32 | Au bord de l'ombre (1/2)

NOVA  ELLÉE.

La première chose que je ressens, c’est le chagrin. Puis, il y a le froid. contre ma joue. alourdi sur mon dos. il mord mes jambes, mes bras. J’ai les membres ankylosés. le souffle compressé et les oreilles bouchées. comme un grand poids affalé sur mon corps. Le froid m’assourdit, me freine       sclérose             l’envie de m’endormir. J’ouvre les paupières. Je me tourne, me couche sur le dos. Le sol est lisse. En haut on voit les étoiles, les nuages en filaments, je ne reconnais aucune constellation. Je relève mon buste, bien qu’avec peine. Frisson. J’examine ce qui m’entoure. Ma bouche, ouverte de stupeur, dégage de la vapeur, et je cligne des yeux, plusieurs fois, de manière presque effrénée, comme si ça allait chasser l’image que j’ai devant moi.

Vide. Le paysage est vide. Je suis assis sur une surface noire qui tout partout s’étire à l’horizontal, sans rien dessus, sans finir jamais. Comme un lac glacé, plat ! Couleur d’ombre éternelle, ou un miroir, dans lequel reflète la nuit intemporelle. Je me lève et remarque cette fine brume qui floue à mes chevilles. Irrégulière, elle fibrille en petits tas, court et coule çà et là. Je n’ose faire un pas. Je suis trop chargé, oui… voilé-voilà ! Chargé à l’intérieur, avec l’impression d’être pris à la gorge par des sanglots qui ne sont pas les miens. Et puis, il y a la peine du monde posée sur mon dos, elle rumine dans mon ventre et cohabite avec un creux c’est un trou dans ma poitrine. Je roule des épaules, tente de les assouplir un peu. Parce que, tout de même… ? Passe une main dans mes cheveux et c’est alors que je réalise : j’ai repris une composition physique. Tout est plus palpablé, rien n’est plus transparenté, et pourtant j’ai gardé ces rigoles d’eau qui serpentent sur ma peau, ces courants d’air qui oscillent entre elles. Quoi mais alors quoi ? Qu’est-ce que ça veut dire ? Est-ce que je suis encore idéelle, oui non ? Non oui ? Et surtout, où est-ce que j’ai atterri bon sang ?

Subité, derrière moi : un hoquet de surprise. Je me retourne sursauté mais très vite je souffle-soulage. C’est la fille de tout à l’heure. Elévie. Pas une bête ou un monstre ou un démon ou une chimère fantasque ou que sais-je ? Elévie. Assise sur ses genoux, elle jette des regards nerveux autour d’elle, la tête mouvimentée, sans arriver à se calmer nulle part. Comme moi, son corps n’est plus diaphanescence, mais des racines louvoient toujours sur sa peau, des riviérées circulent le long de ses veines. Une fleur de lys naît derrière son oreille, fane puis disparaît, et sur son épaule, un amas de pâquerettes germe. Elle a un visage moucheté de taches de rousseurs, deux grands yeux couleur sapin et, étonnammé, des cheveux gris. Des qui n’étaient pas gris avant. Courts, bouclés, désordonnés, ils grignotent son cou, bougent à chacun de ses gestes. Elévie se lève. Suragitée. Elle fait plusieurs tours sur elle-même, triture ses doigts. Surtout elle m’ignore superbement, persiste esseulée dans sa fébrilité. Côté tout-fou. Et des vêtements étranges : pélerine vert mélèze recouvrant son buste, t-shirt noir, manches couleur de l’aubergine qui lui remontent jusqu’aux coudes. Mitaines. Pantalon kaki et évasé jusqu’aux genoux. Guêtres sombres, bottines noires. Elévie tournitourne et, soudain, tournitourne plus. Elle daigne enfin m’accorder son attention lorsque, déterminée, elle vient se planter devant moi. Mains sur les hanches. De but en blanc, elle demande :

— On est où là ?

