33. Démon des logiques arbitraires

Par MarieZM
Notes de l’auteur : TW : santé mentale dégradée, maladie, abus de médicaments, troubles compulsifs alimentaires (anorexie), idées noires.

Paris, automne 2012. – Point de vue d'Émilie.

 

Ça va mieux, le médecin m'a prescrit du tramadol, en plus de la codéine qui ne faisait plus beaucoup d'effet. J'arrive à retourner à la fac, c'était juste le contrecoup des travaux qui m'ont fait mal aux muscles, maintenant ça va aller. Comme j'ai encore perdu du poids, le médecin a donné des protéines de lait, goût vanille, c'est pas si dégueu. J'arrive à avaler mes cachets avec. Et à aller en cours. Alors j'imagine que tout va bien.

Avec Alexis, par contre, ça commence à se compliquer. Ou peut-être que c'est seulement maintenant que je m'en rends compte. Il me reproche de ne pas fréquenter les autres. Il dit que sa vie sociale est nulle à cause de moi, que je l'isole trop du reste du groupe. Je ne me rendais pas compte. D'un autre côté, je ne lui ai jamais rien demandé de faire pour moi. Ou probablement que si, que tout en moi transpire tellement le besoin d'être aidée, soutenue, accompagnée.

Il veut qu'on mange au Crous le midi, maintenant, avec « les autres ». Ce qu'il ne comprend pas, c'est que je préfère mourir que d'entrer dans une cantine scolaire. Mourir, je ne sais pas, c'est un peu définitif, alors sûrement que non, mais tout en moi hurle que je n'y survivrai pas. Pour lui, c'est facile, il suffit d'entrer, de prendre son plateau, de s'installer à table, avec les autres, puis d'attendre qu'il soit plus tard. Pour moi, chaque seconde me rappelle à l'angoisse de j'ai-oublié-quoi. Et cet oubli rend la peur terrible.

Bref, on s'engueule pour ça. Lui, parce que je pourrais faire un effort pour manger au resto U, et moi, parce que je n'en ferai pas. Et que je peux très bien manger toute seule. De toute manière, en ce moment, à part les protéines médicales, je ne peux pas manger du tout. Parfois j'en ai même marre – et c'est un comble – de toute sa compassion gluante. Pendant la pause repas, tout ce dont j'aurais envie, c'est d'être tranquille pour écrire toute seule. Au calme, dans les escaliers F. Les seuls de la fac où personne ne passe jamais.

Mais quand je lui dis ça, il paraît tellement triste que je me sens même coupable de ressentir cette envie alors qu'il est si gentil avec moi, lui. Pour me changer les idées, il m'a même invitée au cinéma, alors que je déteste ça. J'ai fini par accepter. Après tout, c'est ce qui lui remonte le moral à lui, et il fait ça pour être gentil. Dans la file d'attente du film, il faisait semblant de me draguer. Ça ne lui arrive pas souvent de délirer à ce sujet ! Je dois lui paraître vraiment au bord du gouffre pour qu'il ressente le besoin de me faire rire comme ça. Évidemment je me suis sentie mal à l'aise et j'ai dormi pendant tout le film. En sortant, il avait l'air déçu, presque énervé. Dès que je fais des efforts, j'ai toujours l'impression de mal faire et que c'est pire après.

Sinon, c'est bientôt son anniversaire, je lui ai proposé qu'on passe la soirée ensemble. Il m'a prise de haut en disant qu'il n'avait absolument pas envie de s'ennuyer avec moi en dehors de la fac. Plus tard il est revenu me dire qu'on pouvait se voir à condition qu'il y ait aussi Elise et Costis. C'est son anniversaire, je peux bien faire un effort pour supporter ce gros con, mais d'un autre côté, je ne vois pas trop pourquoi il m'impose ça à moi. Alors que selon ses dires il n'a absolument pas envie de s'ennuyer avec moi.

Pour Elise, c'est évident. C'est le signe qu'il veut se libérer de moi mais qu'il ne veut pas me blesser en le disant directement. Elise dit qu'il en a déjà beaucoup fait pour quelqu'un d'aussi désespérant que moi et qu'il serait temps pour lui de penser à lui. Je suis d'accord avec elle. Ce que je ne comprends pas, ce sont toutes ses attitudes d'affection avec moi, il paraît tellement sincère... Elise dit que je vois ce que j'ai envie de voir et qu'il faut que j'arrête de surinterpréter. C'est sûr que je me prends la tête pour rien, il serait vraiment mieux sans moi.

Pour son anniversaire, il a vraiment été super mignon avec moi. Ça m'a fait beaucoup de bien, mais il faut que j'arrête d'être égoïste et que je prenne enfin une décision rationnelle. J'ai quitté Alexis. Je sais qu'on ne sortait pas ensemble, mais j'ai rompu l'espèce d'engagement qu'on avait tacitement l'un envers l'autre. Et il ne veut pas accepter ma décision, il me suit partout dans l'espoir que je change d'avis. Je ne comprendrai jamais pourquoi il me rend les choses aussi difficiles.

Pourtant Elise avait raison, il fallait bien que je le laisse être heureux, je n'étais qu'un fardeau pour lui.

Projet de couverture du livre : Elise à la place du Page de Bâtons du tarot Rider-Waite. Il évoque de nouvelles opportunités et des moments propices à l’apprentissage et à l’expression de soi. Démon des logiques arbitraires représente un mensonge qui, répété de nombreuses fois à dessein, prend des allures de vérité.

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