31 | L'Onde (1/2)

Notes de l’auteur : Chapitre mis à jour le 27 juin 2024.

JULES.

Tous ils fixaient Jules, droite sur sa chaise, et tous ils s’sont présentés. Assise au bureau, c’était Rosalia Luz et son accent español. Debout à droite, c’était Angéline et son crâne moitié-rasé. Debout à gauche, c’était Milan Héliodore et son corps-graciosité. Rosalia l’a précisé qu’elle-même pis Angie font partie de l’Ombilic, qu’il y a trois autres guignols qui sont d’dans mais que manque d’pot, cette nuit l’y pouvaient pas venir. Et moi face à ça j’reste de marbre, j’savais pas qui j’allais rencontrer en v’nant ici mais j’me doutais que ça allait pas être des stupiots larbins. Rosalia ajoute : Milan s’il est là, c’est pask’ à l’Onde il participe à c’grand projet qui m’concerne tout ça, en plus il est l’frérot d’Angéline et ces deux c’est terrible, on a beau leur dire, ils s’racontent d’toute façon tout. Donc bon… D’ailleurs, en parlant d’machins à divulguer et pas divulguer, eux l’y veulent que les choses qui vont s’bavardager ici, ça quitte pas la pièce. Jumpanthère insiste : j’dois secréter, rien dire à personne.

Ça m’a tout d’suite marrée l’coeur des rigolées. Bewé, genre quoi ! Comme si j’allais seulement motus-et-bouche-cousue quand j’reviendrai à la Brocante ! Le hic, les trois gaillardés l’y prennent leurs précautions : Angéline a enlevé un collier et Rosalia l’a expliqué que pour s’assurer d’notre silence à tous, on allait tous enfermer une idéelle d’promesse-j’dirai-rien là-d’dans et que si jam’ on la brise, Angéline l’saura tout d’suite et alors ça risque d’barder très fort.

Attadez quoi ?! C’est possible ça ?!! Ahurie, la bouche mi-l’ouverte, Jules a alors vu Rosalia pis Angéline pis Milan s’passer l’collier à tour d’rôle, s’faire concentration, pis prononcer à voix haute qu’eux ils promessent d’garder tout ça pour l’eux. À chaque fois, un nuage d’poussière doré s’est échappé d’leur bouche pour voliter et s’ficher dans l’bijouille. Ensuite, Milan s’est approch’croupillé d’vant Jules. Il a tendu son bras, Jules s’est emparée d’la breloque. Lourd, ça l’était tellement lourd alors que c’était juste une chaîne dor’ouillée et un pendentif trop-l’erk! la pierre rubis du siècle d’avant. Tetchu comme ça doit lui tordre l’cou d’porter un bidule pareil à l’Angéline ! Et moi surtout ça m’a trop l’oragée : primo j’aurais aimé savoir c’qu’il s’y cache mais évidam’s, c’est une gemme à maître. Toutes les promesses et ces aut’ trucs que crâne-rasé fourre là-d’dans, elle est la seule à l’avoir l’accès. Deuxio : d’où on m’impose des trucs comme ça ?! Non mais oh ¡!¿

Grimace que j’boude, j’lève le visage, croise son r’gard à elle. Angéline. Il était nuit-nébuleuse, insondable, et son port d’tête était superbe : un menton levé et un cou qui fino-s’allonge manière-j’girafe. Bras tatoo-croisés. Jambes bien campées. C’était une posture à la Océanette et ça m’a fiché une sacrée flippe, même si j’ai rien montré. D’toute façon, la peur a très vite été noyée par ma rage-au-ventre tellement j’brûlais d’avoir un engagement à t’nir avec c’serment et qu’en plus il encaquait que moi. C’est vrai quoi ! Eux ils peuvent tout briser que ça aurait aucune répercussion sur eux, en plus ce s’rait sans que j’en sache jamais rien, et… oh ! Oh… Jules l’a souri. Et ricassé. Fierté mesquine. D’un mouv’ extra souple, trop l’assuré, Jules lance son béret sur l’bureau en disant qu’ils doivent faire pareil avec ma toque sinon Jules ? Bah Jules elle promettra rien. Bim. V’là comme ça.

