Paris, été 2012. – Point de vue d'Émilie.
Cet été, j'emménage chez Marthe, la patronne du café. Je ne pouvais plus rester chez moi, et c'est la seule qui m'ait permis de m'installer dans son vieux cagibi, à condition que je le retape, avec les moyens du bord. Et comme je fais des travaux jour et nuit pour que ça soit prêt avant septembre, je ne suis même pas vraiment heureuse. J'en peux déjà plus, j'ai encore plus mal partout. Même le café ne suffit plus. Heureusement, j'ai des copines qui m'aident.
Surtout Prune, je dois dire. Solène est passée pleine d'enthousiasme en disant que c'était super cool de faire des travaux. Je lui ai fait enduire la moitié d'un mur, au bout de moins de trente minutes, radieuse, elle m'a demandé quand on faisait une pause pour boire un thé ? Elle était vexée que je lui dise que je ne pouvais pas m'arrêter et qu'elle n'avait qu'à prendre un thé pendant que je continuais. Pas le temps. Grande-reine, elle m'avait fait l'honneur de venir m'aider sur mon chantier, pour qu'on passe du temps à... boire le thé.
Solène a du mal avec moi qui reste à ressasser les fonds d'égout de mon passé. Je suis perpétuellement en train de demander de l'aide et du soutien, à ce niveau, c'est presque carrément du sauvetage permanent. Je ne vais pas de l'avant, dit-elle. Et moi j'ai du mal avec sa vie à 200 à l'heure où le petit caillou dans sa chaussure gênant du jour chasse le grain de sable torturant d'hier. Il n'y a pas de petit problème, dit Solène. Et il ne faut pas tout faire peser sur les autres.
C'est vrai que c'est mon problème si j'ai des travaux à faire pour rendre habitable ce cagibi. Parce que ma situation personnelle fait que j'ai du mal à savoir si je serai pas encore plus en sécurité dans la rue qu'en restant « chez moi », là où je n'ai jamais eu de place. Dans un danger que j'ai toujours connu, mais qui n'a jamais pu me protéger.
Et puis, grâce à Prune et aux copines venues m'aider à retaper le local à poubelles de Marthe, j'ai fini par m'installer dans ce lieu mi-habitable, mi-insalubre. Mon eldorado. Ma ruée vers l'or de la paix. J'ai trouvé un endroit où être tranquille, je n'ai vraiment plus envie de sortir du tout. Le médecin dit que depuis, ma dépression a empiré. C'est vrai que je me sens de plus en plus fatiguée, à l'idée de faire quoi que ce soit. Guillaume me dégoûte trop. Je n'ai même plus la force d'assister à ses cours : je sèche. Alexis n'a même pas essayé de me faire changer d'avis, il a renoncé lui aussi. Il me laisse être folle et fuir notre plus « cool prof », comme il dit. Il a fallu que je lui dise la vérité, sur l'événement.
Je manque beaucoup de cours, à la fac. Pour ainsi dire, je n'y vais presque jamais. Et chaque fois que j'y suis, j'entends Camille se vanter de ses résultats, de ses heures passées à travailler avec les livres de la bibliothèque. Je l'entends se plaindre aux profs pour n'avoir eu « que » 19,5/20. Moi je n'y arrive plus, je m'endors quasiment à chaque cours. Gentiment, Alexis me réveille, il prend mes affaires et il m'aide à me déplacer d'un lieu à l'autre de nos cours. Je suis comme un chien malade. Les autres avaient raison, il a simplement pitié de ma faiblesse, c'est un chic type, il n'a jamais eu d'amour pour moi.
Depuis la rentrée, Colas – qui a troqué son titre de président adjoint du BDE contre celui de président tout court – s'est mis martèle en tête de me faire revenir dans le droit chemin. Pour lui, la vie c'est facile, c'est marche ou crève. Colas ne comprend pas que des fois la route de la vie se brise, nette. Qu'avant ça, on pleure en écoutant Anne Sylvestre. La chanson du funambule, dans laquelle ce n'est pas méchant de souffler, de s'amuser à balancer le fil de sa vie... Et c'est tout ce que je lui souhaite, de traverser l'autoroute de la vie sans le moindre accident, ou juste quelques petites contraventions pour excès de vitesse.
Projet de couverture du livre : Colas à la place du Cavalier d'Epées du tarot Rider-Waite. Il évoque une personne qui est déterminée, audacieuse et prête à affronter les défis avec assurance. Chevalier de la légion d'honneur représente la logique de la réussite sociale attribuée au mérite personnel et à l'allégeance aux puissants.