32. La deuxième plaie

Par Jowie

Un chaos de cors et de cloches résonnèrent à l'intérieur des murs arèniens et depuis toutes les tourelles : un appel général à la chasse.

L'estomac compressé par la frayeur, Eleonara se réfugia sous la selle de Voulï arrimée à l'arrière ; Sgarlaad et Amazzard plongèrent sous les banquettes ; Sebasha s'accroupit derrière Voulï, dégainant deux poignards accrochés à son ceinturon.

— Que se passe-t-il, nom d'une poularde ? enragea l'alchimiste. Qu'ont-ils à nous attaquer comme ça ? Nous aurions pu être des pêcheurs innocents !

— Aucune idée, fit Eleonara avec rictus amer. On a quand même saboté leur système d'aqueducs et jailli de nulle part sur une barquette avec un gros plouf, mais bon.

En plus des archers décochant leurs traits depuis les sommets d'Arènes, deux boutres légers mais armés les tenaient dans leur ligne de mire, coulissant depuis le port, prêts à leur barrer la route. Sur le ponton, d'autres archers. Si les rafales fraîches déviaient les projectiles, les passagers de la lune-d'eau ne pourraient pas parier sur elles pour écarter le boutre approchant.

— Ne ramez pas, somma Sebasha à Eleonara et Sgarlaad qui empoignaient déjà les avirons. (Elle darda un regard létal sur les silhouettes hérissant le pont des voiliers.) Couvrez-vous le visage et laissez-moi leur parler. Nous serions fous de fuir sous leurs nez. Agissons comme si nous n'avions rien à nous reprocher et ils ne nous reprocheront rien.

Au loin, de plus en plus de boutres décrivaient des huit comme s'ils avaient lâché un objet précieux et qu'ils s'évertuaient à le détecter depuis la surface. Quelque chose ne tournait pas rond. D'où venait cette odeur de fumée ? La circulation soudaine des boutres malgré la quarantaine semblait indiquer que le sinistre provenait du port.

Eleonara eut juste le temps de renfiler son chèche déchiré à la va-vite qu'une vague de chaleur invisible, un vent torride, la percuta, embrassant sa peau comme un fer brûlant. Elle guigna par-dessus bord. Le drôle d'éclat orangé brillait toujours dans l'eau, et deux fois plus fort. Elle leva les yeux. Derrière le port, une volute orangée se déroulait vers le ciel obscur, projetant une lueur colérique, affamée et dévorante que seul l'astre diurne pouvait surpasser. Des flocons rouges scintillants, emportés par le vent, se déposèrent sur le plat-bord en fumant. Eleonara se garda bien de les écraser de l'index. C'étaient des braises.

Puis, avec un autre coup de vent, le froid revint.

Sebasha se mit debout, les mains en porte-voix, esquivant de justesse une flèche jetée du ciel.

— Arrêtez ! hurla-t-elle à l'équipage du boutre et aux archers perchés sur la muraille. Nous sommes Mysticophiles !

Ils ne devaient pas l'avoir comprise, car trois flèches supplémentaires se plantèrent dans le flanc du bateau.

— Arrêtez de tirer ! reprit-elle de plus belle, pointant les flammes du doigt.

Plutôt que s'avouer vaincue, elle lança les deux poignards qu'elle tenait dans ses poings, l'un après l'autre.

Les deux projectiles filèrent, suivant une trajectoire en pétale de rose. Ce qu'Eleonara avait pris pour des dagues était en réalité des bâtons de jet plats, ivoire et recourbés. Tournoyant sur eux-mêmes à une vitesse exponentielle, ils se croisèrent au-dessus des Religiats qui s'empressèrent de rentrer la tête.

L'Opyrienne extirpa un drap de sa poche et le brandit au-dessus de sa tête. Le tissu se déplia, révélant une balance brodée sur fond turquoise : le symbole des Mysticophiles. Les flèches cessèrent.

— Mille remerciements !

Les deux bâtons de jet rejoignirent alors la barque en tourbillonnant, se glissant entre les mains ouvertes de la Chercheuse tels des rapaces revenant au gant de leur fauconnier.

— Tu aurais pu sortir l'insigne avant de quasi décapiter ces malheureux marins, grommela l'alchimiste.

