comme un vent-caresse, et que rien nous suit. L’étage ce dernier étage de la Brocante, je le sentais jusqu’au fond du ventre, c’était un endroit à part, en suspension, qui empêche les trucs malveillants d’entrer et tout ça c’était la Brocante qui nous protège. Et même pas envie de me poser plus de questions que ça. Je suis juste là encore en vie et une massue de lassitude me frappe la tête. Je m’assieds à terre. Presse une manche contre mon menton qui saigne. Maudis mon bras cassé qui s’est peut-être re-cassé. Injurie mon poignet qui enfle et RAH! pourquoi BORDEL j’ai l’ossature aussi fine fragile mais MERDE !? J’éclate en sanglots et c’est la fatigue la douleur la colère l’incompréhension la douleur et j’en ai juste marre marre MARRE la douleur mon nez coule à la disgrâce je renifle je pleure encore, NAÏA NA!A, et quand le vieillard se penche à mes côtés en me demandant si tout va bien, je n’ai qu’une seule réaction c’est celle d’exploser de rire AHAHA et je ris je ris méchamment je ricane et je dis bien sûr que tout va bien ! Bientôt je meurs mais no souci, le monde et sa folie continueront très bien à tourNer sAns moI et çA sera pour du mieux-mieux les gens. Du MIEUX-MIEUX vous dis-je !!

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