33- À cœur ouvert

Le lendemain de cette soirée particulièrement intense, Julien prit le chemin de son école. Sac en bandoulière, téléphone au fond de la poche, il marchait avec le regard rêveur. Ses jambes le guidaient mécaniquement vers son lieu d’étude, tandis que son esprit remuait dans tous les sens la scène qui s’était jouée la veille. À plusieurs reprises, ses joues se coloraient d’une rougeur embarrassée. Inconsciemment, il caressait la paume de sa main gauche avec le pouce de son autre main; cette partie de sa peau qui avait touché les ailes de Tomas.

Caresser, et pas seulement toucher…

Cette pensée le fit rougir davantage pendant que son cœur tambourinait sauvagement contre sa cage thoracique. Quelques inspirations plus tard, il parvint à calmer la frénésie de son pouls et a retrouvé un visage à peu près habituel en arrivant sur sa première heure de cours. Hors de question de devoir subir un interrogatoire de la part de Samuel, qui le lit presque comme un livre ouvert. Malgré tout son sérieux, l’étudiant ne parvint pas à se concentrer tout du long de la matinée. Son camarade de promotion lui jetait des coups d’oeils perçants, qu’il ignorait l’air de rien en griffonnant une paire d’ailes un peu partout sur ses prises de notes. Lorsque vint l’heure du repas, la sonnerie pourtant familière le fit sursauter.

« Bha alors gros ! T’es dans la lune aujourd’hui !
— Euh ouais… »

Sans précision supplémentaire, il rassembla ses affaires et emboîta le pas de Samuel en direction du réfectoire. Tel un automate, il se servit un plateau repas et ne décrocha pas un mot de plus jusqu’au moment de s’installer pour manger. Face à son dessert préféré, qu’il n’avait pas remarqué jusque - là - à savoir une pile de trois crêpes fumantes - son esprit parut enfin reprendre pied avec la réalité. Le rire de Sam, à ses côtés, lui fit alors tourner la tête dans sa direction.

« Aaah je me disais aussi ! Si même des crêpes ne parvenaient pas à te faire revenir parmi nous, je sais pas ce que j'aurais pu faire de plus !
— Ah ah… »

Julien feignit d’être indigné avant d’échanger un sourire amical avec son ami. Celui-ci lui fit alors les gros yeux, lâcha sa fourchette et lui donna une tape légère dans l’épaule pour accentuer ses dires prononcés d’un ton surexcité.

« Mais c’est ça ! T’es amoureux ! Mais-j’y-crois-pas ! »

Le jeune homme s’empêcha de recracher l’eau qui coulait à cet instant dans sa gorge. En se raclant cette dernière, il reposa doucement le verre sur son plateau et prit sa fourchette pour picorer les petits pois de son assiette, une expression détachée sur le visage.

« Je ne vois absolument pas de quoi tu parles. Tu sais très bien quels sont mes rapports avec la gente féminine donc…
— À d’autres ! J'suis ton meilleur pote ! J’te connais presque comme si je t’avais fait ! Enfin non, parce que sur l’idée c’est impossible mais… »

Ils échangèrent un rire complice, puis Samuel reprit aussitôt son examen avec beaucoup d’entrain. Même les frites, qui refroidissaient au fond de son assiette, ne l'attiraient plus du tout; alors qu’il s’agissait de l’un de ses plats favoris. En le pointant du doigt, sa voix se fit tout de suite plus sérieuse.

« Va falloir que tu me racontes quand est-ce que tu as trouvé le moyen de la rencontrer ! Toi qui est toujours le nez fourré dans tes bouquins, ou en train de jouer aux jeux vidéos; tu ne sors jamais sauf quand je te tire par la peau des fesses !
— Je n’ai rencontré personne. Assura-t-il.
— Mais bien sûr ! Le regard pétillant, les joues rouges et surtout toute ton attention bien loin de tout : tu peux rien me cacher gars ! Je veux donc tout savoir ! »

Cette affirmation, qui sonnait comme un ordre, dérangeait Julien. Celui-ci laissa tomber son plat principal pour attaquer directement ses crêpes, et prit soin de ne rien répondre tout en mangeant. Samuel lui, qui avait repoussé tout son plateau pour poser ses coudes sur la table, réfléchissait à haute voix; nullement perturbé par le mutisme de son meilleur ami.

« Donc. Si on se base sur ce que je sais de toi et de tes habitudes de vie, tu n’as pu la dénicher que soit à la bu soit en ligne ! D’un côté, comme tu le dis, je sais qu’avec les meufs t’es du genre une huître impossible à ouvrir dans la vraie vie. Ce pourquoi je pencherai pour une première rencontre virtuelle. Ça serait un bon début pour toi car sans la voir directement tu arriverais petit à petit à te familiariser à elle en faisant sa connaissance, à t’habituer à qui elle est, à sa présence dans ta vie, toi qui est bien solitaire, à y prendre goût et…  »

Julien sentit la chair de poule courir sur ses bras. Samu ne pouvait pas être aussi proche et aussi loin de la réalité. Il repoussa l’image de Tomas de son esprit pour ne pas ressentir encore plus l’embarras de la vérité sur ses traits. Mais un tout autre sentiment se mit à gronder au fur et à mesure des propos de son interlocuteur. Tout en reposant sa cuillère, peut-être un peu trop bruyamment qu’à l’accoutumée, il fit taire Sam d’un regard terriblement noir.

« Ça suffit.
— Mais mec, c’est…
— Je ne veux pas en parler. Point. » ordonna t-il sur un ton tranchant.

Samuel en perdit sa voix face à cette attitude on ne peut plus glaciale. Bien sûr, il l’avait déjà vu en colère et Julien était du genre à exprimer toujours une colère froide; mais jusqu’à ce jour ce sentiment n’avait jamais explosé sur sa personne. Cette intonation impérieuse, ce regard fuyant, ces mains tremblantes. Il resta tétanisé, déboussolé par cette réaction.

« J’ai à faire. »

Sans un mot de plus, le jeune homme débarassa son plateau et quitta la table à grandes enjambées. Julien sentait qu’il allait perdre son sang froid. Il préférait couper court à cette discussion avant de laisser les mots dépasser sa pensée, surtout envers Sam. Tout son être bouillonnait, et son cœur débordait de plusieurs émotions en même temps : colère, amour, frustration.

Une vague de chaleur l’enveloppa au moment où il sortit du bâtiment, lui apportant une douceur intérieure en même temps que cette brise automnale qui lui caressait le visage. Quelques inspirations plus tard, et sa colère grandissante fut étouffée par toute la tendresse transmise de l’au-delà par Tomas.

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