Je cligne des yeux, étonnia par cette façon qu’elle a de dire les choses comme elles lui viennent. Une bande d’eau s’écoule sur son visage en diagonale, glissobrille, me cache une partie de ses traits, si bien que je me dis : impossible de la reconnaître si je venais à la croiser en Sublunaire, quand elle n’idéelle pas. Je hausse des épaules.

— Je ne sais, répondé-je.

— Tu te fous de moi ?

— Et pourquoi j’en saurais plus que toi ? Surtout que c’est toi qui semblais la plus informée sur ce qu’il se passait en Sublunaire !

— Ben j’sais pas ! T’as serré le corps du vieux comme si tu savais exactement c’que tu faisais et où tu allais !

— Eh bien, navré de te décevoir, mais non, je ne maîtrisais rien, et d’ailleurs voilà longtemps que je ne maîtrise plus rien.

— Super. Alors ça veut dire que j’me retrouve dans un lieu inconnu, qui fiche la flippe, avec un empoté qui l’y sait rien sur rien. C’est ça ?

Sa remarque me rembrunit, un petit peu. Je croise les bras.

— Encore une fois : rien ne t’oblige à me suivre, relevé-je.

— Ouais. Eh ben. J’suis quand même là.

— Pourquoi ?

— Tu te prends pour qui sérieux ? Pas tes oignons.

Je fronce mes sourcils. Et j’ai envie de lui faire remarquer que si, ce sont un peu mes oignons. Parce que, tout de même ? Mais je ne dis rien. Je secoue ma tête, frotte mes paupières. Grimace tant le noir pèse massif, toujours plus massif sur mes épaules, et que le froid ronge ma peau. Je réfléchis. Je regarde par-dessus l’épaule d’Elévie et d’un geste du menton, je dis :

— Je pense qu’on doit aller là-bas.

— Pour y foutre quoi ?

— J’en sais rien. Mais j’ai comme l’impression… c’est là où c’est le plus douloureux.

Elévie mordille sa lèvre.

— Ok.

Et elle virevolte, s’avance d’un ou deux pas incertains. Marche subité avec une franchise folle, comme animée par de la colère, de la rage ? je ne sais. Voyant que je ne la suis pas tout de suite, elle se retourne :

— Bon alors, tu viens ? J’sais pas trop comment ça s’passe les choses, mais si on est en train de changer un vivème, là, maintenant, faut qu’on s’bouge les fesses.

Son regard est rafal’orageux. Je déglutis.

— Allez Orée ! Franch’ !

— Ça va, ça va… J’arrive.

Au ptit pas coursé, je la rejoins. Nous marchons côte à côte. En silence. En avant, toujours en avant.

— Au fait ? dit-elle soudain.

— Oui ?

— Pourquoi t’as les cheveux gris ?

— Comment ça, j’ai les cheveux gris ?

— Ben ouais. J’sais pas trop ? Avant tu les avais bleus.

Je m’arrête tandis qu’Elévie grogne, me dit c’est pas le moment franch’ ! Faut qu’on avance !

— T’as aussi les cheveux gris, lui signalé-je.

— Raconte pas n’imp’.

Je me remets en route, glissant mes mains dans les poches. Haussant des épaules, aussi.

— Crois-moi pas si tu veux, lâché-je.

— Mais pourquoi on aurait les cheveux gris !

— Mais je n’en sais rien ! Oserais-je te rappeler que je suis une personne empotée ?

— Un empoté qui, en plus, fait un boucan d’enfer quand il marche.

— Pardon ?

— D’ailleurs, t’entends ? me demande-t-elle. Ça s’est accentué.

— Quoi donc ?

— On dirait un bourdonnement d’abeilles.

Frissonnant, je tends l’oreille. Mais je ne discerne que la noirceur qui est fraîche et mordante.

— Alors ? s’impatiente-t-elle.

— Non, rien.

— Empoté, bruyant et sourd. On pourrait pas faire mieux.

