Il était huit heures passées, le cours de musicologie avait débuté depuis un bon moment. Il s’agissait là d’une matière qui me fascinait tout particulièrement, que je maîtrisais à certains points, mais dans laquelle j’avais encore beaucoup à apprendre. La musique était pour moi un vecteur d’émotions, un langage complexe, et en étudier toutes les coutures afin de le maîtriser était une perspective qui me réjouissait au plus haut point.
Cependant, je ne perdais pas de vue les enjeux de mon entretien avec Satriani… et sans pour autant être anxieuse à l’idée de le rencontrer, je ne pouvais m’empêcher de tout faire pour m’y préparer, de réfléchir et reréfléchir la situation, les informations que j’avais à ma disposition et surtout, la nature de Cool Cat. Je devais le maîtriser à fond si je voulais que mon atout en reste un.
Aussi, je me rendis rapidement compte, en l’activant pendant le cours, qu’il me permettait de me concentrer bien plus efficacement, d’écrire mes notes plus vite et plus proprement que jamais. Même si, en définitive, prendre des notes semblait être superflu, car ce que j’entendais s’imprimait directement et distinctement dans ma mémoire à long terme. Et ce constat me fit me rendre compte d’une chose qui me terrifia… L’être humain est soumis à ses limites. La réussite scolaire, puis professionnelle, est conditionnée par notre capacité à apprendre selon un système, puis à exercer nos connaissances de la bonne manière, tout en ayant la chance de trouver une place. Le talent, les compétences, choses face auxquelles nous ne sommes pas tous égaux, puis la chance, facteur inégal par définition… Et pour moi, tout était terriblement facile. J’étais une « bien née » et j’avais hérité d’un pouvoir hors du commun me facilitant la vie. Et je sentais qu’il était de ma responsabilité de ne pas le garder égoïstement. J’offrirais des opportunités à ceux qui n’en ont jamais eu, j’offrirais la chance de réussir à ceux qui ont échoué, et j’userais de toutes mes forces pour que le monde tourne dans ce sens. Ma détermination était sans faille.
Ainsi, que ce soit l’effet de Cool Cat ou non, j’eus l’impression que mes quatre heures de cours s’écoulèrent rapidement. Et au moment de le dissiper, je n’eus aucun vertige ni aucun gros coup de fatigue. Je commençais à maîtriser l’effort que je pouvais lui demander de fournir, plutôt que de systématiquement le laisser gaspiller mes ressources.
En sortant de la salle de cours, à l’heure du déjeuner, je m’étirais longuement avant d’étouffer un bâillement dans le creux de ma main. Il s’était finalement mis à pleuvoir, et la baie vitrée du couloir offrait un spectacle diluvien, rendu d’autant plus inquiétant par la quasi-absence de lumière du soleil. Même à Londres, en cette même saison, il était rare d’avoir de telles météos.
Décidant de laisser passer le gros de l’averse avant de m’aventurer à la cafeteria, je me dirigeais vers la machine à café la plus proche, visiblement déjà occupée par un énorme tas de pull-overs, de chandails et de bonnets en laine qui, à bien y regarder, s’avéra n’être que Sandra Miraud. Je roulais des yeux, ne pas lui adresser la parole serait fort peu urbain de ma part :
— Bonjour Misandre, tu prends un café en attendant la fin de l’averse ? demandais-je sur le ton de la conversation.
C’est alors qu’elle se retourna subitement, les yeux écarquillés de surprise, comme si elle ne m’avait pas du tout entendu venir. Derrière elle, se cachait vainement son petit frère, vers lequel je penchais la tête pour le saluer :
— Bonjour Jean-Baptiste, tu viens boire quelque chose de chaud toi aussi ? lui demandais-je, avec ce ton particulier que l’on adresse aux enfants sages.
— Lindermark ! m’invectiva Misandre. Ne nous fais pas remarquer s’il te plaît ! Si ces salauds apprennent que mon petit frère est –
— Misandre, l’interrompis-je enlevant la main. Mon père m’a cédé son siège à la cogestion de ce campus. Je compte bien faire sauter certaines règles, donc détends toi… la renseignais-je.
