Sans réussir à mettre le doigt dessus, Julien avait simplement décrété qu’il ne se ferait pas de noeuds au cerveau plus longtemps et se contenter désormais de savourer. Savourer toutes ces belles émotions qui l’enlaçaient, savourer cette rencontre hors normes pour ne pas dire irréelle qui s’était présentée à lui, savourer finalement cette plénitude qui le comblait profondément. Et puis, au fond, c’est comme si son instinct lui soufflait qu’il s’agissait là de la meilleure des réactions à avoir. Que cette acceptation se révélait aussi évidente qu’il avait besoin de respirer. Il prit une bonne inspiration à cette pensée, détourna son visage de l’écran allumé de son téléphone et tenta de percer l’obscurité dans laquelle était plongée son appartement entier.
« Tomas ? » Se risqua-t-il, avec une pointe d’hésitation dans la voix.
Jusqu’ici, c’est son ange gardien qui apparaissait à son propre bon vouloir. La plupart du temps pour venir pallier sa malchance afin de la rendre bien plus supportable, et anodine. Quelques fois, plus rares, l’être surnaturel s’était manifesté pour venir lui prodiguer des conseils sur des choix à faire. Ainsi, sur son incitation, le jeune homme avait envoyé un message à ses parents pour les informer de sa réussite et de son passage en dernière année d’école infirmier. Et à chaque fois, Tomas ne se montrait que par sa voix, harmonieuse et douce à ses oreilles ou par cette vague de chaleur qui venait l’apaiser de l’intérieur. Jamais il ne l’avait vu, ou perçu, autrement. Aussi, il fit un sursaut lorsqu’une silhouette diaphane commença à se matérialisa devant lui au bout de son lit, et détourna aussitôt la tête comme intimidé.
« Tu ne voulais pas que je vienne ?
— Si mais pas comme ça, enfin je veux dire si, ça me va mais c’est que je pensais pas, je t’ai jamais vu, je pensais que…
— Tu croyais sincèrement que je n’étais qu’une voix qui te susurre à l’oreille ? »
Julien sentit un frisson ardent le parcourir de la tête aux pieds, depuis son oreille jusqu’à ses orteils. Il ouvrait la bouche plusieurs fois, la refermait; sans qu’aucun son n’en sortait. En fermant la porte de ses réflexions quant à toute cette situation, il n’avait jamais envisagé ni cogiter à l’idée que Tomas pouvait être plus que ça, plus que ces manifestations familières dont il était témoin.
Tout en ignorant superbement sa peau rougir d’un feu embarrassant, le jeune étudiant n’osait pas observer son interlocuteur, préférant soudainement accorder toute son attention envers le coin de sa couette très intéressant qu’il manipulait entre ses doigts. L’ange ne semblait pas bouger de son endroit d’apparition apparemment, mais tout à coup une douce lueur blanche s’échappa en sa provenance. Julien, intrigué, rassembla tout son courage pour affronter la réalité de la présence d’un être on ne peut plus irréel dans son nid douillet. Son cœur ne manqua pas un battement mais plusieurs d’affilés, avant de bondir de toutes ses forces comme pour s’échapper de son écrin. L’ange gardien - son ange gardien, pensa-t-il avec émotion - le regardait aussi, une belle sphère luminescente en lévitation au-dessus de sa paume de main. Cette légère source d’éclairage apportait un voile de douceur et de clarté doux à la pièce, et lui permettait également de détailler son visiteur nocturne dans les moindres détails. Depuis ses belles boucles sombres qui lui donnaient soudain une terrible envie de passer sa main dedans; de son visage de forme ovale et au sourire adorable qui fit encore plus vibrer son pouls; de sa silhouette générale qui dégageait une aura sincère de sympathie; jusqu’à cette magnifique paire d’ailes qui battaient sur un rythme lent et régulier dans son dos. Bien sûr, de sa place, Julien ne les voyait pas très bien; et sans s’en rendre compte il avait quitté la protection de sa couette pour se rapprocher du bord de son lit en levant une main comme hypnotisé. Son cerveau aurait pu être mis sur pause que ça aurait eu le même effet sur son visage, figé dans une expression de stupeur innocente.
Elles ont l’air si douces…
Tomas rougit tout à coup, sa peau si pâle et imberbe se colora dès lors que le jeune étudiant formula sa pensée, complètement subjugué. Aucune parole à voix haute ne fut prononcée, l’ange gardien se retourna alors doucement et attendit. Il présentait son dos à son protégé et ce dernier ne pouvait voir que ses mains jointes frémissaient et que sa respiration s’accélérait.
Oserais-je ?
