32 : Première rencontre

— Alors ? demanda Judy. C’est quoi la contrepartie ? Qu’est-ce je dois faire ?

— Ce que tu dois faire ?

— Oui.

— Pourquoi penses-tu que j’ai demandé à ce que Pierre vienne avec toi ?

Judy leva la tête. Den et Damassieu traînaient Pierre en avant, leurs pistolets pointés dans son dos, comme s’il était dangereux. Ils n’avaient pas confiance. Ils ne se sentaient pas supérieurs comme Aster. En vérité, cette incertitude liée à leur statut de « Demi-connectés » avait un poids dans la balance.

— Je ne sais pas, répondit Judy.

Il attendit que Pierre arrive à leur hauteur. Pierre avait les yeux rivés au sol. Judy pouvait sentir à quel point il fulminait intérieurement.

Aster commença à marcher à nouveau, cette fois, à l’opposé de la cabane, vers le Nord. Vers le rivage. Ils arrivèrent face à une tourbe, entourée de roseaux verts frémissant dans le vent. Là, Aster congédia Den et Damassieu d’un geste.

— C’est très simple, dit Aster. Vous allez rendre aux Déconnectés leur connexion.

Pierre éclata de rire.

— Ah oui ? Et comment ? Il va falloir vous adresser à quelqu’un d’autre plus compétent que nous, car, nous nous ne sommes bons qu’à les rompre.

— Veux-tu n’être bon qu’à les rompre ? Si tu pouvais les rendre, n’est-ce pas ce que tu ferais ?

Pierre cligna des yeux.

— Ce n’est pas possible.

Aster hocha la tête d’un air amusé.

— Si je croyais que ce n’était pas possible, je ne serais pas là aujourd’hui à essayer de convaincre deux adolescents récalcitrants que j’ai raison.

Une lueur dansa dans le regard de Pierre. Une étincelle d’espoir. Judy la sentait comme lui, les narguer, les influencer, tenter de les convaincre qu’Aster leur donnait la solution à tous leurs maux. Moment de balancement, de déséquilibre. Le doute que tout le monde voudrait croire, même les plus cartésiens.

Mais non, il ne fallait pas le croire.

— Non, intervint Judy.

— Non seulement vous rendrez les connexions aux opprimés, et la justice et l’égalité feront enfin légion en Océotanie, mais en plus vous vous rendrez la vôtre. Vous serez enfin libres. Libres de réaliser vos rêves.

— Non, persista Judy.

Les galeries des Doigts de fée ondulaient devant ses yeux, l’humidité, les ombres qui se faufilaient le long des murs, pour l’attraper et l’étouffer. Aster était un Lombric. Aster était méchant.

— Vous n’avez jamais revendiqué vouloir renouer les connexions des Déconnectés. Vous voulez seulement priver les Connectés de ce qu’ils ont encore et que, vous, vous avez perdu.

Aster soupira.

— Léna, te voilà à pic. J’aurais besoin de tes talents de persuasion.

Mémé se dégagea des fourrés, les pans de son manteau éclaboussés de vase. Elle s’avança vers la tourbe et s’arrêta à côté d’Aster.

— Mémé, dit Judy, qu’est-ce que tu fais ?

Le visage ridé de Mémé ne montrait plus aucune compassion. Regard glacial et tranchant. Judy se sentit perdre pied. Mémé avait tout prévu. Elle tenait vraiment la situation dans sa main. Ils n’avaient pas réfléchi à des plans parce qu’elle avait déjà un plan bien avant qu’ils ne lui demandent son aide.

Pierre jeta un regard effrayé à Judy.

— Judy, qu’est-ce qu’il se passe ?

— Elle nous a trahis.

Aster et Mémé les contemplaient, tels deux visiteurs dans un zoo. Aster tendit la main vers Mémé. Si Mémé n’était pas son véritable prénom, Léna ne pouvait définitivement pas l’être non plus. Le prénom de Léna Clastfov ? C’était gros comme une maison. Se prenait-elle pour un Esprit tout puissant ?

Mémé lui remit un objet brillant, or et argent. Le monocle. Alors c’était elle qui l’avait volé à Juan. Elle les avait tous fait marcher.

— C’était vous, dit Pierre.