— V-vraiment ?... mais… je suis au courant bien sûr, les nouvelles vont très vite ici. Mais pourquoi tu ferais ça pour moi ? demanda-t-elle sur le ton de la méfiance.
— Je le fais surtout pour Jean-Baptiste… grimaçais-je en la contournant pour accéder à la machine. Même si quelque part, je dois avouer que j’admire ton courage. Même si tu es un peu pénible parfois.
— Ce n’est pas en étant gentille que l’on change les choses Lindermark ! me répondit-elle un peu sèchement. Mais bon, je dois te remercier, si c’est ce que tu comptes faire.
— Évidemment, répondis-je. Bon, qu’est-ce que tu prendras ? proposais-je en mettant une pièce dans la machine.
— Un expresso sans sucre, répondit-elle simplement. Et Jean-Baptiste veut un lait chaud sucré.
Je m’exécutais alors en tapotant les boutons de la machine, lorsque je sentis une petite main tirer sur le pan de ma veste. Je tourner la tête avec un petit sourire en direction du petit frère de Miraud. Je résistais également à l’envie de sonder ses pensées à l’aide de Cool Cat. Je savais qu’il était neuro-atypique, et la tentation était forte, mais je ne m’en sentais pas le droit.
— Il… il faut appuyer deux fois, sur le bouton du sucre… me souffla-t-il en évitant de croiser mon regard.
Pour toute réponse, je hochais la tête sans perdre mon sourire et exécutais sa commande, tandis que j’entendais la voix de Miraud derrière moi :
— Tu sais, il adresse difficilement la parole aux gens qu’il ne connaît pas bien, tu es une exception Lindermark.
— Je m’en doute bien, répondis-je sans me retourner. Et j’espère qu’il viendra faire ses études ici, lorsque j’aurais réglé ces histoires d’expériences scientifiques.
— Moi aussi, j’étais certaine que c’était malsain ! Nous ne sommes que des cobayes alors que nous sommes là pour obtenir de prestigieux diplômes ! pesta Misandre.
— Oui, tu as raison, répondis-je simplement, voulant éviter qu’elle ne prenne feu sur place.
Jean-Baptiste attrapa alors sa boisson qui venait de finir d’être servie par la machine, puis je plaçais une seconde pièce dans la fente afin de programmer la commande de Miraud, lorsqu’un bruit attira mon attention.
Un bruit que seules certaines femmes connaissent parfaitement. Le bruit de talons portés avec une jupe droite. De petits pas secs et précipités, propres à rendre nerveux. Et je n’aurais pas su dire s’il s’agissait de mon propre instinct, ou des effets de Cool Cat qui subsistaient encore dans mon cerveau, mais je devinais immédiatement qu’il s’agissait de la secrétaire de Satriani, la tante du blondinet à qui j’avais soutiré des informations pendant le cours d’analyse musicale d’hier.
Je l’avais deviné rien qu’à l’assurance de son pas dans les couloirs. De plus, je m’attendais à ce que Satriani m’envoie une avant-garde quelconque.
C’est alors que je vis son visage. Le visage contrit et fermé d’une femme d’âge mûr qui, ayant toujours vécu dans la contrainte et la restriction, se vengeait des gens moins anxieux qu’elle en leur mettant la pression. En résumé, la secrétaire idéale.
— Je peux savoir ce qui se passe ici ? cracha-t-elle d’un ton plus sec qu’un rusk oublié au soleil. Les enfants sont interdits sur le campus !
Je m’avançais d’un pas pour m’interposer entre elle et les deux autres, plus particulièrement entre elle et Jean-Baptiste. J’eus toutes les difficultés du monde à ne pas la traiter d’infâme vipère sur le champ. Je connaissais ce genre de méthode. La guerre avait visiblement déjà commencé. Cette femme n’était pas loin depuis le début, elle avait l’intuition qu’il se passait quelque chose, et elle avait attendu d’avoir une bonne raison d’agir. Elle avait attendu d’entendre la voix de Jean-Baptiste pour se donner une bonne raison de débarquer en trombe. Les maisons de retraite anglaises étaient remplies de ce genre de femmes. Je levais alors la main et la pointais du doigt :
— Faites un pas de plus...! déclarais-je d’un ton menaçant.