Comme en réponse face à sa fascination candide, son ange gardien hocha doucement la tête. Du moins, Julien perçut ce mouvement en voyant la nuque de Tomas bouger doucement vers l’avant. Bien qu’il avait pensé à mettre un caleçon avant d’aller se coucher, il n’était que vêtu de ce tout petit bout de tissu; pour autant le froid ne lui mordait pas la peau, nulle part, tant une chaleur douillette le caressait à intervalles irréguliers. Le jeune homme arriva au bout de son lit dans des mouvements lents, et, très délicatement, il leva une main en direction de cette paire d’ailes qui avaient cessé de se mouvoir. Malgré leur immobilité, elles lui paraissaient vivantes à part entière. Les plumes, couleur de la lune, étaient ni ternes ni parfaites, leur duvet se rêvetait d’un beau blanc de neige tout en présentant des aspérités par-ci par-là qui rendait le tout harmonieux. À ses yeux, c’était l’une des plus belles choses qu’il ait pu contempler jusqu’à ce jour.
À seulement quelques centimètres de poser sa paume de main gauche sur l’une des ailes, son cœur bondit encore plus sauvagement et il haletait comme pour retrouver son souffle. Julien ne pouvait voir que la poitrine de Tomas se soulevait à un rythme tout aussi désordonné. Et encore plus lorsque, enfin, ses doigts se posèrent avec délicatesse sur le plumage de l’ange.
Que c’est soyeux…
Les paroles étaient vaines en cet instant de connexion si particulier. Seules leurs respirations hachées s’entendaient dans le silence implacable qui les entourait. Julien crut que son cœur allait s'extirper de sa cage thoracique tant il battait férocement là-dedans. Chaud, froid, des tas de frissons glissaient sur sa peau. Le monde pouvait bien se dérober sous ses pieds qu'il ne s'en rendrait même pas compte. Le moment présent lui important seulement, et l’enveloppait dans de tendres sensations. Sous la pulpe de ses doigts il ressentait une extrême douceur sur chaque plume qu'il effleurait fébrilement. À sa plus grande surprise, le duvet blanc était tiède. Ni d'un froid inerte ni d'une chaleur incommodante. Juste tiède, une température idéale et fort agréable. Sous sa main, les plumes semblaient tressaillir à son contact. Pour chaque effleurage, un léger chevrotement lui répondait comme en écho. Son propre rythme cardiaque s’affolait en parallèle.
Comme à la sortie d'un songe, Julien battit alors plusieurs fois des paupières et quitta cet état d’envoûtement. Il se racla la gorge, quitta - à regret - le plumage de Tomas et se réinstalla sur son lit. Assis, il croisa les bras sur ses jambes repliées et posa sa tête. Son regard fiévreux fixa un point aléatoire sur sa couette tandis qu'il prit la parole d'une toute petite voix, rompant ce silence intense.
« J’ai l'impression de rêver tellement ça me paraît incroyable… »
Tomas s’efforça de prendre une longue inspiration. Même si les réactions de son corps n'étaient qu’illusions, cela l'avait perturbé au plus profond de son âme. Son trouble n'en était que plus authentique, lui. Il tâcha de retrouver une contenance avant de se retourner pour faire face à son protégé. Ce dernier le fuyait du regard, perturbé. Il se rappelait sa propre confusion quand, dans l'au-delà, des anges s'étaient montrés à lui pour la première fois. Il afficha un sourire rayonnant, encore grisé par ce moment de partage vibrant de tendresse, et répondit sur un ton tout aussi ému.
« C'est la première fois que je laisse un être humain toucher mes ailes… Et je vais chérir ce souvenir très longtemps. Je dois rentrer à la Cité, on se reverra très vite. Fais de beaux rêves Julien. »
Tomas disparut en quelques secondes, sa lumière aussi, trop vite pour apercevoir Julien qui avait levé une main dans sa direction. Le jeune étudiant se laissa tomber mollement contre son oreiller, en poussant le plus profond des soupirs. Son corps, encore enivré par toute la situation, ne cessait de fourmiller de partout. Il attrapa son oreiller et l’enlaça contre son torse, les yeux pétillants, les lèvres étirées en un sourire niais.
Je suis son premier qu’il a dit !
* * *
En se matérialisant dans son alcôve, Tomas prit une grande goulée d'air. Tout son corps tremblait, et c'est d'un pas vacillant qu'il alla s’écrouler sur son matelas de nuages. Il ferma les yeux pour mieux apprécier tout ce qu'il venait de se passer. D'un côté ses membres le faisaient souffrir d'avoir été si longtemps présent physiquement sur terre. De l'autre, son âme tremblotait d'une joie infinie couplée à un puissant sentiment d'amour. Une main sur sa bouche, comme pour s'empêcher de laisser tout cet enthousiasme s'échapper dans un cri d’exaltation, l'ange se sentait des plus heureux. Et amoureux. Malgré l'interdiction de tomber en amour, malgré l'interdiction de se montrer, malgré l'interdiction de se faire toucher : il ne regrettait absolument rien. Et en ayant perçu les battements effrénés du cœur de Julien, son allégresse n'en était que plus grande. Installé sur le ventre, ses ailes battaient furieusement l'air à l'image de son état surexcité. Et leur lumière n'aurait jamais été aussi éclatante, aussi radieuse, aussi chatoyante. Toute son alcôve baignait alors dans des tons flamboyants.