32 | Au bord de l'ombre (2/2)

NOVA  ELLÉE.

La berge m’écharde le corps. Du temps passe… Et puis, du mouvement à côté. C’est Lévie qui se redresse et s’assied. Je l’imite, je déglutis lorsque je vois l’état dans lequel elle est. Du rouge s’accroche à ses cheveux gris tout mouillés. Imbibés de sang ils noircissent ses joues. Et des entailles ornent sa peau, surtout autour du cou, et je frissonne à l’idée de m’imaginer les ongles des morts griffer étrangler Lévie, et sûrement que moi aussi, je suis aussi taillade-pâleur ? Bon. Je… je lui demande si ça va. Cireuse, elle ne me répond pas. Les racines les fleurs ont ralenti sur sa chair, les rivières s’écoulent à peine. Inertes quasiment.

— Lévie ? insisté-je.

— Il y a… il y a…

Elle est debout. Elle s’est levée à une telle vitesse que je n’ai rien vu venir, comme si soudain elle ne pouvait plus être assise. Et maintenant elle névrose en jetant une multitude de regards autour d’elle, sans les arrêter nulle part, et ses bras s’agitent en me montrant là, ici, là, sa bouche tremble, et lorsque je comprends de quoi est faite la berge, je me lève à mon tour. Aussi impérativement que Lévie. La bile remonte jusque sur ma langue, je la ravale.

— Il y a des ossements partout, complète-t-elle.

Autour de nous, effectivé, il y a de la carcasse, des os, posés sur un lit de pierres tranchantes. Tibias, fémurs, vertèbres, cages thoraciques, et des crânes qui vous narguent amèrement. Et si pour beaucoup de ces dépouilles, il ne reste que les os rongés, d’autres c’est mort récemment, ça chair ça moisi ça mouche et ça pue, les charognards n’ont pas tout vidé encore. La nausée remonte, Lévie instinctivement se rapproche de moi.

— Tu entends ça ? chuchote-t-elle.

— Quoi donc ?

— Les rats.

Je tends l’oreille.

— Non, avoué-je franchement. Et… juste ? C’est toi qui as la migraine ainsi ?

Elle tourne la tête, me jette un regard incendiaire, un qui me fait frissonner par sa dureté. Tout ce rouge tout ce sang sur ses joues…

— J’ai rien du tout, siffle-t-elle. Et mêle-toi de tes oignons. Et–

Elle ne finira jamais sa phrase. À la place, son visage s’ouvre grand si grand. Et Lévie se jette brusquément sur moi. Nous tombons. La chute me coupe le souffle. Mon épaule en pâtit, une pierre s’enfonce dans ma hanche. Et l’un sur l’autre nous roulons sur la berge, je. ne com.prends pa.s, les taillades pleuvent sur ma peau, si aigües les coupures, et lorsqu’enfin, nous nous arrêtons, Lévie crie de me lever, elle hurle des rats des rats !

Quoi quoi ? Alors, j’entends à mon tour.

Leur crissement est blanc et perçant. Il me fore les tympans. Je me redresse, coup d’oeil à l’arrière. Et un cri s’évanouit dans ma gorge. Un rat graisseux et pas moins rapide accourt dans notre direction, probablement celui dont Lévie voulait éviter la morsure lorsqu’elle nous a jetés et roulés à terre. Et derrière lui, d’autres viennent, sortant tout droit du lac. Brusques, crasseux, ils émergent et ils sont tellement plus gras et gros et suiffeux qu’un rat ordinaire et je… ? Leurs pupilles tiennent une ombre vaguément verte. Leur denture affilée crisse. Leur ventre crie, vide il appelle la chair. Leur épais poil pue le mouillé, l’avarié, la faim, la mort, et… et… je… je…

— Orée bordelasse ! Cours !