— Qu'est-ce que... vos armes, qu'est-ce que c'était ? balbutia Eleonara en se décrochant presque l'arcade sourcilière.

Sebasha rengaina ses armes.

— Mes mouettes, répondit-elle gravement, le visage froncé.

Il n'y eut pas de temps pour s'ébaudir davantage de sa performance de tir. Ils furent rattrapés par une seconde bouffée ardente, un vent brûlant capable de rôtir.

Les deux boutres – un religiat, un opyrien – les accostèrent. Sebasha, le visage emballé dans son chèche, brandit de nouveau l'insigne mysticophile et fit un mouvement en « s » avec sa paume libre.

— Affaire mysticophile.

Le flanc du boutre opyrien frôla la lune-d'eau.

— Je la connais, déclama un marin arènien, penché à bâbord. Mes condoléances les plus sincèrissimes, ma sœur. Nos cœurs se fendent ce soir. (Puis, en baissant la voix, il rajouta :) Sauve-toi ; les Religiats te reconnaîtront. Tu es recherchée dans toute la cité !

— Demi-tour vers le port ! s'exclama-t-on derrière lui à l'intention du boutre religiat.

Lentement, les deux voiliers s'en furent.

L'elfe n'avait rien saisi au discours du marin, mais elle savait une chose : Sebasha pleurait. Pour de vrai. Des larmes féroces, des dents grinçantes. Même Amazzard, un nuage noir dans son œil unique, se gardait de formuler ses observations habituelles, tranchantes ou sarcastiques.

Un grondement digne de l'ire divine transperça alors l'air, les nuages, la terre, le grès et la mer. La chaleur s'accrut ; le ciel flamboya et se mit à saigner.

Dans la lune-d'eau, tous, même Voulï, se relevèrent. Si la voûte céleste et le phare d'Arènes s'étaient ainsi illuminés, c'était parce que ce dernier était en feu. Son flambeau, d'habitude fier et maîtrisé, consumait sa tour avec hargne et voracité. Les flammes s'élevaient si haut que leur fumée empoissait le ciel. C'était à croire que le volcan des enfers dormait sous les fondations d'Arènes et que par son éruption, il vomissait une fureur séculaire. Apocalyptique, l'incendie teintait la mer et la berge de rouge sang, les transformant en énormes blessures.

Les cors n'avaient pas plus sonné pour eux que pour les boutres et les chaloupes près de la rive. Le phare était devenu le bûcher d'une cité de milliers d'habitants.

Couverts de sueur et les pommettes brûlantes, Eleonara et Sgarlaad ramèrent, s'éloignant du massif rocheux d'Arènes. Hissée sur la pointes des pieds, Sebasha scrutait les environs, les yeux plissés, les joues brillantes de transpiration et de larmes.

— Qui t'a fait ça ? demanda-t-elle au brasier. Qui ?

Les Religiats seront occupés à éteindre le feu ; on leur glissera entre les doigts comme des lézards, se réjouit la petite voix dans la tête d'Eleonara.

L'elfe secoua la tête pour chasser cette arrière-pensée. Hypnotisée par le flamboyant sinistre, elle songea aux citadins, à Monsieur Razelhanout, au prince Bezùkiel, à Monsieur Yousef, sa famille, ainsi qu'à Monsieur Zachare et ses chevaux. Tous étaient clôturés dans une ville en quarantaine dont un des plus hauts bâtiments s'était changé en titanesque autodafé. Les Religiats déverrouilleraient-ils les huis pour laisser les gens rejoindre la sécurité des faubourgs au risque de « perdre » trace de la Bête ou les enfermeraient-ils tous pour tuer une créature qui s'était déjà évadée ?

— Le phare abrite la plus grande archive mysticophile d'Opyrie, souffla Sebasha sans se détourner de l'incendie. Des millénaires de secrets et de savoir reposent dans cette tour, sauvegardés, classés et datés. (Elle envoya son talon dans la barque, ce qui fit soubresauter Voulï.) Tous réduits en poudre en une nuit !

La haine déformait son visage noble et énigmatique ; son corps entier, crispé, contenait un cri qui terrasserait le continent.

— Je suis désolée, chuchota Eleonara, ne sachant pas quoi dire.