Je lui jette un regard aigre.

— Tu peux être un petit peu moins désagréable, s’il te plaît ? riposté-je. Et garder certaines remarques pour toi ? Certaines choses que tu dis sont blessantes.

— Roh ça va, si on est vexé pour si peu…

— D’ailleurs je te ferais remarquer : peut-être que je n’entends rien, mais je ne suis pas aussi empoté que tu le penses. Il y a ces émotions que je ressens et qui me guident, tu te souviens ?

Elévie mâchonne une grognée, ne répond d’abord rien. Grinche finalement :

— Alors tu ressens des choses que j’ressens pas, et moi j’entends des trucs que t’entends pas. Bon.

— En voilà une super équipe.

— C’est toi qui l’as dit.

On a continué à progresser sans plus rien nous dire. Toujours plus loin. S’enfonçant dans la nuit, on marchait et marchait et marchait, je ne sais combien de temps, sur cette surface qui était comme un lac de glace noire. Et malgré la cadence soutenue de nos pas, je n’arrivais pas à me raviver la chaleur au ventre. Polaire, il faisait tellement polaire. Elévie aussi grelottait, sans jamais s’en plaindre toutefois. Ayant croisé les bras, elle s’avançait l’enjambée ferme, la mine rembrunie, le nez froncé. Hardie extra.

À nos pieds, les frima’filaments rongeaient nos chevilles, et dans le ciel la nuit tombait glaciale, et la peur et le pleurard glissaient sur la givrure. Le paysage offrait la même image partout, du noir du noir étendue satinée de noir, si bien que très vite, mes yeux se sont fatigués et je me suis retrouvé dans un état second. J’avançais encore mais somnolais à moitié, endormi par la lourdeur du ciel, sa plainte, son éplorement. Combien de temps nous sommes là encore toujours, ici… je ne sais, et si… et si… on vivait une autre temporalité ? Une minute ici c’est une heure en Sublunaire, ou une heure ici c’est une minute en Sublunaire, je ne sais, quoi ? Comment…              et heureusement qu’il y a Elévie         parce que, tout de même...

— Orée…

— Hum ?

— C’est quoi ça ?

Je me retourne semi-comateux. La peau blafarde, Elévie me montre quelque chose à ses pieds, et lorsque je baisse la tête, mes traits prennent la teinte de l’horreur eux aussi. Il y a un oeil sous la glace. L’oeil est immense. Il recouvre la taille d’une bonne moitié d’un terrain de football. Non. Plus immense encore ? Si immense que mon ventre se retourne, et mes jambes flageolent, et mon souffle se hache, et lorsque la vaste paupière se ferme, se rouvre, noire noire noire pupille, je me recule, je glisse à la renverse, si lisse la surface, je me recule sur les fesses, j’ai la déglutition coupée, et alors je ne réfléchis plus. D’un geste impératif, je me relève, je me détourne et je cours. Je cours. Je cours. Je cours et derrière Elévie crie mon nom, Orée ! Orée ! mais je fuis encore, un moment, un moment,  encore un moment en plus s’il vous plaît qui m’éloigne de l’oeil, jusqu’à ce que ? deux mains se posent sur mon buste. Me stoppent, se retirent aussitôt. Elévie est devant moi. Freiné, je la regarde et je suis soufflé et nauséeux et je peur et je peur encore et je :

— C’était quoi, ça ?

— Calme-toi, calme-toi… Là. Tout va bien. Là. Ça va ?

— Oui. Oui. Mais c’était qu–

— Je sais pas. Je sais pas. J’en sais foutrement rien. Hé… ça va aller !

— Mais qu’est-ce que–

— Écoute, là, tu m’écoutes ?

— Oui…

— Non tu m’écoutes pas, tu paniques total’ !

— C’est pas vrai ! Je t’écoute !