Lévie est déjà devant. Sorti de ma torpeur, je fonce sur ses talons. AAH! bon sang ce truc déchiré dans ma jambe je la détruis à courir comme un détraqué et je · .  ̇ · NON ne t’arrête pas continue suis Lévie et ignore ignore la douleur et je gèle à cause des vêtements mouillés froids collés à mon corps et nous déferlons le long du littoral et les os craquent sous nos pas précipités et dans le ciel des ailes s’élèvent, s’ébattent. Ce sont des vautours qui, dans l’attente de nouvelles charognes à becqueter, lancent des ombres avides sur nos épaules. Devant Lévie court toujours, infatigable et imperturbable, comme si la fuite était sa seconde nature. J’essaie de suivre sa cadence mais… mais… loin devant… elle est si loin devant je n’arrive pas j’ai mal je suis éreinté je freine et ma vision se floute et je ne… morsure au mollet. Je crie. Je tombe. Je crie encore, ça grignote, ça s’enfonce je HURLE tout tangue et soudain quoi la mâchoire se retire puissamment. Mes paupières papillonnent pour chasser l’humidité et toute ma respiration est coupée et alors je surprends Lévie, au-dessus de moi, qui frappe les rats, tenant un os dans chacune de ses mains. Le visage sauvage, sale et tailladé, avec ses cheveux gris qui hirsutent de tous côtés, elle mouline ses bras et les monstres-rongeurs sont expédiés loin sur la plage, crissant la douleur et grinçant la colère. À ses mouvements, Lévie ajoute des cris de hargne, comme pour les intimider ces bestioles, et aussi, je pense ? pour se donner du courage. Et si tout hurle à la précipitation, à l’urgence de fuir, je ne peux m’empêcher de l’observer un court instant, le temps d’éprouver sa fougue, fasciné par un maigre et petit corps déferlant plus de bravoure que le ferait une légion de soldats réunis ensemble. Je me relève. J’oscille ça vacille mais on se remet en fuite. Je boite je saigne et néanmoins, une fièvre nouvelle m’endiable les jambes. Tout va si vite, comme si j’étais vivifié par la fureur d’Elévie.

— Là, là-bas ! crié-je.

C’est un bateau que je vois. Ou plutôt : une épave, sur laquelle on entraperçoit, dans la coque couchée et rouillée, une étroite fente. Tonifié par ce mince espoir, j’accélère mes mouvements. Lévie me dépasse et se jette dans l’entaille, rampante presque à travers l’acier corrodé. Je la suis. Je me couche je m’élance, ventre labouré par l’aiguisé de l’ouverture. Je faufile mon corps, je suis là. Moiteur, rancissure, sel sur ma joue. Et derrière les rats affluent par le trou. Je me lève. Avec Lévie, on échange un vif regard. Et sans vraiment se concerter mais d’un commun accord, je me mets en quête d’un quelque chose qui puisse bloquer le passage, pendant que Lévie s’occupe des rongeurs entrants.

Merde merde, il n’y a pas grand chose. Des débris partout mais rien d’assez grand pour recouvrir l’ouverture. Je fouille. Dans la pièce penchée, je fouille fouille dans le rouillé et je m’entaille les mains. Et les grincements des rats et les à-coups de Lévie et ses cris et nos pénibles essoufflements, et les plaies qu’on retient de crier lorsque les petites dents parviennent malgré tout à mordre la chair à vif. J’envoie valser un rat avec ce qui me semble être un tuyau. Je dégage les objets à la nature indistincte avec mes pieds, mes coudes, mes mains, aïe ! Vive coupure dans la paume. Et là ! Là, ça y est ! Dessous, là, je m’empare de cette planche en ferraille, déformée salie par le temps qui passe, et j’accours et une mâchoire saute sur ma cuisse et je l’envoie valdinguer d’un coup de coude et je crie à Lévie de se dégager de l’entrée et j’assomme toute une série de rongeurs lorsque, levant mes bras, j’abaisse la planche avec violence sur l’entrée. Aussitôt, ça griffe là-dessous. J’appuie mes genoux mais ça tremble encore, et Lévie apporte toutes sortes d’objets à poser sur le plateau. Lorsque c’est assez lourd pour que je n’aie plus besoin de retenir les assauts par le poids de mon corps, je la rejoins dans son effort. Et ensemble nous faisons des allers-retours précipités pour être certains qu’on ne rentre plus par là, éliminant au passage les derniers rats qui couraient encore dans la pièce.