Ça leur a bouché un sacré coin. Enfin, surtout à Rosalia qui l’a ouvert d’gros yeux. Tatoo-nana l’est restée impavide et Milan l’a dessiné une rel’vée d’lèvres, comme s’il était fier que Jules s’laisse pas faire comme ça. C’est d’ailleurs lui qui a promis l’premier dans son béret, pis c’était Angéline. La spirit-au-bureau l’a bien été obligée d’suivre le mouvement. Et quand, extra crâneuse d’les avoir piégés à leur propre jeu, Jules a récup’ sa casquette, elle a tout contrôlé et c’était tout bien pask’ l’y avait bien trois promesses là-d’dans. J’savais pas comment j’le savais. J’le savais, c’est tout. Alors j’ai repris l’joyau d’Angie qui l’est resté aussi moche et j’ai promis moi aussi.

Lorsque tout ça c’était fini, Rosalia a posé ses coudes sur l’bureau. La voix bourdonnante d’force, elle a dit :

— Bon, Jules… Avant de commencer, quelques mots sur l’intervention d’Eustache… Nous espérons sincèrement que tu ne prendras pas ses mots pour argent comptant. Sa frustration le conduit à remettre en question notre manière de fonctionner et le bien-fondé de nos actions, ce qui est légitime, car il ne sait pas tout, mais garde bien en tête que ce n’est pas pour rien si nous gardons certaines informations pour nous. Toutes les divulguer pourrait conduire à l’anéantissement du mouvement. Il faut qu’il réapprenne à nous faire confiance et espérons que tu sauras faire preuve d’un peu plus de bon sens que lui.

Et mes fesses tu veux les manger en charcuterie ou en bifteck ? Non mais oh, si tu crois que j’vais t’confiancer après juste trois mots ! Comme j’silençais le r’gard archi noir, Panthalia a souri empruntée et repris :

— Ensuite… On a longuement réfléchi sur la forme que prendrait cet entretien, mais il y a tellement de choses à dire qu’on ne savait pas par quel bout commencer. Sans parler du fait qu’on ne connait pas l’étendue de ton savoir quant à certains événements, personnes ou concepts. Aussi on s’est dit qu’on te laisserait la parole, poser les questions que tu souhaites.

J’grugne dedans. J’renifle bruyo. Sérieux ? Les tapettes qui l’y veulent pas s’mouiller quoi ! En plus, ça veut s’mettre Juliot dans la poche à instaurer un climat d’confiance ou j’sais pas trop, genre tavu-j’écoute-c’que-t’as-à-dire-et-démander. Machin blabla-ragnagna mais ouèche ! Et tiens, un autre « en plus » : l’y veulent que j’parle toute seule comme ça j’trahis c’que j’sais ou j’sais pas, et eux l’y erreurent pas à m’parler d’un truc qu’ils pensaient que j’savais et qu’en fait non et qu’ils auraient pu profiter d’ce non. Donc ça m’orage tout ça. Tempêteusement.

J’vais protester et dire nan, à vous la parolée ! lorsque subito, j’me souviens du type érudiot dans l’dico-codex. Lui y disait qu’la meilleure façon qu’il existe pour vaincre l’ennemi, c’est d’le connaître à fond les ballons. Ça m’revoit mon attitude. Au lieu d’criarder qu’ils causent comme ils l’entendent, j’agis plus futée. Calmo, j’impose l’sujet :

— Parlez-moi d’vous. Parlez-moi de l’Onde.