— Demain matin, ce ne seront pas seulement les Arèniens qui pleureront, mais l'humanité. Voilà pourquoi je t'ai engagée pour copier mes tablettes, apostate. Parce que les rouleaux originaux des notes Mysticophiles, depuis les premiers peuples occupant Arènes, dorment dans le ventre du phare.

Quand elle pivota vers le reste de l'équipage, ses pupilles brillaient.

— Tout va brûler. Ce soir, l'Opyrie est en deuil. En deuil de ses souvenirs, de sa sagesse, des mémoires d'ancêtres et de contemporains. Il faudra tout recommencer.

À même les planches de la chaloupe, Hémon Amazzard repoussa Voulï qui reniflait son aisselle.

— Nous devons poursuivre notre route coûte que coûte, dit-il gravement. Même si le feu s'éteint sous les efforts des Religiats, ce sera trop tard pour les archives. Damnation, nous devrons engager des scribes pour réécrire les duplicata au plus vite. Un deuxième incident comme celui-ci nous coûterait trop cher.

Sebasha hocha la tête, dos au désastre qu'elle n'avait pu ni empêcher ni prévenir, au bâtiment qu'elle ne pourrait pas sauver.

— Les Religiats pourchassent le coupable, nota soudain Sgarlaad. Regardez, d'autres boutres arrivent, et ils se tournent vers nous. Pour eux, nous sommes les auteurs de l'incendie.

— Le sommes-nous ? fit Eleonara avec un lorgnement de travers pour l'alchimiste. J'aurais pensé qu'ils accuseraient la Bête.

Un incendie, pile au moment où ils s'enfuyaient. Coïncidence ?

— Par tous les saints et les maudits, je suis Chercheur ! s'offusqua l'alchimiste. Pourquoi carboniserais-je mes propres travaux ?

— Parce que vous en avez fait de même avec votre intégrité morale, Monsieur, laissa échapper Sgarlaad avec sa bouche en éternel trait horizontal.

Eleonara dut se rappeler de respirer. Sgarlaad venait-il vraiment de broyer l'alchimiste rien que par la parole ? Aïe !

Les paupières d'Amazzard se serrèrent de manière à former une toute petite fente.

— Si vous tenez à votre intégrité tout court, vous nous épargnerez ce style de bassesses, à l'avenir. Décidément, on a choisi la pire nuit pour s'enfuir. Va-t-on nous arrêter ou pas ?

Pour toute réponse, les violents assauts des flammes, colossales langues du démon de la destruction, doublèrent leur fureur.

— Et si vous tenez à votre œil restant, mordit Eleonara, essoufflée par l'exercice, taisez-vous parce qu'à ce rythme, je ne lui donne pas longtemps à vivre. (Elle se tourna vers Sgarlaad.) Je ne comprends pas, je croyais qu'on venait de les dissuader de nous pourchasser.

— Les marins opyriens, oui, mais les Religiats ? Pas sûr.

Cette fois, Sebasha n'attendit pas pour agir. Elle transperça la banderole mysticophile d'un couteau de jet – une autre arme constituant son étincelante ceinture à neuf pièces – et le projeta contre leur mât. Ralenti par le tissu, le couteau ne s'y planta pas mais atterrit sur le ponton avec succès.

— Cessez de gaspiller votre temps et allez vous faire voir ! Nous sommes Mys-ti-co-philes, nom d'un phacochère ! N'avez-vous pas des citoyens à secourir et un feu à éteindre ?

Elle secoua la tête et grogna :

— Qu'elles sont lentes d'esprit, ces Langues Alanguies !

L'alchimiste se gratta l'arête du nez.

— Utiles, ces banderoles. Il faudra que je m'en procure plus. Tu en as d'autres ?

— Trois.

Trois banderoles mais aucune provision alimentaire. Eleonara aurait pu s'arracher les yeux et à en juger les sourcils étrangement aplatis de Sgarlaad, il se faisait une réflexion similaire.

Le bataillon de chaloupes qui s'était élancé à leur poursuite depuis la rive et le port ralentit et changea de course, se répartissant afin de patrouiller autour du port. On les laissa passer sous des yeux soupçonneux.