Aster le découpa d’un regard tranchant, avant de dire :

— Ceci est un portail. L’unique portail inventé par Aulone pour ouvrir le monde des Esprits au monde tangible. C’est par ce portail que vous allez interagir avec les Esprits, leur subtiliser la Lumière grâce à l’Anti-lumière et vous en servir pour rétablir les connexions.

— Et comment on ouvre le portail ? dit Judy.

— En vous déconnectant, bien sûr, dit Aster, en penchant la tête sur le côté. Allez-y.

Judy jeta un regard hésitant à Pierre. Qu’est-ce qu’ils pouvaient faire ? Qu’est-ce qu’ils devaient faire ?

— Et si on refuse, finit-elle par demander.

— La même chose que si vous ne vous étiez pas présentés ici avant 14 heures.

La mort de Gaspard, de Valéria sans doute et la leur. Judy observa Aster et Mémé. Il y avait tant d’avidité sur le visage d’Aster qu’elle n’eut plus aucun doute : il les ferait tuer s’ils ne s’exécutaient pas. Mais disait-il seulement la vérité ? Rendraient-ils les connexions à ceux qui l’avaient perdues, sans autre contrepartie ? Sans rien perdre, en gagnant tout ? Elle avait de la peine à y croire. Le but des Lombrics avait toujours été de tous les déconnecter. Il mentait forcément.

— Judy, c’est trop tard pour se poser des questions, dit Pierre.

Judy se rembrunit. Une colère sourde montait en elle. Puisqu’il en était ainsi.

— Passez-moi ce monocle, dit-elle à Aster. On va le faire.

Aster hésita un court instant, comme s’il ne la croyait pas. C’était pourtant le moment de la croire, parce qu’elle, elle se croyait à cent-pour-cent.

— Je tiendrai le monocle, dit Aster.

Il le tendit au-dessus de lui. Un peu plus à droite et les rayons du soleil traverseraient le verre du monocle. L’or étincelait à aveugler toutes les rétines. Elle n’avait pas besoin d’aide pour s’énerver, pour sentir la masse sombre en elle, cet amalgame d’amertume, de regrets, de frustrations, qui grossissait, gonflait jusqu’à prendre toute la place.

— Allez, Pierre, fais pas ta poule mouillée.

Il fallait qu’il y ait autant de haine en lui qu’en elle.

— Sois pas lâche.

Au fur et à mesure que les mots coulaient, Pierre se décomposait un peu plus. Le courage était sa corde sensible. Celle qu’elle devrait briser aujourd’hui.

— Pense à tes parents. Si tu t’étais battu, ils seraient encore là.

— À quoi tu joues ? dit Pierre.

La blessure suintait sur ses traits. Judy lutta pour ne pas détourner le regard. Il fallait qu’il craque. Qu’ils craquent en même temps. Déjà, l’air tremblait, l’énergie s’agitait, milliards d’atomes en ébullition. La masse sombre, quoique invisible, gagnait l’extérieur, déformait la réalité, arrêtait le vent devant eux.

L’Anti-lumière chemina jusqu’au poing tendu d’Aster. Le verre du monocle changea de substance, la vitre disparut, le soleil cessa de le traverser. Le portail s’ouvrait. Les émotions les emportaient, jusqu’à ce qu’un cri perce le ciel. Faible et pourtant, il attrapa sa tristesse et l’étouffa comme un cache-bougie une flammèche.

Elle se retourna. Surpris, Pierre suivit son mouvement. Cette surprise commune venait de neutraliser toute émotion. Elle avait immobilisé jusqu’au temps qui passe ; le portail se figea.

Eustache courait vers eux en agitant les bras.

— Arrêtez !

Derrière lui, M. Olivertown et Lunaé, et une dizaine de personnes couraient. Ils étaient peu, pourtant, ils avaient l’air d’une armée. Sans armes. Ou presque : ils avaient les connexions. Dans la masse mouvante, Judy reconnut la tête blonde de Nathanaël, et son cœur se réchauffa, car s’il était là, ils n’étaient plus seuls.

Aster cria des ordres en direction de la cabane. Une horde de silhouettes noires se détachèrent des contours de la bicoque. Ils étaient presque une vingtaine de Lombrics, et autant d’ombres armées jusqu’aux dents.

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