Outrée, elle se figea sur place en écarquillant les yeux. Les personnes aussi rigides qu’elle, qui pensaient que le respect leur était dû sans qu’elles aient besoin de le gagner, m’inspiraient un profond dégoût depuis toujours.
— Qu’est-ce que c’est que ces menaces ! aboya-t-elle, trop contente d’être en position de me faire des reproches.
— Des menaces ? Non… répondis-je en adoucissant le ton de ma voix, baissant le doigt. Il est simplement poli de prévenir une personne qui est se dirige vers un danger sans le savoir.
Ce genre de personne ne méritait aucun égard, le fair-play n’existait plus. Rien de tel face à une horrible bonne femme butée et contrite que le sarcasme et l’ironie. Cela les mettait en colère, ajoutant toujours plus à leur frustration latente et les poussant à commettre des erreurs.
— Comment cela ? Que fait cet enfant ici ? Je vais devoir le signaler au Docteur Satriani ! aboya-t-elle, tel un roquet apeuré qui, se sentant menacé, faisait le plus de bruit possible.
— Je suis Emily Erina Elizabeth Lindermark, actuelle cogestionnaire de ce campus universitaire expérimental ! Et vous, vous devriez savoir qu’à force de rester crispée, vous finirez par vous changer en statue de glace ! déclarais-je avec un sourire un coin, afin de l’énerver un petit peu plus.
Visiblement à court de menaces à aboyer, elle se dirigea d’un pas pressant, voire même oppressant, en direction de Jean-Baptiste. Les lèvres gercées à force de crispation de la secrétaire étaient plus serrées que jamais et son regard était fou, comme celui d’une personne outrée au-delà de toute mesure. Et ce qui devait arriver arriva. La secrétaire tourna d’abord la tête vers la baie vitrée, se demandant certainement si une fenêtre n’avait pas été laissée ouverte, puisqu’elle ressentait probablement déjà les effets de l’Emprise de Jean-Baptiste. Puis elle se figea un instant, entrouvrit la bouche pour essayer d’articuler quelque chose, mais sa mâchoire tremblait tellement de froid qu’elle ne put rien dire.
— Alors ? Où est passé votre air courroucé ? déclarais-je à voix haute, du ton le plus venimeux possible. Ne vous avais-je pas dit de vous décrisper, au risque de finir en statue de glace ?
Je n’aurais pas su expliquer pourquoi en réalité. Peut-être était-ce le mauvais souvenir d’une nounou trop autoritaire, ou mon naturel empathique, mais je détestais tellement ce genre de personne, qui avait fait de la méchanceté leur seul et unique visage face aux autres, que je prenais volontiers plaisir à les voir souffrir.
Désormais, elle tremblait sur le sol, et sa peau fatiguée par le stress de toute une vie passée à oppresser les autres commençait déjà à changer de couleur. Je m’approchais alors doucement d’elle et m’agenouillais afin qu’elle m’entende bien, même à voix basse :
— J’imagine que vous êtes désolée d’avoir fait peur au petit Jean-Baptiste… et que vous pensez qu’il est le bienvenu s’il veut rendre visite à sa sœur… je me trompe ? minaudais-je.
Pour toute réponse, j’eus le loisir de la contempler en train de trembler de plus belle et de claquer des dents tandis qu’elle me lançait un regard suppliant. Le pire, c’est que je pouvais facilement imaginer qu’elle avait rendu la vie impossible à des personnes lui adressant le même regard, et j’espérais au plus profond de moi-même qu’elle tire une leçon de ce qui lui était arrivé aujourd’hui.
Je tournais alors légèrement la tête en direction de Miraud et lui lançais :
— Tu peux y aller, je m’en occupe !
Et comme si elle n’avait attendu que mon signal pour le faire, elle prit son petit frère entre ses bras et l’entraîna vers un autre couloir, sans oublier de prendre sa boisson chaude au passage.
Puis, tandis que la secrétaire acariâtre, débarrassée de l’Emprise se redressait, je fis de même.
Elle me fusillait du regard avec une telle intensité que je n’eus aucun problème à deviner son prochain geste.
Aussi, lorsque son visage ne pouvait plus se contracter davantage au risque de se déchirer et que ses yeux ne pouvaient pas s’écarquiller plus, elle leva la main et s’apprêta à me gifler.