Elévie pose ses mains sur les hanches, hausse ses sourcils, ne me croyant pas le moins du monde. Et elle attend. Elle  attend. Elle attend. Elle attend… quoi ? Que j’ai régulé ma respiration qui là maintenant sprinte au galop ?

— Ça va maintenant…, dis-je au bout d’un moment. Je t’écoute.

— Ok. Bon. Ça fait depuis tout à l’heure que je me dis… et si on était dans la tête du vieux ?

— Quoi ?

— J’sais pas trop ? Et si on était dans un monde similaire à l’Eurythmie, sauf que celui-ci n’existe que chez lui, le vieux ? Sa tête à lui ?

Je cligne mes yeux, elle mord sa lèvre.

— Alors ça voudrait dire… hein ? continue-t-elle. Qu’ici aussi c’est l’imagination qui régit tout ?

— Tu veux en venir où, là ?

— Que l’oeil, j’sais pas ce que c’est, un monstre immense ou j’sais pas ? Et que quoiqu’il en soit il est une invention de l’esprit ? Et si… et si… ?

— Oui ?

— Et si nous aussi on pouvait imaginer des trucs ?

Elévie se dandine d’un pied à l’autre, intenable, tandis qu’en face je réfléchis.

— Il y a des Lois de l’esprit en Eurythmie, relevé-je. Ici, probablement aussi. On peut pas tout faire.

— On peut quand même essayer. Parce que marcher à l’infini sur c’te fichue surface noire, ça nous mène à rien.

— Tu veux imaginer quoi ?

Un sourire farouche étire ses lèvres, un qui m’effroie parce que c’est typiqué le genre d’expression annonciateur d’ennuis. Elévie ferme les yeux, glisse une main dans la poche de son pantalon, serre fort ses paupières, fort si fort, comme si elle se concentrait à l’extrémité des concentrations. J’attends, tandis que plusieurs pâquerettes fleurissent sur son épaule et dans la bande d’eau qui diagonale son visage. Les racines s’y mêlent, et se perdent, là dans ses taches de rousseur. Des feuilles rousses se tortillent sur sa jambe, ça me fascine, et lorsqu’Elévie rouvre le regard, il y a une relevée triomphante qui élonge ses lèvres. Sauvage presque. Et de sa poche, elle retire quelque chose en s’exclamant ah ah ! très satisfaite d’elle-même, sauf qu’alors, à peine l’exploit exécuté qu’elle pâlit. Ses jambes chavirent. J’esquisse un mouvement pour la soutenir mais déjà elle me crie de pas la toucher, ça va, ça va, me touche pas ! Je lève les mains en signe de paix.

— Ça m’a juste épuisée, s’explique-t-elle, la mine cireuse, tenant toutefois sur ses jambes. Mais ça va. C’est bon. Et…et… fichtre ! J’avais imaginé un truc vachement plus classe. J’avoue.

Mais moi, lorsque je vois ce qu’elle a créé, je colère :

— Pourquoi vous avez tous une passion pour les armes, sérieux ! Et tu veux faire quoi avec ça ? Bien aimablement me trucider ?

Elle roule des yeux au ciel, sans que l’excitation sur son visage s’évanouisse toutefois. Le corps électrique, Elévie s’agenouille, s’installe au mieux, inspire expire, avant de lever sa dague haut si haut ! au-dessus de sa tête. Et avant que je puisse l’empêcher de quoique ce soit, elle baisse ses bras en y mettant le plus de force possible. Charge étonnamment vivépuissante. KLING ! Sol frappé. Rien. Bras relevés. Elle va recommencer. Oh bon sang oh bordel oh non NON ! Je me précipite pour retenir son poignet.

— Dégage tes pattes ! crie-t-elle.

— Non mais tu déraisonnes ! Tu veux quoi, réveiller la bête qu’il y a dessous ?

— Ben moi au moins j’fais quelque chose ! Pask’ j’compte pas rester bloquée ici jusqu’à la fin des temps ! Pis entendre toutes ces abeilles dans ma tête, j’en ai assez. Trop raz les miches alors laisse-moi, tu veux ? Franch’ tu m’énerves !

