31. Nikola Tesla

Par Rachael

Le désir qui me guide dans tout ce que je fais est le désir de domestiquer les forces de la nature au service de l’humanité[1].

Nikola Tesla

 

 

Hippolyte redevint pour un temps mon héros en hélant un taxi de nuit sur un des boulevards, car Tesla vivait à plusieurs kilomètres du centre, tout à fait à l’ouest de la ville, et mes pieds n’en pouvaient plus. Jules fit mieux, cela dit, en entourant nos trois visages d’une aura de mystère, comme il avait su le faire à Paris. Le chauffeur nous déposa devant un hôtel censé nous héberger. The Seaside Hotel, indiquait un joli panneau pimpant, éclairé d’une ampoule.

Au sortir de la voiture, un vent salé que je humai avec délice m’ébouriffa les cheveux ; l’océan devait être tout proche, on entendait les vagues se briser sur le rivage. J’étais demeurée cloîtrée dans la maison depuis mon arrivée ici, si bien que je n’avais encore pas vu l’océan Pacifique.

— Courage, il reste à peine un kilomètre, annonça Hippolyte.

Il ne précisa pas que c’était un kilomètre de montée, mais je le déduisis sans peine à son doigt pointé vers une rue en pente raide qui se perdait dans l’obscurité.

— Désolé, cet hôtel est l’endroit le plus proche pour se faire déposer sans éveiller de soupçons. Vous allez voir, de là-haut, la perspective est incroyable.

La maison de Nikola Tesla – peut-être aurait-il fallu dire son manoir – était isolée au sommet de la colline. En haut, je découvris avec bonheur l’océan et m’arrêtai pour le contempler malgré un souffle marin frigorifiant. Au large, une surface huileuse s’étalait à l’infini sous la lune, tandis que près de la côte, le ressac brassait une mousse brunâtre. Au loin, une voile découpait un minuscule triangle argenté à la lueur de l’astre nocturne.

Essoufflée, je pris quelques grandes inspirations. La senteur marine me projeta dans le passé : l’été, mon père fermait pour quelques jours son cabinet afin de nous emmener au bord de la Manche, à Saint Malo, Cancale ou au Mont Saint-Michel. Il arrivait, clefs à la main, les accrochait triomphalement à un clou dans l’entrée et nous partions. Pendant ces vacances, il se consacrait entièrement à la mission paternelle primordiale de nous initier à la pêche et au ramassage des coquillages, coques, bigorneaux ou palourdes. Les gamins du coin qui pataugeaient en sandales se moquaient en breton de nos habits de citadins et de nos bottes neuves ; sans nous en rendre compte, nous les prenions de haut avec nos épuisettes sans rapiéçage et notre français impeccable. Que ces jours passés semblaient loin !

Ce ne fut qu’à cet instant, malgré mon épuisement – ou à cause de lui –, que la réalité m’apparut, lisse et cruelle : si l’on en croyait la fausse Marie Curie, les bigorneaux étaient en sursis, tout comme les couchers de soleil sur le rivage ou les palets au beurre partagés après une partie de pêche aux moules. Et les enfants, les enfants pieds nus dans les flaques, qui nous criaient « Azen ! Azen gornek[2] », les mains en porte-voix, avant de s’enfuir en riant, leur supériorité établie sur ces « ânes » de citadins.

Et si tout cela était vrai ? Je m’étais retranchée dans ma coquille comme un bernard-l’ermite plutôt que de regarder la menace en face, mais mon frère, lui, y croyait et il agissait ; alors que moi, j’avais préféré fuir, me boucher les oreilles par peur de mon impuissance. Même aujourd’hui, si je l’avais pu, je serais partie, je me serais enfuie sur le voilier aperçu au loin, parce que tout cela était bien trop terrifiant.

— Jules, murmurai-je en l’agrippant par la manche, tu crois vraiment que tout cela peut disparaître ?

Il secoua la tête avec accablement, en me fixant avec irritation :

— Quand vas-tu te décider à ouvrir les yeux ?

IL compta sur ses doigts :

— Les avertissements de la fausse Curie, les relevés sismiques, les fripouilles qui te cherchaient, la tentative d’assassiner ton frère… Ça te suffit pas ? Arrête de te débiner, Léo !

Il se radoucit et posa une main réconfortante sur mon épaule :

— Espérons que ce monsieur Tesla pourra nous éclairer sur la façon d’agir.