Au bout d’un moment, on finit par s’arrêter de s’obstiner. On s’arrête surtout parce que les griffures ont cessé sous le plateau. Ça signifie donc que les rats ont abandonné, ou qu’ils cherchent une autre entrée. Et qu’alors, pour l’instant au moins, on est tranquilles.

Avec Lévie, on se regarde. Et tous les deux, sans qu’on le prévoit, on s’écroule d’un même mouvement. Nos jambes chevrotantes nous ont lâchés, on s’affale contre l’entassements d’objets. La fièvre montée au front. Et affaissés là, on ne bouge plus, trop épuisés pour le faire, avec cette poitrine qui gonfle et se dégonfle bruyamment, tenace dans sa stridente distension. Nos diverses blessures dégoulinent rougement. Je serre la mâchoire, relève un peu le buste, m’assieds plus confortablement. En face, la façade d’une coque qui penche nous surplombe. On se laisse du temps pour récupérer. Lentiment, lentiment… grelottants… froid il fait si froid… il fait si mal… et… je tourne la tête.

Lévie a posé la sienne contre le fatras de bric-à-brac. Paupières fermées. Lèvres crispées, elles sont entaillées à plusieurs endroits. Le reste de son visage est tiré, il tressaute un petit peu, comme si elle n’arrivait à se calmer vraiment. Même pour un court instant. Une griffure saigne à son cou. Je déglutis. Elle doit sentir mon regard sur elle, puisqu’alors elle ouvre la bouche, bien que ce soit en gardant les yeux fermés. Et elle me dit, d’une voix blanche :

— Est-ce que tu les entends ? Les… vagues. Qui se brisent contre le bateau. Les bourrasques qui frappent si fort, et par-dessus les, les, les… armes à feu qui tirent et qui font hurler ? Comme des… mitraillettes ? Et les boulets de canon qui abattent les mâts, explosent la coque, là au même endroit où on est assis ? Et à plein d’autres endroits encore ? Et… l’naviro qu’on contrôle plus sous la tempête ni sous l’attaque, et c’est tellement féroço ? Et les marins qui courent sur le pont, ils crient au feu au feu ! Ils tirent au hasard contre un ennemi fichtrement invisible, et les corps qui tombent dans l’eau, comme… un fichu dernier geste de survie, ou juste parce qu’ils ont été crevés, une balle au milieu du front, un bras déchiré par un boulet ? Et tout ça, c’est comme… un souvenir ? Un événement qui s’est passé avant mais qui résonne encore… ? Oui ? Est-ce que tu entends tout ça ?

Elévie mord sa lèvre. Du rouge goutte.

— Vraiment, y’a un sacré tas d’gens qui sont morts ici, ajoute-t-elle. Des Hỳdōrs, pour la plupart.

Alors, Lévie relève ses paupières, tourne son visage dans ma direction. Et un coup frappe mon ventre, parce que l’iris de ses yeux sont bleus, d’un bleu outremer, exactement comme la Mer, avant d’à nouveau virer au vert, comme à leur habitude. Et ses cheveux se sont élevés, ont pris pendant un court instant une teinte plus solaire, dorée, avec des boucles plus franches. Mais maintenant ils sont de nouveau gris et mouillent platement ses joues. Je déglutis. Elévie n’a l’air de s’être rendue compte de rien et garde sa question sur son visage.

— Désolé. Je n’entends rien…, avoué-je.

— Mais tu le sens ?

— Quoi donc ?

— J’sais pas trop ? L’écho du passé ?

— Comme une émotion, tu dis ?

— Oui ?

Je hausse des épaules.

— Honnêtement…, soupiré-je, c’est flou. Tout est très mélangé. Sûrement qu’il y a quelque chose, oui ?

