JULES.
— Tu comprends ? Tu vois où je veux en venir ? Même nos pires tyrans se rachètent. Même nos pires tyrans ont besoin de rêver.
Et c’est p’t-être ça qui fait d’eux des tyrans. Ils rêvent trop fort. Et moi je… j’secoue ma tête encore et encore, avec c’te ricane qui grimpe dans ma gorge tellement j’ai envie d’me moquer d’eux et rire et rire à m’en déchirer les boyaux. Pask’ sérieux s’ils pensent que je vais gober ça ?¡¡¿
— Arrêtez, arrêtez. J’v-vous crois pa-as.
Et pourquoi ma voix elle tremble, hein ¡¿¡¡?
— Qu’est-ce que tu ne crois pas ?
— Qu’Océane plouf! d’un jour à l’autre l’est d’venue une ange-biquette ! Que l’Onde vous êtes des héros qui vouliez sauver deux pauv’ mioches et donner des rêves avec Achronie et c’est tout ! Et même, Noée pis Léon pis Ju–… pis Jules l’y sont tous morts ! Pareil avec les porte-chaos ! Y’a littéralement plus rien à sauver, l’Observatoire a gagné, et l’Onde c’est un truc rien d’plus pourri, moisi… périmé !!
— L’Onde n’a rien de dépassé, puisque le régime eurythméen est aussi tyrannique que celui du passé et le Pandémonium menace de renaître. Ce n’est pas parce qu’on n’est pas en guerre ou qu’un génocide n’est pas en cours que les gens ne souffrent pas. Des Animas du passé continuent à hanter le présent et ils continueront tant qu’on n’aura pas trouvé un moyen pour les détruire. L’Onde travaille toujours à libérer les héritiers de l’Eurythmie, du Pandémonium, et tu fais partie de ces gens à sauver, Jules.
— Les héritiers ? Alors l’y en a d’autres comme moi qui s’trimballent des Ekho ou j’sais pas trop quoi ?
— Bien sûr. Plusieurs grandes familles néonaïennes existent et se lèguent des Animas naïens comme celui de Céleste, Léon, et d’autres, dans la volonté d’un jour faire renaître le Pandémonium. Tu viens d’une de ces familles, Jules. Tu –
— Donc tout ça, ça n’a jamais arrêté ? la coupé-je avec tranchant. Le changement des vivèmes tout ça ?
C’est tout serré ses lèvres et abaissés ses yeux comme un pauvre chien battu et là elle répond que :
— Si. Ces familles n’ont simplement pas utilisé ces Animas de manière active. Pendant plus d’un siècle, ils ont somnolé en attendant un moment en particulier pour remettre le mouvement en marche. Ce jour est enfin arrivé : Ekho t’a amenée ici, l’Anima de Céleste change à nouveau les vivèmes et celui de Léon s’éveille, dévoilant sa vraie nature à Nova, cette autre personne qui a hérité d’une pensée naïenne comme toi et que nous éduquons le temps de l’ouvrir au Flux.
— Mais Ekho elle a été bannie !
— Elle essaie surtout de se racheter.
— M’en fiche royal’ !
— Eh bien je suis dans le regret de t’annoncer que tu ne peux pas t’en foutre. Voilà longtemps que le Flux nous parle de toi et de Nova, en annonçant que vous serez ceux le plus à même d’ouvrir la voie vers Achronie, entre autre parce que vous venez de Naïa et que vous pouvez comprendre son tourment tout en dépassant ses désirs de vengeance. Autrement dit, nous avons besoin de vous, ma petite. Besoin de vous pour nous libérer de l’Eurythmie et du Pandémonium. Et maintenant que tu es arrivée, nous pouvons enfin parler de tout ceci à Nova et débuter votre apprentissage de la Poétique. Le Flux nous a spécifié que Nova et toi deviez entrer dans le Flux de manière conjointe et l’arpenter de manière toute aussi conjointe. Milan ici présent est un maître-flomade, quelqu’un qui possède une haute expérience du Flux. Il sera celui qui t’apprendra les bases de la flomadie, Nova possédera son propre guide.