La barque fusait sur les flots cinabre en silence ; bien qu'elle avançât à la force humaine, les rafales soufflaient en sa faveur, la dotant de l'allure d'un dauphin.

— C'est un attentat, marmonna Sgarlaad.

Tous se retournèrent vers lui.

— Un feu imposant et soudain, au milieu d'une nuit si froide que la paille en frémit. Oui, c'est un attentat. Et ce n'est pas le premier.

Eleonara frissonna, le mot « attentat » la renvoyant à ses derniers jours au Don'hill. Se référait-il à l'assassinat des moines-soldats, une année auparavant ? Eleonara n'en était pas sûre. À en juger la manière dont il plissait le front, il se battait contre un trou de mémoire. Étrange : parler des assassinats ne lui avait jamais causé cela.

Devant le silence des autres passagers, il s'efforça à poursuivre son raisonnement.

— Le premier a eu lieu... au Don'hill, réussit-il à articuler, puis ses iris gris roulèrent en arrière.

L'elfe coinça ses rames et se précipita en avant pour l'empêcher de verser. Doucement, elle le décala, déposant sa tête sur un sac de provisions. Sebasha et Amazzard prirent la relève aux rames.

— Ton ami devrait apprendre à décompresser, balança Amazzard.

En attendant que Sgarlaad revînt à lui, Eleonara lui tenait la nuque, car la barque vacillait sur les vagues gonflantes.

— Il ne le fait pas exprès.

Ses doigts chauffaient contre la peau de Sgarlaad. Elle attendit un peu, puis, lui jeta un regard confus. Il aurait déjà dû revenir à lui.

Elle eut froid jusque dans ses tripes. Il ne traversait pas un trou de conscience, mais une mort-sieste.

« Mince. » Parviendrait-elle à l'attirer vers la surface de sa conscience, comme la dernière fois ? Elle jeta un œil embarrassé par-dessus son épaule.

— Je dois le ramener à nous.

Les Mysticophiles se contentèrent de répliquer par un mutisme oppressant. L'elfe leur tourna donc le dos pour considérer le Mikilldien assoupi. Elle chercha en elle le même état d'esprit qui l'avait aidé lors de la dernière mort-sieste. Le rassurer, lui parler comme s'il était réveillé et pouvait rétorquer à tout instant.

Derrière elle, les Mysticophiles murmuraient ; elle les ignora, se focalisant sur l'image d'une échelle, une idée à implanter dans l'imaginaire du dormeur. À haute voix, elle décrivit l'échelle, puis l'escalade et la remontée vers le réel. Elle attendit. Rien ne se produisit. Avait-elle omis un détail essentiel ? S'était-elle trompée ? Elle réessaya, se forçant à reproduire la même expérience. Sans plus de succès.

Et si l'échelle ne pouvait fonctionner qu'une seule fois ? Elle changea d'approche.

— Tu es dans l'obscurité, tu tends la main devant toi et, du bout du doigt, tu traces une fenêtre. Une fenêtre qui, avec une légère pression, s'entrouvre, découpant un carré de lumière dans le néant. Enjambe-la, et rejoins-moi.

Sous leurs paupières lourdes, les yeux de Sgarlaad s'agitèrent. Sous peu, ses pupilles se firent visibles et se fixèrent sur elle. Les commissures de ses lèvres se tirèrent.

— Salut.

Eleonara lui sourit en retour.

— Salut. Désolée pour l'échelle. Je comprends mal pourquoi ça n'a pas marché.

Il se redressa et frotta ses yeux cernés. Entre la navigation à l'intérieur de l'aqueduc, la folle ramée devant le port, l'attentat et les mentions répétées des elfes, ce n'était pas surprenant que son exténuation eût abouti en mort-sieste.

— Ça ne fonctionne qu'à travers la surprise, je crois. Chaque solution semble devoir être unique, comme une clef qu'on ne pourrait utiliser qu'une fois.

— C'est quoi ce charabia de clefs et d'échelles ? protesta l'alchimiste entre deux tours de rames.

Eleonara et Sgarlaad le dévisagèrent comme un seul homme, sans rien dire. Qu'il était agréable de garder un secret d'autres adultes, surtout quand les adultes en question étaient mysticophiles. Dévoiler les détails de la maladie de Sgarlaad à un expérimentateur machiavélique ? Non merci. Et même si Eleonara admirait toujours Sebasha, elle ne pouvait pas lui pardonner son association avec l'alchimiste.