— D’accord.

— T’es blessée ?

— Quelques morsures et égratignures. Ça va. Rien de grave.

Elle se tait. Mord sa lèvre. Semble hésiter, avant de lâcher d’une voix fluette, comme si c’était à contre-coeur :

— Toi ?

Je souris.

— Je vais parfaitement bien ! lui assuré-je.

Elle fronce ses sourcils, mais ne commente pas. La vérité, voilà : il y a ce premier rongeur qui m’a détruit le mollet, et le dernier qui s’est attaqué à ma cuisse avec véhémence. Et si le sang coule coule particulièrement fort hors de ses deux plaies, et que la douleur pulse me résonne dans tout le corps, je n’ose pas regarder à quoi ça ressemble. Et puis ? Elévie n’a pas besoin de savoir. Il y a d’autres choses plus importantes à penser. Alors je romps le contact visuel et me remets à observer la façade en face de moi.

                   Orée Orée mais dis-moi enfin,

                   Pourquoi au bord de l’ombre

                   Autant de morts

                   Qu’on ne pleure pas ?

Elévie a raison : beaucoup de personnes ont succombé par ici. Maintenant que je me concentre, je la sens la mort qui me creuse le ventre. Et la détresse qui court encore sur le pont. Ça m’affole le sang dans les veines, me brouille la vue. La nausée monte, je frissonne et transpire en même temps, avec la tête qui dodeline, et… AÏE ! Vif serrement à la jambe. J’ai sursauté, crié tellement fort. Lévie soupire, je la découvre qui, avec un bout arraché de sa pélerine, tente un bandage improvisé sur ma cuisse.

— Dis, tu la lèves ta jambe ? m’ordonne-t-elle.

Grimaçant, je m’exécute. Elle entoure la blessure à plusieurs reprises, fait un noeud, et d’un coup reserre violemment. Un autre cri m’échappe. Plus qu’un bandage, elle me fait un garot. Points noirs devant les yeux, terne gémissement · .  ̇ ·

— Ça va, t’as fini de râler ? rochonne-t-elle.

— Je t’ai dit que ça allait…

— Parfaitement bien. Oui. J’ai vu.

— Ça va.

— Orée : t’as la gueule plus moisie que mon plat de nouilles de c’midi. Et ça, faut l’faire. Crois-moi.

La face concentra, Lévie finit de panser ma blessure. Elle me glisse que c’est pas l’idéal, mais que ça devrait bloquer le flot de sang qui s’écoulait alors. Bon. Autre blessure ? Je secoue négativément de la tête.

— Vraiment ? doute-t-elle.

— Oui.

— Bon. Ok. Libre à toi de te vider de ton sang si jamais t’es blessé autre part. M’en fiche.

Je passe une main fatiguée sur mon visage brûlant et transpirant, avant de grommeler, entre mes doigts :

— Bon. Peut-être mon mollet ?

— Et pourquoi c’est si compliqué de me le dire ?

Le regard fuyant, je hausse des épaules. Elévie arrache un autre bout de son vêtement, et pendant qu’elle me bande la morsure, et que moi j’enroule ma paume entaillée avec un bout de poncho déchiré, elle me dit :

— Tu sais c’est pénible, les gens comme toi ?

— C’est-à-dire ?

— Qui s’affirment pas.

— Je m’affirme très bien.

— Mouais… Là, ça va comme ça ?

— Oui, je… Très bien. Merci.

Elle grogne pour toute réponse, avant de se radosser contre le fouillis derrière nous. Et se met à observer plus attentivement notre environnement.

— Pourquoi un bateau ? soupire-t-elle.

Je pince mes lèvres, n’en sais pas plus qu’elle. Nous sommes entourés de ferraille, de cylindres volumineux, d’épais conduits qui se tordent et obliquent à 90°. Une multitude de tuyaux s’y rallient, frelatés, poilus. Ce sont les turbines, les chaudières, les pompes, les conduits de combustible, de refroidissement, d’huile. C’est la salle des machines, qui s’est délitée au fil du temps, toute émoussée par la rancissure du sel, corrodée toute en rouille. L’odeur : étrange mélange de mer et d’abandon. Et une tache de chaleur, comme un arrière-goût de brûlé qui surchauffait la salle, et plus tard l’incendie sur le pont. Le bruni macule l’air il l’écaille.