Ma lèvre tremble, j’la mords pour qu’elle arrête d’connerie comme ça alors l’explosée d’sang et moi et moi pourquoi ça fait tellement mal comme ça j’baisse-binette j’me tiens fort l’front à cause que mon TOCTOC d’la tête ça d’vient du BAMBAM et j’serre fort les paupières comme si ça allait faire disparaître toute ma vie toute ma mortecouille d’vie comme ça derrière quand on la r’garde pas droit dans les yeux et qu’on peut pas… peut pas…
— Vous dites n’importe quoi. Moi j’viens p-pas d’une fa-famille qui… qui…
Et c’est tellement l’angoisse qu’ma jambe saute tressaute. Tout ça c’est faux c’est faux et en même temps ça f’rait tellement l’sens, pask’ c’est vrai quoi ? Moi j’me rappelle bien ma toute première famille d’accueil, celle où j’suis restée jusqu’à mes quatorze ans avant d’enchaîner fugues sur fugues, familles sur familles. L’y avait l’homme des pires grandeurs avec deux micro-billes noires à la place des yeux, il m’obligeait à faire toutes ces gadoues tâches d’la ferme et jamax il a levé la main sur moi mais toujours ça l’était dans une grande indifférence, comme si j’existais pas vraiment ou qu’y voulait pas que j’existe. Et s’il savait que d’où j’venais, c’était une famille naïenne ? Et s’il avait pas eu l’choix que d’me récup’ et qu’il était dégoût-erk ! face moi ou pire il avait peur ? Et qu’alors ça expliquait tout, tout c’qu’il m’avait rejetée ? Et que quand la police m’a rattrapée pour la toute première fois, il a jamais voulu que j’revienne à la… à la… ? … nah. Là-bas c’était pas ma maison. Et v’là il voulait pas pask’ j’suis naïenne.
— Tant d’années, on t’a cherchée… Où étais-tu, Jules ?
Nulle part. Jules l’était nulle part. Ou partout à la fois. Jules elle était sur les routes et sa maison elle a toujours été ici, rien qu’ici dans le ciel, les nuages, la chuchotation des forêts et l’aube rose odeur des fleurs.
— Je comprends que ce soit difficile…, ça chuchote. Mais se défaire du passé, c’est possible.
C’est Milan qui l’a parlé. J’crois il s’est rapproché, accroupillé devant sa chaise à Jules ? Sais pas trop, ma r’niflette d’nez, j’comprends pas. Non. Plus rien. Si tout ça c’est l’vrai… Pourquoi j’suis passée d’une famille naïenne pour une autre pas naïenne, qui sont mes parents est-ce qu’ils sont morts ou est-ce qu’ils m’cherchent encore, pis pourquoi qu’on ferait ça, hein, c’est quoi l’but ? Et pourquoi Ekho elle est apparue qu’à mes quatorze ans, est-ce qu’on l’a envoyée m’chercher, m’ramener à la maison, et que durant plusieurs années c’était ballot, toutes mes fugues elles foiraient alors on pouvait pas m’retrouver ¿¿ Et l’Onde dans tout ça ?¡?¡¡
— Je suis d’accord avec Milan, intervient Rosalia. Quand on a trouvé Nova, iel avait 10 ans. Ça n’était pas simple de lui faire changer d’environnement mais iel a réussi à s’habituer, et depuis –
— Attendez… Vous parlez comme si… vous l’avez arraché à sa famille ?
J’relève la tête. Silence. Et c’est c’tout gros silence immense et lourd qui fait honte et qui –
— Parfois, il est nécessaire de…
— NON !