J’crois Milan l’a compris ma démarche puisqu’encore l’y sourit, cette fois beaucoup plus franchement. Bling-bling-bijou croise ses doigts entre eux, m’fixo en faisant une étrange boule avec sa bouche, d’côté comme l’y ça. Elle réfléchit pis alors dit d’accord même si elle pensait que j’aurais d’abord des questions sur l’Eurythmie ou l’Pandémonium ou Naïa ou les vivèmes ou le Flux ou la Poétique – j’la coupe en râlant archi. J’gronchonne que ça va, j’connais tout ça. Et pis oh ! Stop au bout d’un moment !? Nana-panthéra l’est bien sympa mais trop contradictoire à m’dire que j’dirige l’entretien et en fait c’est quand même elle. Que j’croise les bras en fronçant l’nez.

Milan ça l’rigole ma réac’. Rosalia ses lèvres pleines font un ‘légant sourire, même si ses yeux restent sérieux, voire mélancolico ? Et Angéline ça l’indiffère assez tout ça. Marchant les jambes un peu écartées, elle s’rend à la f’nêtre, l’ouvre s’adosse contre l’mur, tout en sortant une cigarette qu’elle grésill’luo dans la nuit. Pis comme ça elle fume, une strie d’lune coupant sa joue. Les cendres c’est son bras qui les balance dehors avec toute la nonchalance du monde, et toute sa hautainerie c’est dans sa tête qui s’renverse en arrière, fume au plafond, sans plus m’regarder, sans rien dire non plus. Ça m’frissonne tout son être. Nan, ça me frissofascine, encore plus lorsque sorti d’nulle part, elle y pense à un truc qui la fait sourire, en catimini-malice. Bouche peinto-noir. Sa mèche brune lui tombe sur l’oeil. Cette dame c’est comme si elle était en fuite mais juste d’vant vous et qu’elle avait pas b’soin d’être corps-ailleurs pour frôler l’horizon. Pis soudain, ça m’tire d’ma contempl’ quand Esmeralda non Rosalia elle y commence son explicassion en disant que si jam’ je comprends pas un truc, ou connais pas une personne, je l’arrête. Je hoche la tête. Elle hoche la sienne. Pis reprend :

— L’Onde est née d’un rêve. D’un rêve de trois enfants : Noée Elévie, Jules Orion et Léon Ariel. Noée était la fille d’Océane, Jules et Léon étaient ces deux frères orphelins et porte-chaos que Céleste et Océane avaient recueillis. Ensemble, elles les ont élevés et voulaient faire d’eux les prochains héritiers du Pandémonium, s’assurer de la pérennité du mivage. Cela passait par emprunter une voie particulière au sein du Flux, ce flot d’idéelles recouvrant le monde. Vois-tu, la Poétique, qui est cette pratique d’explorer le Flux, existe depuis des millénaires. Avant la Grande Correction, n’importe qui pouvait s’y adonner, même si ce n’était pas vraiment réglementé et que chacun l’expérimentait à sa manière.  Océane et Céleste ont changé cela en ouvrant une voie au sein du Flux, qu’elles ont nommé la Voie du Fléau et qui permettait non seulement d’interpréter des idéelles ou des effréelles, mais de les commander. C’est ainsi qu’elles ont forcé leur Anima à entrer dans la tête des gens et changer leurs vivèmes. Et c’est précisément cette voie qu’elles voulaient que leurs enfants empruntent. Elles voulaient faire d’eux des « maîtres-Naïens », des fidèles ayant suffisamment parcouru la Voie du Fléau pour animer leur vivème, dominer leur Anima, participer à l’accroissement de l’armée naïenne en altérant l’identité des eurythméens. Océane et Céleste étaient exigeantes avec leurs enfants, trop sûrement, mais à force d’être assommés de philosophie naïenne, les trois enfants se sont mis à espérer autre chose, entrevoir une autre Voie que celle qu’on traçait pour eux. Ils rêvaient… et rêvaient… d’un mivage nouveau, qu’ils avaient nommé « Achronie ». Nombreux sont les dessins qui ont été retrouvés et qui le représentent. C’était la Mer, la plage, une maison en bois, beaucoup d’animaux fantastiques et un ciel, toujours clair, qui ne connaissait jamais la nuit.