Une bouffée de ressentiment monte dans mon ventre. Une qui doit être autant la mienne que la sienne, alors tout est à la décuplation et je ne peux pas m’empêcher de lâcher, alors même que j’ai si peu l’habitude d’être amer ainsi :

— Toi aussi tu m’énerves. T’es complètement déséquilibrée.

— Déséquilibrée ! Déséquilibrée… Eh ben. Ouais. J’le suis. J’suis siphonnée et complètement déséquilibrée. Mais tu sais quoi ? Déjà j’m’en fiche, j’ai toujours été comme ça, pis t’as qu’à t’en aller si t’es pas content. Va faire ta petite rando’ dans c’t’endroit qui fiche la déprime et la flippe, j’te retiens pas ! Oust ! Loin !

Évidemment, je ne pars pas. Je me contente de croiser les bras, tandis que Elévie me foudroie du regard, relevant sa dague. Une nouvelle fois. Comme un signe de défi. Je ne la retiens pas. Elle prend une attitude victorieuse à la gnah-ah ! Puis s’attaque au lac gelé. Elle tape. Reprend de l’élan. Tape. Reprend de l’élan. Tape. Reprend de l’élan. Tape. Reprend de l’élan. Tape. Tape. TAPE. TAPE. À chaque fois, la dague atterrit à angle droit, résonne dans un tintement puissant, aigu, nu ! KLING ! La lame tremble, ne casse pas, la glace ne casse pas, rien ne casse. Il y a juste la nuit d’étoiles et de nuages qui coule dans le fer. Et moi, je regarde Elévie s’obstiner, impuissant, n’osant plus intervenir, et rien ne se passe mais Elévie continue encore encore et encore et encore. Peu à peu, son geste d’insuffisance devient rage et impatience. Elévie frappe elle frappe elle FRAPPE, alors je comprends que tous ses assauts sont en réalité bien plus que la volonté de juste briser la glace. C’est la volonté de briser tout ce qu’elle déteste en elle, telle que la surexcitation, le désordre, ou cette fragilité que tout un monde possède mais qu’elle refuse d’endosser, ne serait-ce qu’une seule fois. Le fiasco elle ne l’accepte pas, en elle, autour d’elle, et ses bras qui s’élèvent et ses bras qui s’abaissent inlassablément voudraient détruire ce fichu monde qu’elle a pris en grippe il y a longtemps déjà. L’éclatement strident de la dague, KLING KLING c’est dans cette inflexion qu’Elévie comprime tout un tas de choses refoulées si fort, depuis tant d’années, et maintenant qu’elle a commencé, elle ne peut plus s’arrêter. Bientôt, je surprends le coin de ses yeux briller, j’entends un sanglot qu’elle retient fort si fort dans sa gorge, pas pleurer pas pleurer pas pleurer pas pleurer jamais pleurer, jamais devant personne, plus jamais dans ma vie. Sa soudaine émotion me prend à la gorge, si bien que mon irritation tombe d’un coup vlouff ! et que, en silence, je m’agenouille à ses côtés. J’aimerais prendre son bras bien qu’elle m’ait défendu de la toucher. J’aimerais juste qu’elle s’arrête parce qu’elle se fait du mal ainsi. Et rien ne se passe, et tape TAPE tape TAPE je ne pleure pas pas pas pleure pas, mal mal mal à la tête tête toque toque toque ça toque au sol sous le front, ça colère ça hargne ça foudre, et Elévie ne pleurait pas mais c’est moi qui me suis mis à le faire. J’avais mal, si mal pour elle, si mal pour nous, et l’atmosphère en bouffait du chagrin, la peine du monde, et tout augmentait au plus fort des vertiges et je crois que c’est ça, plus que la dague, plus que la puissance de ses maigres bras, qui fait que soudain, brisement il y a.