J’me lève, la chaise tombe. Brusquo. BAM comme ça, avec Jules d’vant qui souffle si fort et ses poings qui s’ouvroferment si rage que ça cracracrac. J’sais pas pourquoi ça me révolte autant, le fait est que ça me révolte. P’t-être pask’ on a fait pareil avec moi et que même si c’était pour m’extirper d’une famille infâme l’pouacre, le résultat c’est que j’ai été amputée de c’truc que… que… que certains l’y appellent l’am– … argh l’am-machin qui finit en -our. Bien sûr j’connais bien l’dicton qui dit que c’est mieux la solitude que la mal-accompagnation, mais c’est… f-faux tellement faux. Malgré tout c’que j’essaie d’me convaincre, tout c’que j’dis que j’serai heureuse que quand j’serai complèto seule, c’est faux. Moi j’aurais voulu… voulu une place à moi qu’importe où, qu’on me regarde un peu… parfois. Moi j’aurais aimé… voulu… et l’pire j’sais pas qui a fait ça, m’enlever le machin des ‘moumours. J’sais pas si ce sont eux l’Onde et après les familles s’sont tellement enchainées qu’ils m’ont perdue, mais si c’sont eux moi j’jure que… et si c’sont pas eux qu’importe ! Moi j’vais trouver les coupables pour qu’les coupables tous les coupables du monde vont entendre parler d’moi. Bordel, oh bordel, c’qu’on va entendre parler d’Jules et d’sa haine et tout c’qu’ils vont regretter du jour où ils l’ont déracinée sans la r’planter nulle part et qu’après ils ont fait tout c’mal à Jules.
¡¡ Les yeux bordés d’ombre, elle les rage tous du regard, l’ventre tout rempli d’gadoue qui boue et brûle brûle brûle, et ça sonne comme tristesse, ça ronge comme anéantissement. Elle crie :
— Alors c’est ça vos méthodes ? Vous enlevez des enfants pour les utiliser après avoir décidé que d’autres parents meilleurs existent autre part et vous –
Rosalia s’lève. Sa chaise racle l’parquet. Ses mains sont sur l’bureau, avec ses bras extra l’tendus et son buste penché en avant qui va ‘xploser dans sa blouse blanche. Son corps musclorondelet était ferme, prêt à panthère-jumper et elle m’regardait avec des joues gonflées à c’truc qui fait toute-puissance. J’suis d’venue rapetita, à cause que j’était intimidée et que quand l’a parlé, miss bling-bijoux, c’était comme j’avais jamais entendu parler quelqu’une. C’était l’orage froid et l’éclair déterminé.
— On a éduqué Nova avec tendresse, générosité, amour et bienveillance, tout le contraire de ce que faisait sa véritable famille ! Tu n’imagines pas toutes les souffrances qu’on lui a évitées, ainsi !
— Ah ouais ? Genre elle faisait quoi d’moche ?!
— Elle… elle… enfin elle ne lui apprenait rien de bon sur la vie ! Elle l’élevait pour qu’iel ne contienne jamais ses émotions et que ce soient ses caprices qui gouvernent chacun de ses choix. Soit disant que c’est son impétuosité et tout son orgueil, toute sa cupidité qui feront de lui un meilleur Naïen. Elle lui avait enseigné à agir qu’en miroir, la violence face à la violence, la haine face à la haine, et bourré le crâne de dictons absolument amoraux. Mais nous, avec Angéline ! Nous, on lui a ôté tout ça ! On a fait de lui une personne probe, honnête, altruiste, fondamentalement bienveillante, ne vois-tu pas tout le bien qu’on a apporté à son existence ? Et nous continuerons à le faire, en faisant de vous les plus grands flomades que la Ville ait connus, libres, tolérants, justes, vertueux, exempts de toute servitude sociale et politique !
— Et Nova en pense quoi d’tout ça ? Hein ? Iel est tout d’accord qu’on a pris cette décision sans lui et qu’on l’a éduqué pour qu’iel soit un saint ?? Faut arrêter à la fin d’vous prendre pour les sauveurs de l’humanité pask’ nous d’abord on n’a jamais rien d’mandé !!!