Rosalia s’tait un court instant, m’darde d’son regard noir, avec ses mains qui forment un triangle d’vant elle. Moi j’me suis tortillantée sur la chaise. Gneh. Jusqu’à quel point Jaguaria connait toute la version de l’histoire, avec les Absolus tout ça ? Comme quoi Célocéane l’a fait un pas en plus en voulant que Noée pis Léon pis Jules s’transparent pour changer eux-mêmes les vivèmes, en tant qu’humain-idéelle ?? Et pas avec leur Anima, soit disant que ça l’est plus efficace et rapidos ?

— Ce qu’il faut bien que tu comprennes, c’est que rêver de ce mivage était la seule chose qui leur permettait de garder la tête hors de l’eau. Ni Céleste ni Océane étaient des personnes simples à fréquenter, encore moins étaient-elles saines. Et c’est sans parler de leurs Animas ! Ils étaient… pires qu’elles, leur version en plus extrême. Ce qui fait sens : un Anima ne se trahit pas, vois-tu, il sait ce qu’il veut et n’est que rarement freiné par des émotions humaines telles que le doute, la peur, le déni, l’indécision, l’empathie. Il est la version de son maître en plus authentique, et c’est dans la « pureté » de l’Anima que se dévoile la part sombre du maître avec d’autant plus de vérité et violence. C’est par ailleurs la faute aux Animas si la famille s’est fragmentée et qu’Elévie et Orion ont fini par se détacher de Naïa.

— Leur faute ? tiqué-je. Qu’est-ce qu’ils ont fait ?

— C’est surtout l’Anima d’Océane qui a déraillé…

Panthéra croise ses doigts, réfléchit un instant en boulant sa bouche d’côté, pis continue :

— On pourrait parler de long en large d’Océane mais s’il y a bien deux choses qui la caractérisaient, c’était son insubordination et son imprévisibilité. Son Anima a hérité de ces traits-là, forcément, si bien qu’Océane elle-même n’arrivait pas à le contrôler malgré son avancée dans la Voie du Fléau. Il lui appartenait toujours, certes, mais il était autonome et parvenait à s’éloigner d’elle, parfois pendant plusieurs heures, sur une distance de plusieurs kilomètres. C’était souvent pour musarder en ville, tourmenter les gens, changer leur vivème si ça lui chantait. Sa logique n’était pas forcément celle de la vengeance, comme pour Céleste ou son Anima. Il agissait davantage comme bon lui semblait, sans réelle cohérence. Dans la rue, personne ne le voyait mais tout le monde était susceptible de l’entendre. C’était un thème, toujours le même, joué au violoncelle, qui bruissait aux oreilles des citadins choisis pour cible.

J’pâlisson gueule-d’paillasson. L’vio’, l’vio’… un thème comme la musique qui l’était dans l’vio’ ¿¿? Celui que j’ai entendu la première fois que j’suis entrée à la Brocante, quand j’ai touché l’instru’, et que d’ailleurs j’avais même réussi à rejouer l’demain d’après et qui qui… m’était extra familière… et qui… fichtre qui…

— On le surnommait le Chant du Fléau ou l’Echo de Naïa – Ekho à force.

— Attadez, atta… L’vivème ça s’change en une fois ou… ? Genre on entend la p’tite mélodie et hop ! on est tout transformés de l’intérieur ?