Elévie jette un cri de victoire, à demi-sangloté. Plusieurs pétales, bleues du ciel, germent dans ses cheveux gris. Elle renifle, sèche son nez avec sa manche. Sa dague est enfoncée dans la glace. Autour, des petites fissures se dessinent lentiment. Elévie se réempare du manche.

— Hum, Lévie ? dis-je craintivement.

— Je te l’avais dit. Il y a quelque chose à faire là-dessous. En plus…

Elle baisse son buste, pose son oreille contre la surface. Un pâle sourire apparaît. Elle est fatiguée.

— Les abeilles sont là-dessous, souffle-t-elle. Et il y a… des bruits de rats ? J’vais enlever c’fichu couteau.

— Ce n’est pas très raisonna–

Craquement. lézardé. sous nos pieds. Lévie ne m’a pas écouté. Elle ne m’écoute jamais. Elle a retiré la dague et maintenant, la glace se fend. Un milliard de scissures naissent sous nos genoux, tout rompt, tout fléchit en crissant, et il me reste juste assez de temps pour voir Lévie me sourire furieusement, ses deux yeux verts grands ouverts, chauds, brillants d’une étrange fougue, avant que tout s’ouvre, mon ventre, ma respiration, les saccades du coeur, le sol, tout. Et le vide nous aspire.

 

 

Nous tombons,

tout droit.

 

 

 

 

Nous tournons,

          tournons

tournons

                tournons         tournons

           tournons

                             tournons

            tombés dans l’eau.

FLAP ! Je pense ? Froid, liquide. Non. Visqueux. D’un visqueux acidulé qui ronge ma peau, je crie-douleur dans l’eau et l’eau rentre dans ma bouche, dans ma gorge. J’étouffe tout se bloque, il faut… faut remonter… larges brassées mais ma poitrine soubresaute et mon corps se CRisPe et je coule toujours plus profondé et les vagues tournent là-dessous et j’enroule là-dedans et mes bras ne veulent pas plus ils… ils… ma poitrine ÉCLATE de vide et… et… je crois que je… dois mais… quoi des doigts AAH griffent ma peau ils crochent mes vêtements et je   cOnvUulSe et ces mains glaciales plus glaciales que tout enserrent mon buste langoureuses amoureuses elles montent serrent ma gorge j’étouffe ça me noie ça m’aspire au fond toujours plus au noir je ne comprends pas c’est comme si une bestiole plusieurs bestioles me coulent les paumes compressent mon ventre et du liquide poisseux dans ma bouche et je       (meurs ?)   ma poitrine   EXPLOSE     tellement besoin d’air     il y   a    non s’il vous plaît        poids c’est lourd    (meurs ?)  le froid    s’il vous plaît…   me scie les bras les jambes   veux p as…   j’enprie   je m’évanouissance   tombe      abantombe   et une voix claire une voix d’enfant perce ma tête mais je    (meurs ?)    je suis    tomb’eau   et  · .  ̇ ·

                   Dis-moi Orée,

                   Pourquoi au bord de l’ombre

                   Autant de morts

                   Qu’on ne pleure pas ?

                   Et pour qui sont-ils

                   Ces enfants-soldats, morts au combat ?

                   Ces morts ces Hỳdōrs,

                   Que tu pleures tout bas ?

                   Et toi ? Où es-tu ?

                   Toi au moins tu n’es pas mort, dis-moi ?

                   On s’était promis Orée ! Promis-juré-craché !

                 Promis qu’on se reverrait, même s’il fallait attendre plusieurs années pour cela !

                   Dis ?

                  Tu reviens ?