Elévie se lève. Elle part explorer l’endroit. Et moi derrière je tente d’en faire de même, mais trop m’appuyer sur ma jambe m’est douloura, si bien que j’avance lentement et alors j’ai à peine pu inspecter un carré qu’Elévie a déjà trouvé un chemin là-bas. Elle me crie que des escaliers nous permettent de monter plus haut. Claudiquant, m’appuyant sur les conduits pour me déplacer, je me dirige vers elle. La coque étant couchée, c’est difficile d’évoluer dans une salle penchée. Et même si les appuis sont nombreux pour me soutenir, la plaie sur ma paume m’empêche de trop reposer sur ma main droite. Je progresse toutefois, tant bien que mal, en laissant derrière moi des empreintes rouges sur le fer. Enfin, je rejoins Elévie qui, de son bras, me montre un sombre couloir. Je déglutis. Pourquoi faut-il toujours que ce soit nécessairement étriqué les choses ? Mais où sont les grands espaces, les ciels azurés et infinis ? Mais où sont-ils mes oiseaux ?

Lévie me demande si je tiens le coup. Je lui souris. Mais oui, tout va excellemment bien ! On y va ? Elle m’observe un instant, le regard plissé, incisif, avant de soupirer bruyamment. Puis, d’une vive volture, elle glisse dans la pénombre, disparaît dans le corridor à l’haleine âcre, froide. Salée. Et moi, un frisson fuyant sous ma peau, je m’appuie un instant contre le mur. L’envie de dodormir s’amasse sur mon dos, mais aussitôt je me redresse, non ! Pas d’abandon ! Et sur les talons d’Elévie, je m’engage dans le passage incliné, baissant la tête et avançant avec des petites sautillées, ma jambe blessée qui traine derrière.

Pendant un long moment, on a exploré le bateau, et il était extra colossal. De la salle des machines, on est passés aux étages supérieurs qui contenaient les cabines. On clopinait dans les passages penchés, Elévie devant dégageait les toiles d’araignées avec des larges gestes rageurs. Pestant, jurant, et moi derrière qui me trainais contre le mur, couché presque sur les parois-flétrissures. Parfois, on entrait dans certaines chambres, pour essayer de trouver des indications ou quoi, mais la vérité, voilà : aucun de nous deux ne savait exactement quoi faire, ni où aller. On se guidait simplement en fonction de nos intuitions. Elévie par des sons que je n’entendais pas, comme ces fichues voix criant depuis le passé, me disait-elle, ou le bourdonnement incessant des abeilles. Et moi, je nous dirigeais en fonction des sensations intérieures que je sentais plus ou moins douloureuses là… ici… là-bas ?

… sommes entrés dans une loge autrefois richément meublée. Un lit à baldaquin, une armoire, une commode, deux fauteuils, une table basse, un tapis, des tableaux, des bibelots. Tout croupit dans l’ébréché et le délabré. Fatigué, je me couche dans le cadre incliné de la porte tandis qu’Elévie farfouille dans la cabine en grugnant pestant. Ma tête dodoline soudain je m’autorise une brève fermée de paupières mais très vite, trop vite, Elévie est de retour là. Elle grinche. Me tapote le bras. Je grimace rouvre les yeux.

— Tiens, une béquille, me dit-elle.

Elle me tend un os, rongé à plusieurs endroits, mon visage s’horrifie. Grand si grand, ça ressemble au fémur d’une bête immense et quoi elle veut vraiment que je… ?

— Jamais je me déplace avec ça, m’effaré-je.

— Bon. Comme tu veux. M’en fiche.

Elle le balance par terre.

— Tu l’as trouvé où ?