— Oh non ! Déjà, entendre la mélodie ne signifie pas forcément qu’Ekho va changer ton vivème, même si c’est un bon indicateur. Ensuite, c’est plus insidieux que ça. Ça se fait lentement : on commence par faire pointer une émotion ou pensée dérangeante, quelque chose qui ronge la personne de l’intérieur jusqu’à prendre toute la place. Pendant toute la période où la victime cogite ses sombres pensées, l’Anima lui rend visite à plusieurs reprises, intensifie tel ou tel trouble, névrose, traumatisme, conflit interne. Il la surveille, la manipule, guette cet instant où elle s’apprête à atteindre un point de rupture. Alors, il met une pression supplémentaire, sa proie entre dans une sorte de transe et –

— Et ses yeux virent au noir et autour d’elle l’y a une effréelle que tout l’monde voit, complété-je à sa place.

Ça m’souvient bien les choses. J’revois l’monsieur aux rats, juste avant qu’on m’emprisonne dans la salle des viroirs. J’revois l’dame dans son lit, entourée d’terriblobscurié après que j’ai funambulé. Eux aussi ça les souvient bien, les Ondés, puisqu’ils hochent la tête (enfin sauf miss-j’fume-j’fais-genre-j’vous-écoute-pas). Rosalia continue l’exposé :

— Pour tout t’avouer, on ne comprend pas pourquoi ça se manifeste comme ça. Est-ce que ces effréelles sont une phobie particulièrement ancrée chez la victime et l’Anima utilise cette peur pour la faire flancher ? Ou est-ce que, plus brutalement, l’Anima lui fait voir une chose qui suscite l’horreur, l’impression d’être dans un état de démence, de quoi affaiblir son esprit ? Parce qu’enfin : on a recelé une effréelle sous la forme d’une pluie acide, sombre, comme une pluie de sang, et on ne sait pas dans quelle mesure elle pourrait représenter une phobie…

Rosali-des-bijoux-dorés soupire, s’empare d’un stylo qu’elle clicliclic. Reprend :

— Quoiqu’il en soit : oui, quand une effréelle d’une telle envergure paraît, la victime est dans ce qu’on a appelé sa phase « terminale ». Il ne reste que peu de temps avant qu’on ne change définitivement son vivème.

J’mords-jouille, glisse des mains trembrouilles entre mes finasses d’cuisses gerbouilles.

— Et combien d’temps ça dure, tout l’temps avant qu’on y arrive à… heh, la phase terminale-là ?

— Trois jours ? Des semaines, des mois ? Des… années ? Tout le monde possède un point de rupture, chacun l’atteint à un rythme différent, s’il l’atteint un jour.

La mélo’ du vio’ l’était si belle et si triste, ça fait bientôt un mois que j’l’ai entendue. Mais p’t-être en fait ça a commencé avant. P-t’être que si ça m’était aussi familier, c’est pask’ Ekho m’chanson ça d’puis qu’elle m’est apparue à mes douze piges et que j’oubliais les notes ou j’sais pas trop ? P’t-être ça fait 3 ans que j’cauchemarde et migraine et solitaire et vomis ma grogne avec tout c’mal-vie à la place de… d’la vie et tout ça c’est à cause d’elle, à cause qu’elle veut me… me…

— Jules, Ekho ne changera pas ton vivème.

J’sursaute. Pis avec ma manche j’sèche mes yeux-mer comme jamais j’les ai séchés, c’est tellement la violence que j’me briserais l’nez. Et qu’est-ce qu’ils en savent, hein ???? QU’EST-CE QU’ILS EN SAVENT ? J’reNifLe.

— Peut-être que tu as déjà entendu cet air au violoncelle, poursuit Rosalia, comme Ekho te suit partout où tu vas. Ça ferait même sens, mais encore une fois : ça ne signifie rien. Elle peut essayer de te convaincre de la rejoindre sans avoir recours à une telle extrémité.

— Vous en savez que dalle.

— C’était une règle. Une règle que s’étaient donnée Céleste et Océane : interdiction de changer le vivème de leurs enfants et de tous ceux qui hériteraient de leurs Animas.

— Wow, nargué-je. Alors ça c’est trop l’sympa. Pourquoi ?