Il ajouta, ses doigts pointés vers l’horizon :

— Il a déjà éclairé l’océan pour lui tout seul, sur sa colline.

J’ignorais que Jules avait l’âme d’un poète. Mais ce soir, l’océan, miroir métallique de la lune, était bien trop froid et désespérant.

 

 

Le soleil californien était haut dans le ciel quand je m’éveillai dans un lit et une chambre inconnus. Je refermai vite les yeux et profitai des rayons tièdes qui tombaient sur le pied de lit. Cependant, ce n’étaient ni la lumière ni la chaleur sur mes orteils qui m’avaient sortie d’un sommeil de plomb. Trois petits coups frappés sur la porte m’éclairèrent sur la cause de mon réveil et m’empêchèrent de replonger.

— Léo, il est midi.

C’était Jules. Sa voix fit bondir mon cœur de soulagement, même si je grommelais pour la forme. Sa présence chassait les ombres de la nuit dernière.

— Eh bien, entre ! Je ne vais pas te mordre.

Bien que cela fît des semaines que nous dormions dans la même chambre, Jules était toujours aussi réservé. Il rougissait avec embarras dès qu’un vêtement un peu trop féminin déparait un fauteuil ou une chaise. Et comme de mon côté, ranger m’ennuyait, je m’en amusais jusqu’à parfois tirer un malin plaisir de sa confusion.

Il entra à petits pas, comme s’il craignait qu’une vibration trop forte me transforme en poussière.

— Ça va mieux ? Tu es dans la chambre d’Hippolyte. On a dormi lui et moi dans le salon, sur les canapés. Toi, tu t’es écroulée pendant qu’on cherchait des couvertures ; tu ne t’es même pas réveillée quand on t’a portée dans ce lit. Dis donc, tu es plutôt lourde.

Il ne me laissa pas le temps de m’offusquer, tant il était pressé de me relater la suite, sans même reprendre son souffle. Jules pouvait être une véritable pipelette quand il partageait des informations.

— Monsieur Tesla est impatient de te rencontrer. Nous lui avons tout raconté ce matin ; puis j’ai visité son laboratoire ou plutôt ses laboratoires, c’est impressionnant. Tu sais que c’est lui qui a inventé et breveté le moteur à énergie faéerique ? Il m’a promis une interview. Dis-moi, à quoi ressemblent tes boucles d’oreille ?

Le contraste entre son ton sérieux et la chute déconcertante de son discours me fit pouffer. Mes boucles d’oreille ? Quelle question singulière ! Étais-je bien éveillée ?

— Voyons… Ce sont des pendentifs terminés par une fleur de lotus, que monsieur mon père m’a offerts, minaudai-je d’une voix affectée en dégageant mes cheveux.

— Ce n’est pas rond ?

Incroyable ! Il n’avait pas tiqué, pas compris que je me moquais de son air grave et de sa curiosité pour le moins incongrue. Non, il avait juste rougi comme espéré en découvrant le bout de mes oreilles. C’était trop facile ! Je repris ma voix normale qui se fit mordante :

— Non, ce n’est pas tellement rond, à moins que tu n’aies la berlue. Mais pourquoi ces questions ?

— Hum, il vaut mieux que tu les enlèves, malgré tout.

— Mais enfin… Pourquoi ?

— C’est monsieur Tesla ; il supporte pas les boucles d’oreille, surtout si elles sont rondes.

Hum… Mon frère ne m’avait-il pas dit que Nikola Tesla était bizarre ? Non… farfelu, c’était son expression.

— Comment est-il, ce monsieur Tesla ? demandai-je.

— Grand, maigre, distingué et surtout charmant. Il parle français comme toi et moi… enfin plutôt comme toi, ainsi que sept ou huit autres langues. Il est passionné par ce que nous avons découvert. C’est un inventeur, un véritable génie scientifique, tu sais. Hippolyte m’a appris qu’il avait déposé des centaines de brevets dans tous les domaines. Enfin, des dizaines au moins. J’ai bien l’intention de préparer un reportage sur lui. Enfin, j’te l’ai déjà dit, je crois.

— Un génie, d’accord… Mais d’un point de vue personnel ? Cette histoire de boucles d’oreille, cela ne te frappe pas comme un tantinet… étrange ?

— Hippo m’a confié qu’il avait quelques manies, sans que cela entache en rien son savoir-vivre ni ses capacités scientifiques.