— Dans l’armoire. Y’a d’autres trucs, mais je te déconseille d’aller jeter un oeil, c’est pas beau à voir.

Puis elle sort de la pièce, les mains glissées dans les poches de son pantalon, dans une fausse attitude de nonchalance. Je déglutis. Observe l’os. Et merde. M’en empare, rejoins Elévie et c’est vrai qu’avoir cet appui me soulage tellement la jambe qui flambait à chaque nouveau pas. Ainsi nous progressons plus vite, tandis que le bourdonnement des abeilles chez Elévie s’accentue et que le poids du chagrin pèse toujours plus fort sur ma poitrine. Enfin, nous nous arrêtons devant un couloir plus sombre que les autres, duquel émane un souffle tanné de sanguinaire et une vive odeur de poisson. Aucun de nous deux n’a envie de s’y engager, mais nous savons, même si c’est sans nous être concertés, que c’est là-bas où il nous faut aller.

— Franch’, ça m’inspire vraiment pas confiance, frémit Elévie.

— Non...

— Mais faut continuer.

— Oui…

Elle relève son menton, grandit son dos, comme pour se donner du courage. Mais bon sang comment elle fait pour en trouver ? Une fleur éclot sur sa joue, près de sa lèvre, et ses racino-peau lentiment se remettent à serpenter. La bande d’eau qui lui barre le visage s’éveille elle aussi : son miroitement s’élance plus franchement, et alors que la rigole partait du sourcil gauche en s’arrêtant sur la mâchoire à droite, l’eau continue maintenant sa course en longeant son cou. Il mouille sa clavicule et coule plus loin encore, disparu sous les vêtements. Lévie s’en rend-elle seulement compte ? Perçoit-elle toute cette voldinguerie qui émane d’elle ? Je ne sais, je ne pense pas, elle scrute l’obscurité la face trop dure, comme si toute cette ardeur elle n’en avait pas conscience, ou alors elle n’en a rien à faire. Seulement moi, je la vois bien sa véhémence, et alors je trouve il y a vraiment quelque chose d’épatant en elle. De l’incompatible qui n’est en fait pas incompatible ? C’est que : ni sa petite taille, ni sa relative maigreur ne sont une raison assez forte pour la dissuader de quoique ce soit, et d’ailleurs c’est comme si rien ne sera jamais assez contraignant pour lui ôter sa fermeté, son hardiesse lorsqu’elle s’engage sur le chemin. Et alors la violence que je devine là-dessous, fondue à de la colère éperdue, déborde de son corps et saute aux yeux, tellement c’est évident : Lévie, elle est une pile électrique qu’on n’arrive pas à décharger. Et si parfois son franc parler me vexe, et qu’alors j’aimerais qu’elle apprenne à mieux se tempérer, je ne peux désavouer le fait que c’est cette fougue aussi qui la rend aussi forte. Il ne fait aucun doute qu’elle est la plus intrépide de nous deux, et d’une certaine manière, savoir que je suis épaulé par cette personne-ci et non pas par une autre, ça me réconforte et me donne, à moi aussi, plus de bravoure.

— Quoi ? dit-elle. J’ai un truc sur le visage ?

— Oh ! Une fleur, des racines, tout un ruisseau, quelques fines entailles, un petit peu de sang, et par-dessus tout ceci, un anodin revêtement de cadavre. Mais sinon, rien de particulier à signaler.

— T’es pas drôle.

— Au contraire, je trouve mon humour excellent. Je t’ai déjà dit que je rêve d’être comédien, dans la vie ?

— C’est vrai ?

— On y va ?

Lévie lève les yeux au ciel. Lui souriant plus franchement, je m’approche de l’obscur couloir dans l’intention de m’y engager le premier. Je me mets à siffloter une légère balade, c’était ma manière à moi de ne pas flancher. Et ainsi, j’ai fondu dans cet inconnu penché, le ventre noué de noir, claudiquant avec ma béquille mon os, pendant que derrière Lévie me suivait en mâchouillant des mots grugnons dans la bouche.

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