Quelque part quelqu’un s’empare de ma main. On me tire par le bras. Mais cette fois, c’est vers le haut. Haut haut toujours plus haut. Avec une telle vigueur que la chose-glaçure qui me sombre vers le bas ça glisse ça me… lâche. Haut haut toujours plus haut. Mes poumons sont plein de douleur, ils HURLENT ils… Je ne respire plus. Bientôt. Polaire partout la nuit des ombres éternelles. J’abantomb’eau ou alors je…    A I R     Oh bordel, ça y est, je l’ai, tête sortie hors de l’eau, je mange de l’air. Strident et inondé le sifflement de ma poitrine. Je tousse en dégorgeant du fluide glutineux. Autour : des hautes vagues qui mugissent une odeur pourpre. Purulente. Du putride comme du sang qui fouette le nez. Et en face de moi, Lévie. Lévie. Oh Lévie… Je vois Lévie à travers les gouttes rouges qui perlent à mes cils et tout se compresse mon ventre. Elle crache elle aussi, tentant tant bien que mal de rester à la surface d’un déferlement de, de quoi ? Au juste ? De flots sombres et cramoisis et frimas et acides et… Fougueuse, Lévie bat des jambes, la figure tordue par la douleur, la peau maculée de rouge, et à la voir si déterminée à ne pas lâcher, je comprends que c’est elle qui m’a ramené, alors que peu à peu je me laissais (mourir ?) engloutir par le lac, sans vraiment opposer une quelconque résistance.

Une bourrasque frappe nos corps. Une vague monte et son ombre aussi. Elle casse. Giflés. Ramenés sous l’eau. La main-hiver se réaggripe à mon pied me pousse me tracte en bas. Je secoue brutalé la jambe, un muscle à ma cuisse beaucoup trop froid CLAC! se déchire, l’emprise se resserre, je redouble d’effort grimaçant toute la douleur qui fend ma jambe, et je coule et je coule encore, les ongles transpercent balafrent ma cheville, griffo’remontent le long de mon mollet, et je pleure de mal de rage et je secoue tellement FORT allez allez là ! Pied libéré ! Mes bras amorcent des larges mouvements, je nage je monte, la pression des flots compresse mon crâne, mes poumons, allez, allez ! En haut ! J’entonne l’air. Je suffo’crache. Je cherche Lévie. Pas là. Pas là. Pas là ? Je tourne sur moi-même,  j’essoufflante à vouloir rester à la surface à tout prix, mes jambes moulinent si vite et la peur me fera vomir les boyaux, une vague me flagelle, je tousse je crache, je prends une grande inspiration, je plonge, tout est sombre partout, vois rien rien, l’affolement fouette cinglant mon ventre, c’est le mien mais pas que, ça vient de là-bas, je crois, je m’y dirige, je nage je nage, on se réharponne à moi mes hanches éraflées mais cette fois je me secoue si agressif ça me lâche à l’instantané, je nage je nage, soudain il y a une bourrasque de frayeur vraiment violente, c’est Lévie, c’est Lévie, j’en suis persuadé c’est Lévie qui peur et c’est moi qui m’approche, je nage je nage. Peu à peu, mes yeux s’habituent à l’obscurité, je surprends une silhouette là-bas qui se débat avec…

Oh. Oh. Frisson. Un frisson me court dessus. Oh bordel.