Ce « entache » résonnait comme un mot d’Hippolyte plutôt que de Jules. Hippo ? Je pensais ce diminutif réservé à mon propre usage. Mon frère et lui étaient donc déjà si intimes ? Ou alors, c’était juste la façon de Jules d’inclure tout le monde dans sa grande fraternité anarchiste ?

— Hippo m’a dit ci, Hippo m’a dit ça ? Tu crois tout ce qu’il te raconte, ce fourbe ? Il a laissé tomber toute sa famille sans préavis à cause de ce Tesla.

La mimique interloquée de Jules me montra qu’il n’avait pas mis en doute les déclarations d’Hippolyte. Je me sentis agacée sans trop savoir pourquoi.

— Eh bien, avant de rencontrer ce génial inventeur, je mangerais bien quelque chose, si cela entre dans le champ des possibilités.

 

 

Une demi-heure plus tard, dûment vêtue, l’estomac plein et réconciliée avec Jules – j’ignorai comment rester fâchée avec lui –, je le suivis jusqu’au laboratoire où mon frère et Tesla travaillaient déjà depuis des heures. Nous entrâmes dans un somptueux jardin d’hiver aux amples volumes délimités par une verrière. Celle-ci s’élançait vers des hauteurs bien supérieures à celle de l’atelier de mon oncle ; heureusement, car l’espace abritait des machines de grand calibre plutôt que les plantes exotiques qu’on aurait pu attendre. Je pensai à Gus avec un serrement au cœur : avec son amour des « bécanes », il se serait régalé ici. La plus proche évoquait une énorme roue de loterie qui aurait été constituée de centaines de cercles concentriques en fil de cuivre. Peut-être même des milliers. Le haut de ma tête n’en atteignait pas le moyeu : elle devait mesurer au bas mot quatre mètres de diamètre. Est-ce qu’elle tournait ? Nez en l’air, je trébuchai et fus aussitôt réprimandée par Jules :

— Regarde où tu mets les pieds !

Partout au sol traînaient des câbles, solitaires ou en groupes, que Jules me fit signe d’enjamber. Puisque je marchais en fixant mes semelles, je ne remarquai notre hôte qu’à mon arrivée devant lui. J’aperçus d’abord son index pointé sur moi et j’entendis :

— La jeune fille ! Celle que je cherche depuis six mois.

Quand je levai les yeux, un grand froid me parcourut ; je dus m’appuyer contre Jules pour ne pas tomber. Moi aussi, je le reconnaissais : l’homme de Paris ! L’homme du Sacré-Cœur, le fou qui m’avait à moitié étranglée !

La situation se figea, tandis que le souvenir m’envahissait comme un poison. Ma respiration se coupa, comme si de nouveau, j’avais ses mains autour de mon cou. Je plongeai mon regard dans des yeux bien plus clairs que dans ma mémoire. L’étincelle de raison et d’intelligence y brillait tout autrement que la première fois.

— Léo, ça va ? s’inquiéta Jules.

— Léo ? Que se passe-t-il ? fit Hippolyte en écho.

En face de moi, l’inventeur avait baissé son bras et reculé de quelques pas, jusqu’à une chaise où il se laissa tomber davantage qu’il ne s’assit. Je pris une grande inspiration saccadée et soufflai en serrant le poignet de Jules que j’avais agrippé. L’air effaré, Hippolyte regardait tour à tour dans ma direction et celle du professeur, dans l’attente d’explications.

— Je suis désolé, mademoiselle, articula Tesla. Ce qui s’est passé à Paris est très flou dans mon esprit, toutefois j’ai dû vous effaroucher. En réalité, j’étais probablement le plus effrayé des deux.

— À Paris ? s’enquit mon frère.

— Au Sacré-Cœur, expliquai-je.

Je vis aussitôt un éclair de compréhension dans les yeux d’Hippolyte, qui dévisagea Tesla avec incrédulité. Les mots de cet épisode me revinrent en mémoire, des mots que je n’avais jamais oubliés, sans pour autant en saisir le sens : mon agresseur avait prétendu avoir été attiré à Paris.

Était-ce le président qui aurait utilisé ses pouvoirs pour nous mettre en présence ? Déjà ? Ou alors… c’était moi ? En plus d’avoir fait traverser Gus sans le savoir jusqu’à notre monde, aurais-je, en même temps ou peu s’en faut – la notion du temps s’était révélée si floue dans l’univers faéerique –, opéré quelque tour sur la personne de Tesla, victime de mon affinité peu maîtrisée avec le nether ? Je fus frappée de consternation : combien d’autres mauvaises surprises la dimension faéerique me réservait-il ?