Cependant, son avant-bras fut intercepté par une main invisible avant d’atteindre ma joue, transformant l’expression contrite de la secrétaire en expression d’angoisse :
— Qu’est-ce que vous faites ? C’est intolérable ! C’est une agression ! J’en référerais au Docteur Satriani !
— C’est inutile, répondit la voix d’Améthyste, tandis que cette dernière semblait se matérialiser derrière moi. Inutile, inutile, inutile…
Et à chaque fois qu’elle prononçait ce mot, je la sentais resserrer son étreinte autour du poignet de la secrétaire.
— Inutile en effet, répétais-je sans quitter la vieille dame des yeux. Maintenant, si vous voulez bien cesser de jouer la vieille lady outrée, nous pourrons discuter de ce que vous pourriez faire pour éviter d’avoir le poignet brisé.
Et quelle joie ce fut pour moi de voir son visage se décomposer en réalisant, à cet instant précis, que son petit jeu habituel était tout simplement inefficace. Comme si elle ne s’apercevait que maintenant qu’elle avait toujours vécu dans le mensonge.
— Qu… qu-qu’est ce que vous voulez...? demanda-t-elle d’une voix tremblante, et bien plus honnête.
Améthyste lâcha alors le poignet de la vieille secrétaire qui recula de quelques pas.
— C’est très simple, commençais-je avec un geste de la main. Je vous l’ai déjà dit. Le petit Jean-Baptiste est le bienvenu sur ce campus. Avouez que ça ne valait pas le coup de prendre de grands airs et de vous retrouver gelée malgré mes avertissements. Et encore moins le coup d’essayer de me frapper alors qu’au final, c’est vous qui avez été blessée.
— V-vous êtes le diable ! cracha-t-elle.
— Et quel autre rôle a le diable, que de punir les personnes ayant été mauvaises ? répondis-je du tac au tac, tandis que je sentais Améthyste glousser silencieusement derrière moi. C’est mon dernier avertissement cela dit. Et si je vous reprends encore à exercer votre autorité toxique sur quelqu’un, je m’arrangerais pour que vous soyez renvoyée, et j’écrirais une jolie lettre à tous les associés de la Lindermark Compagny pour leur signaler qu’une secrétaire acariâtre d’un temps révolu cherche du travail, et que ce n’est pas une bonne idée de l’embaucher.
— Mais je, vous ! Ce-c’est une ! C’est to-totalement !! bafouilla la vieille dame.
— Ne vous énervez pas voyons, lançais-je avec une gentillesse feinte. Vous savez très bien que c’est…
— Inutile, inutile, inutile… termina Améthyste en mettant plus d’emphase à chaque répétition du mot.
C’est ainsi que je vis l’horrible secrétaire disparaître au coin du couloir en se tenant le poignet et en balbutiant des morceaux de phrases incohérentes. Pour ma plus grande satisfaction.
— Au fait, demanda Améthyste qui me contourna pour se mettre face à moi. Comment t’as su que j’étais là ? t’avais pas l’air surprise !
— Tu es entré dans la salle de cours quelques secondes avant que je désactive Cool Cat, j’ai eu le temps de voir tes émotions flotter dans le vide, expliquais-je avec un petit rire taquin.
— Haha, grillée ! Dommage, j’voulais t’espionner pour savoir quoi prévoir pour ce soir, expliqua-t-elle. Oh, et j’ai monté d’autres de mes affaires dans ta chambre, j’ai trouvé un carton rempli de vieux jeux vidéos qui ont de super musiques !
— Améthyste ! dis-je sur le ton de la réprimande. C’est « nôtre » chambre, corrigeais-je avec un sourire sincère.
— Haha, ouais… t’as raison… j’ai du mal à m’y faire faut croire, répondit-elle en haussant les épaules avant de passer une main derrière sa nuque.
— Et quoi que tu aies prévu pour ce soir, je suis certaine que ce sera parfait, concluais-je.
— Ah, cool… bon ben, j’vais continuer de monter mes affaires et… j’irais bouffer plus tard ! déclara-t-elle en levant les deux pouces. Heh, trop hâte d’être à ce soir !
— Si tu savais ! déclarais-je avec humour.