— Modifier le vivème d’une personne laisse ses séquelles, Jules. L’âme en ressort avec un quelque chose de brisé, même si le vivème est remplacé par une phrase particulièrement puissante. Je suppose que Céleste et Océane ne voulaient pas ça pour leurs enfants.

— Comme si elles f’saient ça par amour pour eux…

— Sincèrement ? Je pense qu’elles les aimaient, oui.

Mon rire d’abord c’est minus, juste un ronflement d’gorge, pis comme ça il grossit et grossit et bientôt ça s’arrête plus mon hystérie sauf quand Milan relève :

— Aimer ne veut pas forcément dire bien aimer.

et qu’alors j’m’étrangle dans mon rire graisseux à cause que jamax dans ma vie j’ai entendu un truc plus vrai que tout ça. J’toussotte, j’me calme, les joues honteuses à la rougiole, j’béret-tourne entre mes mains. Blousi’serrée ajoute encore, avec impériance :

— Ekho ne va pas changer ton vivème parce qu’elle a bien vu ce qu’il se passe quand il lui est interdit de le faire sur certaines personnes et qu’elle le fait quand même. Ça dégénère, crée plus de scissions que ça ne résout les problèmes.

Ticotacoticotac l’pendule, l’bzzzette la mouche, clicliclic l’stylo d’Rosalia pendant que ça silence et que ma migraine  recommence à l’toctoctoc. Fait chaud-bouillasse, j’sèche mes tempes suées d’grosses gouttes.

— Elle a changé l’vivème duquel des trois ? soupiré-je.

— Léon Ariel.

Soulage que j’suis à cause que c’est pas Noée.

— On ne sait pas tellement pourquoi lui et pas Jules ou Noée, continue spirite-boudinée. La rumeur court qu’il était celui qui rêvait le plus d’Achronie et que c’était vécu comme une trahison de la part d’Océane, Céleste, et leurs Animas. Un jour, Ekho ne l’a plus supporté, elle s’en est prise à Léon. D’enfant jovial, optimiste, qui ne voulait rien d’autre sinon un peu d’équité, il a commencé à voir le mal partout, considérant le monde pourri jusqu’à l’os et qu’il fallait venger tous les oppressés. À l’oubli Achronie ! Il voulait être maître-Naïen, celui qui, jusqu’au bout, galvaniserait le Pandémonium en changeant le vivème des eurythméens, garantirait un monde prônant le chaos et l’extrême liberté du peuple.

Son stylo à Rosalia a cessé de cliquetiquer un court instant.

— Je ne sais pas quel était son nouveau vivème, une chose toutefois est sûre : Ekho lui avait ôté toute humanité. Tellement d’atrocités commises au nom d’un idéal de justice… C’était d’autant plus glaçant qu’il n’était qu’un enfant et qu’il ne prenait pas la mesure des conséquences de ses actes. Il voyait tout ceci sous l’angle du jeu, ne comprenait pas ce que signifiait vraiment la mort. Noée et Jules forcément ont commencé à le craindre, ce qui l’a conduit à se renfermer plus encore dans sa solitude et sa démence. Et il riait, il apportait la souffrance partout où il allait et il ne cessait jamais de rire. C’était comme si une part de lui était restée bloquée dans ce qu’il était avant, un enfant innocent, et qu’il luttait à ne pas s’oublier complètement. À moins qu’il désirait retourner à un moment de vie pourtant révolu ? Bon… Tu comprends mieux, Jules ? Voilà ce qu’il se passe quand on change le vivème d’une personne : une partie de son âme meurt, une autre vit encore, difficilement mais ça survit encore. Et ça crée des gens qui dissonent de l’intérieur. Vous leur parlez et vous sentez que quelque chose en eux n’est pas normal.