Derrière elle, le soleil paraissait s'être écrasé sur Arènes, réduite à un grosse tache lumineuse. La terrible lueur devait s'apercevoir depuis le désert de la Calavère, voire l'Opyrie entière.

— Maintenant que ton ami est à nouveau présent, tu peux te remettre au travail, fit la Chercheuse, grave.

Renfrognée, Eleonara mit fin à sa « pause ». Sebasha, elle, se désaltéra et mâchonna de la viande sèche. N'était-ce pas un poil tôt pour casser la croûte ? Leur voyage ne faisait que débuter et vu leur nombre augmenté, il valait mieux rationner.

Serrant ses doigts autour des rames, Eleonara fixa l'incendie, rapetissé dans la distance, ses couleurs n'en devenant pas moins foudroyantes.

— Un attentat. Et si c'était de ça dont les elfes voulaient nous prévenir ?

Elle détecta l'interrogation de Sgarlaad dans sa vision périphérique. Elle lui parla alors des messages en hêtrusque envoyés via qanat, qui, lorsqu’elle les avait enfin traduits, répétaient des avertissements déconcertants. Eleonara soutint le regard effilé de Sebasha, qui appréciait mal cet élan de confidence. C'était un secret mysticophile. Eleonara ne se gêna pas pour tester ses limites. Il valait mieux être transparents, dorénavant ; après tout, ils étaient tous dans le même bateau. Littéralement.

— Puis-je consulter ces messages ? demanda Sgarlaad. Peut-être que je peux...

— Sans façon, intervint Sebasha. C'est strictement confidentiel.

— Il était Sylvain, protesta Eleonara. Il peut...

— C'est non, renchérit l'alchimiste.

Il y eut un silence gênant. La Peau Sombre attira le coin de ses lèvres charnues et tatouées vers le bas dans une grimace digne d'un masque de théâtre. « Où veux-tu en venir, apostate ? » semblait-elle dire.

La jeune elfe se racla la gorge et déforma ses traits. Ses épaules lui faisaient mal.

— Bon. Vous vous souvenez de la tirade d'Arthès dont je vous avais parlé ? Celle où elle liste les trente et une plaies qu'elle promet d'abattre sur le monde ? Si Sgarlaad a raison et que l'incendie équivaut à un deuxième attentat, ça voudrait dire que les plaies d'Arthès ne sont pas des catastrophes à venir mais qu'elle sont déjà en train de se réaliser. Pensez-y : J'embrasserai tes plus fervents croyants, je brûlerai leur mémoire. Les croyants les plus fervents sont les nonnes. Leurs lèvres étaient noires dû à l'empoisonnement, comme si elles avaient reçu le baiser de la mort. Quant à Je brûlerai leur mémoire, ça me semble assez explicite : incendier les archives des Mysticophiles.

— Mais les Opyriens ne croient pas en Diutur, contesta Amazzard. On ne peut pas tellement les qualifier de fervents croyants. Du moins pas pour la religion diuturtienne.

Eleonara haussa les épaules.

— Peut-être que l'analyse doit s'étirer un peu et voir tes plus fervents croyants comme un périphrase maladroite pour parler d'humains. Après tout, les textes diuturtiens ont été écrits par des religieuses einhendriennes. Un discours égocentrique venant de leur plumes ne m'étonnerait pas. En parlant de croyants, elles auraient pu se référer à l'humanité, tout comme l'Homme avec une majuscule inclut dans son concept les femmes humaines, mais ne met en avant qu'un seul sexe, comme s'il y avait un sexe principal, ce qui est bien sûr erroné. Les textes liturgiques diuturtiens pourraient avoir été biaisés par la même autolâtrie. Rien ne le prouve, mais c'est une hypothèse à considérer. Aussi, ce texte est vieux et poussiéreux ; qui dit qu'Arthès n'a pas changé d'avis entre-temps ?

Elle plaisantait, bien sûr, avec sa dernière phrase, mais tout le monde la prit au sérieux.

— Si tu dis vrai, dit Sebasha, alors nous avons déchiffré les messages trop tard et cela ferait de toi l'autrice du premier attentat.