Contre toute attente, monsieur Tesla était en effet un homme charmant ; il le montra en s’excusant à moult reprises dans les minutes qui suivirent ou en s’occupant de me faire porter un cordial, en même temps qu’il tâchait de m’expliquer ce qui s’était réellement passé à Paris : pendant ses expérimentations sur les correspondances entre nos deux mondes, il avait été happé, aspiré à la vitesse de la pensée de San Francisco à Paris, pour se retrouver en chair et en os devant moi. D’où sa surprise, sa désorientation, sa terreur même, qui l’avaient mis littéralement hors de lui. Je me demandais à présent si ses expérimentations, effectuées en même temps que les miennes, n’étaient pas « simplement » la cause de cet invraisemblable télescopage.

— Cela dit, cet « atterrissage » à Paris s’est révélé fort opportun, conclut l’inventeur, car j’ai pu ainsi découvrir les travaux du professeur Belmont, recouper mes observations et confirmer mes soupçons. Je n’en aurais jamais eu connaissance autrement. Que dire de notre rencontre : je vous ai cherchée le jour même, dès que j’eus recouvré mes esprits. D’abord pour vous rendre votre bourse et aussi pour vous demander votre aide afin de fermer les failles entre nos mondes. C’est encore plus d’actualité aujourd’hui. Je maudis le moment où est apparue la première déchirure, comme un trou béant vers la dimension faéerique ! L’activité sismique a atteint ici des niveaux inquiétants. Si j’en crois votre histoire, celle que m’a racontée votre assistant, vous seule pouvez rapporter assez vite à Paris l’équipement que j’ai conçu pour séparer nos mondes.

Il ménagea une pause, dramatique à souhait, avant de conclure d’une voix grave et pénétrante :

— Le temps presse.

 

[1] The desire that guides me in all I do is the desire to harness the forces of nature to the service of mankind.

[2] Âne ! Âne cornu !

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EryBlack
Posté le 05/01/2023
Encore un chapitre qui m'a bien enthousiasmée, j'ai l'impression que la fin va être haute en couleurs ! Je me méfiais beaucoup de Tesla, mais il me semble plutôt sincère. La phrase placée en tête de chapitre me maintient quand même en vigilance. Peut-être qu'il a pris conscience du danger, mais qu'il pense avoir trouvé un moyen de résoudre le problème sans remettre en question l'exploitation des faées ? ... encore une fois, TELLEMENT actuel, mais je ne sais pas si je ne suis pas en train de calquer la métaphore que m'inspire la situation sur l'histoire, donc j'attends de voir.
J'ai trouvé très habile l'ellipse de leur arrivée au manoir et de la nuit. C4est le genre de truc sur lequel je me casse un peu les dents d'habitude dans l'écriture (raconter juste un peu en prétextant la fatigue du personnage ? tout garder dans l'ombre, mais ça fait un peu forcé ?) mais là ça passe tout naturellement !
Rachael
Posté le 17/01/2023
Oui, oui, bien sûr que c'est métaphorique et que j'avais la situation actuelle en tête ! j'espère surtout que ce n'est pas trop "lourdingue", mais c'est vrzi que j'avais envie de parler de danger ignoré, d'avidité, et du côté ambivalent de la science, vala...
EryBlack
Posté le 17/01/2023
Ah non je trouve ça vraiment brillant, pas lourdingue du tout ! Surtout que ça s'adresse plutôt à un public ado/jeune adulte, donc pas forcément averti, il me semble ? Non c'est super cool comme le message passe, vraiment :))
OphelieDlc
Posté le 18/06/2021
J'aime beaucoup ce chapitre tout en descriptions et découverte d'un lieu qui me semble fascinant. J'ai beaucoup apprécié les souvenirs de Léo avec son père en bord de mer. Et quel twist concernant Tesla !

Par contre, j'ai un question (qui reste de l'ordre du détail, néanmoins): Tu parles de l'homme du Sacré Coeur et, en effet, dans mes souvenirs c'était bien cela. Je m'étais représenté la scène sur une esplanade en redescendant du Sacré Coeur. Pourtant, Léo précise "au Trocadéro" à Hippo, par la suite. J'avoue être un peu paumée, du coup. Ils étaient à la Tour Eiffel, finalement ?
Rachael
Posté le 18/06/2021
Oh, pétard... j'ai fumé avec ce trocadréo ! C'est bien le sacré coeur ! Je vais corriger ça tout de suite.
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