Rosalia raffermit son regard des sombreurs sans rien dire, Milan y détourne la tête en s’humectant les lèvres, et Angéline, Angéline, elle fume à la f’nêtre sans un oeillement sur moi et un fin sourire l’y était fleur sur ses lèvres. Rien m’répond, aucun des trois, et alors ça m’frappe d’plein fouet : Nova l’y sait rien d’tout ça. Comme moi il y a deux minutes. Sauf que ça l’est pas logique pask’ s’ils l’ont arraché à 10 ans, l’y doit avoir des souvenirs d’sa vie d’avant ou bien ¡? BAMBAMBAM sous mon crâne, j’monte les doigts à mes tempes. Grimacèrde, j’les roule, j’réfléchis. Yeux fermés. C’est rien l’logique et en même temps j’ai tellement vécu d’zarboïsmes ces temps que chuis plus à ça près, une amnésie ou quoi qu’iel aurait eue Nova. J’passe en revue les pouvoirs eurythméens, et j’sais plus quelle maison mais l’y en a une sa super capacité c’est d’posséder une giga mémoire et franch’ pourquoi l’y pourrait pas modifier la mémoire des autres par la même occas’ ? Ça expliquerait pourquoi l’emplacement d’la Crypte l’a été oublié d’Noée. Et v’là ça m’nauséeuse encore pire à cause que moi mon enfance où j’suis p’tite p’tite j’ai zéro souvenir et j’ai toujours pris ça pour moi qui suis stupiotte mais si mais si –
— Vous êtes tous des dégueulassures comme jamais j’ai rencontré plus dégueulassures, craché-je en rouvrant les yeux. Tous. Vous trois. Tout l’Onde. Ekho. Océane. Léon. Spectrette, même Spectrette…
Qui l’existe plus d’puis tellement longtemps, remplacée par Océanette pis Ekho que j’me demande pourquoi j’pense soudain à elle. Quoiqu’il en soit, comme d’habitude quand Jules elle orage et qu’elle aime pas les choses, elle fuit. Elle face jamais ses responsabilités et encore moins ses malheurs. Après les avoir bien fixés les Ondés avec c’te brûlure dans les yeux, pour bien leur faire comprendre qu’elle les haïssait, elle a craché à leurs pieds, a soulevé le plus beau des doigts d’honneur, a fait volte-face, a ouvert la porte et elle a couru. Et c’était la course, la dévorée, non !! la dévorante, de celle de ceux que seule Jules peut fuser tellement elle frappe vite le sol d’ses pieds et qu’elle s’faufile où les gens s’faufilent jamais, à l’interstice des esseulations. Des cris, des appels qui font « Jules Jules reviens ne pars pas ! On n’a pas fini de discuter ! » et des Jules qui ricanent et ça l’fait un étrange rire, puisque c’est un méli-mélange d’sanglotation qu’on ferme à l’intérieur d’soi et d’rage qu’on voudrait crier mais qu’on crie pas et d’moquerie qu’on voudrait s’moquer d’la vie tellement c’est l’comble et que franch’ plus ça avance plus on en vient à la détester. Dans les couloirs on file à l’ombre, toutes les Jules et moi, tentant d’trouver notre chemin dans c’grand manoir où les murs sont en vieux bois, et où les f’nêtres-vitraux lancent la luo’ d’la lune juste devant nos pieds. Les longs rideaux volaient, nous frappaient parfois la peau. Et on s’assouffle et on speed toujours plus conquérantes, pis on dévale les escaliers, frotti-frottant les tapis des blanches poussières, avant d’arriver enfin ! à ce hall principal et cette toute grande porte qui donne sûrement dehors je tire je han ! tellement c’est lourd Juliot et ses maigrots bras et ça donne dehors, bon sang ça donne dehors, Jules elles y sont et encore aujourd’hui elles courent encore.