Eleonara déglutit.

— Apparemment.

— Je suis du même avis, admit Sgarlaad. C'est ce que j'entendais quand je parlais...

Il cligna des yeux avant de les braquer sur Eleonara. « Ne cache pas tes oreilles devant moi, l'avait-il prié. Je ne veux pas oublier. » Il reprit.

— Quand je parlais d'attentat. Sans le vouloir, Bronwen a inspiré quelque chose de très, très dangereux.

— Son acte serait donc relié à l'incendie à cause d'un texte mythologique et métaphorique ? dit Amazzard en ramant avec énergie. Pitié, ne me parlez pas d'une prophétie ou de ce genre de salades, que je m'en vais vomir. Vous attendez-vous vraiment que les plaies d'Arthès s'exaucent les unes après les autres ? Pourquoi maintenant et non pas il y a cent, deux cent, trois cent ans ?

Eleonara soupira. L'alchimiste avait beau être intéressé par toutes les questions reliées à la thématique elfique, il avait un certain don pour tuer la conversation, surtout si l'on savait quelque chose qu'il n'avait pas conclu lui-même auparavant. Abruti. Il méritait d'être transformé en ancre et jeté à la mer.

— Non, prophétie n'est pas le bon terme, affirma-t-elle entre ses dents. C'est une question d'interprétation et d'application à la réalité. Après tout, nous avons probablement affaire à quelqu'un qui détourne les Textes à ce qui lui convient. J'ai étudié les Écritures sacrées au Don'hill ; embrasser ses plus fervents croyants renvoie à l'idée de corrompre ou de détourner les fidèles, pas de les éliminer. Les Textes de Diutur se veulent symboliques. Les responsables de l'incendie doivent les comprendre de manière plus littérale.

— Je crains qu'en se répandant, les échos de l'empoisonnement du Don'hill aient trouvé... un certain public, reprit Sgarlaad. Des auditeurs qui y ont puisé leur inspiration pour toutes les mauvaises raisons.

En l'écoutant, Eleonara ne put qu'acquiescer, même si cette conclusion lui contractait l'estomac.

Amazzard soupira et claqua de la langue.

— Tu quittes le Don'hill, tes consœurs meurent. Tu visites Arènes, la cité finit en quarantaine. Tu quittes Arènes, le phare s'enflamme. D'une manière ou d'une autre, c'est vraiment toujours de ta faute.

L'accusée grogna, rouge jusqu'à ses oreilles en couteau. Elle n'allait pas l'écouter. Elle n'allait pas trouver une nouvelle raison pour se tourmenter. La culpabilité lui avait pesé comme des siècles de mépris. Si elle s'en voulait autant aujourd'hui pour ce qu'elle avait fait alors, c'est qu'elle n'était plus la même que lors des faits. Elle avait changé. Elle avait tirer leçon de ses erreurs. Maintenant, elle s'engageait à empêcher que d'autres les commettent à leur tour.

— J'ai décidé que j'avais la poisse et je n'arrive pas à la révoquer. Voilà, je n'y peux rien, je vis avec. Fichez-moi la paix.

Sebasha, qui jusque-là surveillait leurs arrières, debout sur le pontage arrière, se rassit sur la banquette d'Eleonara.

— Si tu dis vrai, ancien Sylvain, si une chaîne d'attentats nous attendent, alors que toutes les divinités des Troyaumes nous viennent en aide. (De fatidique, elle vira à directive :) Hâtons-nous et exprimons la nuit comme un fruit mûr ; l'aube nous fera détecter. Si les incendiaires ont pris la fuite par la voie de l'eau, nous pourrions encore leur couper la route. Eleonara, je te laisse ramer encore une heure. Ensuite, nous échangerons.