J’aurais préféré ne rien voir. Ne pas voir non jamais Lévie aux prises avec ces corps grêles blancs laiteux transparents quasi qui ressemblent à rien d’autres qu’à des… cadavres et ils sont là les cadavres tous les cadavres qui croupissent au fond du lac, je les vois maintenant. Ils sont des centaines à mollement se mouvoir, rampant l’un sur l’autre, coulissant à la ramolesse, comme s’ils se réveillaient après un siècle d’hibernation, roulant se tortillant c’est un amas de vers moisissants. Ça me pétrit l’intestin, certains s’éveillent plus vite, ils s’agenouillent, se lèvent courbément, et deux d’entre eux étaient vraiment rapides : ils sont ceux qui enserrent Lévie, ils sont ceux qui probablement s’étaient étranglés à moi la première fois. Je ferme les yeux, je nage je nage, mes larmes d’épouvante coulent dans l’eau, je ne m’oriente plus que par l’agitation intérieure de Lévie, et derrière mes paupières l’image du fond du lac ne part pas. D’avance je sais que c’est une vision d’horreur d’un genre qui ne s’oublie pas, je nage je nage, et leur peau mangeait leur os, et leurs orbites étaient vides, noires béantes, sans globe oculaire dedans, et leur bouche était fripée, je nage je nage, je rouvre les yeux, Lévie est là, et je les arrache ces cadavres, de toute ma peur je les ARRACHE je les jette en bas. Étonnamment, ils n’opposent qu’une faible résistance. Ils tombent mollassonnés. Et le vide m’aspire la poitrine et je m’empare du bras de Lévie et je nage nage et je ne veux plus regarder en bas mais je les vois je les vois encore ils sont là tout au fond ils se lèvent ils sont débout ils se marchent dessus. Le temps les a à peine détériorés, c’est comme s’ils n’ont jamais fini de vivre et qu’il leur fallait exister encore un peu, sous n’importe quelle forme, même celle-ci, chair figée, avariée, mouillée toute putréfiée, rides qui se referment sur elles-mêmes.

                   Orée Orée mais dis-moi enfin,

                   Pourquoi au bord de l’ombre

                   Autant de morts

                   Qu’on ne pleure pas ?

Lévie Lévie, je ne sais pas ?

Je seul-pleure

Tu seul-pleures

Nous seul-pleurons

                    Pourquoi donc les hommes meurent

                    Et personne ne s’émeut ?

Ces voix que j’entends, ces voix qui se répondent, ces voix d’enfants dont je me demande si ce sont celles de Lévie et d’Orée du passé, qu’est-ce qu’elles signifient ? Cage thoracique qui va exploser. On monte. On nage on nage, et on nage et on nage encore. On nage on ne s’arrête jamais de nager. On émerge. On engloutit le ciel par une stridente inspiration. On expire on stridule. Crachats de noir, de rouge. On regarde autour de nous, on voit le ciel et sa terreur, on voit une berge là-bas, on crie là-bas là-bas !! On nage on nage. On crawle on crawle, comme jamais on a crawlé dans notre vie, avec des bras furieux et des jambes plus furieuses encore. On ignore toute la souffrance, tous nos muscles qu’on ravage d’effort, tous nos poumons qu’on broie de vide. On est propulsés plus que par l’effroi et l’adrénaline et ça nous fait tout oublier qu’on a mal à l’intérieur de soi.

Enfin, nous touchons le fond. Enfin nous pouvons courir. Mais à peine les jambes s’élancent-elles sur la terre ferme que tout tremble nos membres et tout s’écroule nos membres. Sèchement on s’éclate sur une plage de pierres sombres et coupantes. Taillades. Cisailles. Et nous : mouillés. Grelottants. Peau fiévreuse et membres brûlants. Couchés à plat ventre sur l’affilé du littoral, on respire bruyamment, hoquetant encore et remplissant si fort nos poumons, le ciel la nuit il y a tellement d’air à avaler là-dedans. L’envie de vomir, et aucun de nous deux n’arrive plus à maîtriser son corps qui se convulse et s’agite et les entrailles se tordent tellement fort ça me renverse tout l’estomac. Ça remonte ça… je relève le buste je crache je vomis. Ça m’acide tellement âcre la gorge. Et je me réécroule. Et je… je… sèche ma bouche mes yeux rouge-flots, avant de tourner la tête en direction du lac. Aucun bras rampant n’en jaillit, surtout les vagues fléchissent sans plus se relever, si bien que la surface bientôt devient lisse, l’air d’être recouverte d’un vernis noir et luisant. Un soupir de soulagement m’échappe. C’est fini. Oui. Fini. On s’en est sortis. Hein, promis que l’horreur c’est fini ?

Vous devez être connecté pour laisser un commentaire.
Vous lisez