J’déglutissée. J’ai explosé ma joue si fort d’sang. Rosalia a ensuite pris l’temps d’rattacher son foulard dans ses énormes ch’veux des frisottis. Bouche-noire a fumé une nouvelle cigarette. Et ‘sieur-queue-d’cheval a changé d’place. Il s’est avancé et s’est assis sur l’bureau, exact’ comme Cali’ avant, mais avec infinie plus d’gracieusté, et fixait Jules avec concerne. Il disait rien, il laissait Esmeralda tout parler. D’ailleurs, la voilà qui poursuit :

— Quand Céleste a compris ce qu’Ekho avait fait, elle est entrée dans une rage folle contre Océane. Elle les a bannies du Pandémonium et de la Crypte, ce lieu qui était le Quartier Général naïen et où de nombreux porte-chaos se réfugiaient. Noée et Jules, de leur côté, ont pris peur et ont fui. Ils étaient à peine âgés de sept et neuf ans, Céleste les a vite retrouvés. Si elle a ramené Jules, on raconte qu’elle a laissé Noée dans une famille eurythméenne pour se venger d’Océane… Ce qui fût l’une de ses plus grandes erreurs ? Puisque malgré ses précautions pour faire oublier à Noée l’emplacement du berceau naïen, c’est la gamine qui, plus tard, a ramené des agents de l’O.V.E.A. à la Crypte et entraîné sa destruction. Enfin bon… Océane, quant à elle, a tant haï Ekho qu’elle s’est définitivement dissociée d’elle. Et si Ekho a désiré se racheter, étant plus fidèle à Naïa que jamais, ce n’était pas le cas d’Océane.

Famille eurythméenne ? Et si c’était ça là Jawad ? La tapotée d’stylo reprend et ma chaise grince et Rosalia approfondi l’éclat d’ses yeux noirs et parle subito en archi moins fort et si doux :

— Qu’on s’en étonne ou pas, mais après qu’Ekho a brisé Léon, Océane était comme une rupture à elle-même. Elle n’avait plus la force de lutter et s’est rabattue sur la dernière chose qu’elle connaissait : Achronie. Les enfants disaient de lui qu’il était un lieu sans mémoire, comme un éternel présent où les gens ne seraient entachés par rien. Ni péché, ni regret, ni désir, juste la liberté et la vie à l’état pur. Après tout ce qu’Océane avait vécu, il est sensé qu’elle se soit mise à en rêver.

L’aigu du cri d’ma migraine s’intensifie, j’grimace et j’secoue-tête pis l’y a bling-boudine qui s’allume un truc sur son visage et qu’alors elle ajoute :

— La rumeur affirme que ce sont Noée et Jules qui ont fondé l’Onde, mais c’est faux. C’est Océane. On ne le dit pas parce que cela ferait fuir les gens, or Océane est celle qui a rassemblé en premier ce groupe de personnes, fatiguées de combattre, dont le seul dernier vrai désir était celui de trouver un peu de réconfort. Sauver ces dernières victimes qu’il restait à sauver, comme ces deux gosses, par exemple, à qui on a toujours trop demandé. La lutte avait perdu tout caractère politique, vois-tu ? Achronie, l’Onde, ces deux choses étaient ce qui maintenaient Océane en vie à ses derniers instants. Créer un cocon de consolation, donner quelques instants de répit. Surtout, rendre de l’espoir aux gens. Si Achronie est possible, alors un monde meilleur est possible, et c’était tout ce qui comptait pour elle, à la fin : croire en une éventuelle rédemption, voir de la bonté en l’être humain. Cela l’a amenée à trouver une nouvelle voie au sein du Flux et à composer cette philosophie flomade parlant acceptation humaine, communication, absorption, liberté. C’est cette même voie que nous suivons aujourd’hui et que nous espérons suffisamment arpenter pour trouver Achronie à notre tour.

Ses sourcils s’abaissent quand elle conclue sur un murmure :

— Tu comprends ? Tu vois où je veux en venir ? Même nos pires tyrans se rachètent. Même nos pires tyrans ont besoin de rêver.

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