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Isapass
Posté le 18/08/2020
J'ai presque pleuré en lisant l'incendie d'Arène ! C'est dire à quel point tu as réussi à me faire aimer cette ville !
A un moment, j'ai cru que les bateaux cherchaient l'hippopotame parce qu'il était dangereux XD Mais ensuite, j'ai compris que c'était bien plus grave que ça.
Evidemment, le "vrai" événement du chapitre, c'est la découverte d'Elé par rapport aux 31 plaies ! Oh la la, toutes les portes que ça ouvre ! Entre la santé de Sgarlaad, le secret d'Elé, l'irruption d'Amazzard, la fuite et aussi les aventures de Melvine et Agnan, j'en avais presque oublié les messages codés ! Et pourtant, c'est énorme !
Donc si je comprends bien, quelqu'un s'est "approprié" l'empoisonnement déclenché par Elé au Don'hill pour en faire la première plaie, mais ce n'était pas forcément prémédité ? Je veux dire : il ne faut pas forcément conclure de tout ça qu'Elé a été l'instrument de la première plaie, si ? Sinon, ça désignerait obligatoirement Amazzard qui l'a transformée en "fontaine à poison". Et il n'aurait pas pu anticiper les réactions d'Elé au Don'hill. Donc l'événement a été "récupéré". Ou alors, ce n'est pas Elé qui a empoisonné les nonnes, c'est un autre poison et Elé a mis la fleur jaune dans les lentilles au mauvais moment, par une épouvantable coïncidence ?
Bon, ça y est, je repars en live... Mais c'est ta faute : tu me mets sous le nez tellement de piste à suivre que je me transforme en chien de chasse ! XD
Et avec tout ça, il reste encore 29 plaies ! Ça promet...
J'ai l'impression qu'Amazzard est humainement assez pourri, mais qu'il est malgré tout du "bon côté", comme Sebasha. Mais bon, leur méthode et leurs valeurs suffisent à les rendre dangereux.
En tout cas, tu peux te vanter de me surprendre à chaque chapitre : j'ai encore lu celui-ci en apnée en me disant "mais où s'arrêteront ses idées ? Quelle imagination !"
Bref, je suis fan, décidément.
D'ailleurs, est-ce vraiment nécessaire de te dire que je suis très très preneuse des derniers chapitres ? Tu as mon mail, je crois :)
Félicitations pour cet achèvement ! Non seulement ça fait encore un tome terminé, mais quel tome ! Je suis vraiment épatée par ton histoire, décidément. Un vrai régal. Les occasions de questionnements et de réflexions sont nombreux sans jamais aucun jugement ni grande théorie : le texte parle de lui-même par la voix et les introspections d'Elé, tu laisses le lecteur faire son propre cheminement... Je trouve ton texte non seulement intensément divertissant, mais aussi très fin. Je ne te dirai jamais assez à quel point je crois en lui et en toi !

Détails :
"Sebasha s'accroupit derrière Voulï, dégainant deux poignards accrochés à son aine." : ça me paraît bizarre "accrochés à son aine". Anatomiquement, je ne vois pas bien comment on peut s'accrocher quelque chose à l'aine. Je dirais plutôt accrochés à sa ceinture, ou à son baudrier si elle en a un, non ?
"Elle darda un regard létal sur les petites silhouettes sur les voiliers." : c'est dommage cette répétition de "sur". Peut-être "sur les petites silhouettes hérissant les ponts des voiliers", ou plus simplement "vers les petites silhouettes sur les voiliers", un truc comme ça ?
"Depuis la barque, c'était difficile de le deviner, mais d'après la soudaine mise en mer des boutres malgré la quarantaine, le sinistre devait provenir du port." : c'est du surpinaillage, mais la syntaxe de cette phrase me parait un peu lourde. Peut-être "Depuis la barque, c'était difficile de le deviner, mais la soudaine mise en mer des boutres malgré la quarantaine laisser supputer que le sinistre provenait du port." ? + je ne suis pas fan de "mise en mer", je remplacerais par "apparition" ou au moins "mise à l'eau" ou "sortie"
"Les deux bâtons de jet rejoignirent alors la barque en tourbillonnant, se glissant entre les mains ouvertes de la Chercheuse tels des rapaces revenant au gant de leur éleveur." : de leur fauconnier ? (je crois que quel que soit le rapace, ça s'appelle quand même la fauconnerie)
"— Qu'est-ce que... vos armes, qu'est-ce que c'était ? balbutia Eleonara en se décrochait presque l'arcade sourcilière." : en se décrochant
"Son flambeau, d'accoutumée fier et maîtrisé, consumait sa tour avec hargne et voracité." : je ne crois pas que l'expression "d'accoutumée" existe (en tout cas je ne l'ai jamais vu). Je remplacerais par "d'habitude" ou "d'ordinaire".
"et que par son éruption, il vomissait une fureur de siècles." : une fureur séculaire ?
"— Qui t'a fait ça ? questionna-t-elle le brasier. Qui ?" : en général, on ne met pas de COD dans une incise, puisque le COD est la réplique elle-même. Je mettrais plutôt "demanda-t-elle au brasier"
"Les Religiats seront occupés à éteindre le feu et on leur glissera des doigts comme des lézards, se réjouit la petite voix dans la tête d'Eleonara." : j'ai sans doute l'esprit très mal tourné, mais je me suis d'abord demandé à quel endroit exactement Elé voulait glisser ses doigts dans les Religiats O_o Du coup, je mettrais "on leur glissera entre les doigts"
"— Si vous tenez à votre intégrité tout court. vous nous épargnerez ce style de bassesses, à l'avenir. " : il y a un point au lieu d'une virgule au milieu de la phrase
"— Un feu imposant et soudain au milieu d'une nuit si froide que la paille en frémit. Oui, c'est un attentat. Et ce n'est pas le premier." : c'est dommage, c'est la première fois que tu évoques ce froid, du coup ça fait un peu "commodité narrative"
"Elle changea s'approche." : d'approche
"Eleonara et Sgarlaad le dévisagèrent d'un même homme, sans rien dire. " : "d'un même regard" ou "comme un seul homme"
"Et même si Eleonara admirait toujours Sebasha, elle ne pouvait pas lui pardonner son association à l'alchimiste." : avec l'alchimiste
"Eleonara ne se gêna pas de tester ses limites." : pour tester ses limites
"Il valais mieux être transparents, dorénavant ;" : il valait
"tout comme l'Homme avec une majuscule inclut dans son concept les femmes humaines, mais ne met en avant qu'un seul sexe, comme s'il y avait un sexe principal, ce qui est bien sûr erroné." : superbe !
"« Ne cache pas tes oreilles devant moi, lui avait-il prié. Je ne veux pas oublier. »" : l'avait-il priée ou lui avait-il demandé
"(De fatidique, elle vira à commanditaire:)" : je ne crois pas que "commanditaire soit adapté à ce que tu veux dire. Je dirais plutôt "directive"
"l'aube nous rendra proies à la détection." : je comprends l'idée, mais la syntaxe me paraît bancale. Peut-être "l'aube fera de nous des proies visibles" ?

A très bientôt !
Jowie
Posté le 20/08/2020
Oooooh Isa ton commentaire me va droit au coeur <3 C'est fou comme l'anxiété monte quand on attend la réaction des lecteurs par rapport à la fin d'un texte xD
Désolée pour t'avoir attristée pour Arènes, mais si tu t'es attachée à la ville, ça doit être bon signe !
Les trois derniers chapitres de la fin, ce n'est que moi qui essaie de ficeler toutes les histoires secondaires de façon à ce que ça tienne la route hahah. Eh oui, l'empoisonnement du Don'hill est lié aux 31 plaies, mais comme tu l'as dit, c'est bien par "appropriation". Comme quoi, l'incident au Don'hill a eu bien plus de conséquences que prévu ! Mais toutes tes autres hypothèses sont vraiment intéressantes et auraient tout à fait pu fonctionner !
Oh je suis vraiment contente que l'histoire continue à te surprendre; j'ai toujours peur d'être à court d'idées ou de devenir prévisible, mais ça a l'air d'aller pour l'instant, alors je continue. On verra comment je m'en sors avec le tome III :D *transpire d'avance *
Aaaah tu dis tellement de trucs gentils sur mon texte, je fonds xD Merci !
Et j'ai vu que tu as déjà lu les deux chapitres finaux ! Incroyable! Je te réponds bientôt !

Un grand, grand merci pour ta fidélité, ton soutien, ton enthousiasme, ta patience pour relever mes bêtises (ta remarque sur le passage avec glisser des doigts m'a tuée xD oh mais quelle horreur !). C'était fabuleux de se lire/ commenter les deux en même temps ! J'ai trouvé ça très motivant :)

à tout bientôt ^^

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