— D'accord, d'accord, je vous l'accorde. Sans les chaînes rouillées et les séances de tortures hebdomadaires, je me porte mieux.
Debout, Agnan faisait les cent pas dans sa cellule, administrant des coups de botte distraits dans la paille jonchant les dalles de pierre. Assis, il n'avait pas été très imposant, mais là, sa stature de Mikilldien le rendait élancé, presque élégant. Sa poussée de croissance l'avait transformé depuis le Don'hill. Avec quelques livres en plus, un bain et des vêtements propres, il ferait tourner la tête de la plus aigrie des mégères.
— Je t'en prie.
Sœur Melvine était installée sur un tabouret qui désormais ne quittait plus les cachots. Visiter Agnan la distrayait, éloignait son esprit de Sœur Frederika qui ne récupérait pas, des crises de la duchesse, des nouvelles de Petrus qui se raréfiaient, de la Bête qui errait et de Sergius qui lui promettait de soumettre son flacon bleu-doré à l'inspection du physicien opyrien dès son arrivée à Morglier.
Melvine sourit, et non sans fierté. Sergius desserrait l'étau autour du Nordique ; persévérer et débattre contre le sergent avait donc porté ses fruits. La duchesse et le reste des Blodmoore ne savaient évidemment rien de ce petit arrangement. Selon eux, le Barbare pouilleux croupissait dans sa propre souillure et perdait une dent tous les quatre jours.
— Des nouvelles de ton ami ?
Agnan secoua la tête.
— La Harpie n'est toujours pas revenue. Ce pourrait être bon signe : si elle l'avait trouvé mort, elle serait déjà ici. Il doit encore être en vie, alors, le pauvre vieux.
— Le vieux ? s'amusa la Chouette. Il n'était pas si ancien dans mes souvenirs.
— Oh, vous n'avez pas vu dans quel état je l'ai laissé : les cheveux blancs, les yeux vitreux... Le gars a vieilli dans l'âme, aussi. Il me pondait toujours des dictons du genre : Mieux vaut une bonne rixe au soleil qu'une colère dans une cave froide. Toute cette sagesse, au bout d'un moment, c'était étourdissant.
— Je vois.
Dans les longues manches de la moniale, ses doigts se tortillaient. Comment amener la question de manière subtile ?
— Agnïnwur ?
— Hm ? Oh, vous pouvez m'appelez Agnan, vous savez, il n'y a pas de...
— Non, non, j'insiste. Ton prénom est Agnïnwur ; c'est à moi de m'efforcer pour le prononcer. Tu n'as pas à changer ton identité pour satisfaire la flemmardise des langues einhendriennes. Répète, je t'en prie, comment tu es arrivé ici depuis l'Opyrie. En détail.
Le jeune Nordique soupira. C'était la troisième fois qu'elle lui posait la question.
— Je vous l'ai déjà dit. J'ai pris un bateau. J'ai rejoint le Nord. Les hommes de Sergius m'ont mis la main dessus et j'ai atterri ici.
« Comme par magie », grommela la religieuse intérieurement. Son nez en bec de hibou se fronça.
— Ce n'est pas ce que j'appelle avec des détails. Où exactement t'a déposé ce bateau, par exemple ? Les boutres opyriens ne rejoignent pas le Mikilldys. Tu as forcément dû descendre dans un port einhendrien et changer de transport. Le port des Mystes, peut-être ?
— Je ne peux pas vous fournir les détails, s'exaspéra Agnan.
— Pardonne-moi. C'est juste que... une idée m'est venue. Tu concentres tous tes efforts à chercher Sgarlaad. Et pourtant, vous étiez trois Nordiques à servir en Opyrie.
Agnan pinça les lèvres et évita son regard. La Chouette appuya sur le sien.
— Agnïnwur, où est Errmund ?
Il haussa les épaules, feignant la nonchalance. Quel mauvais comédien.
— Si, tu le sais et c'est exactement pour cela que tu ne le cherches pas. C'est lui que tu as fait chanter, n'est-ce pas ? L'agent des nonnes, c'est lui !
À la façon dont le Mikilldien dissimula ses yeux bridés derrière ses doigts, elle sut qu'elle avait raison.
— Je croyais qu'il nous avait surpris sur le lieu des faits, fit-il, la voix brisée. Au mauvais endroit, au mauvais moment, mais en vrai, c'est nous qui, sans le savoir, l'avons surpris. Il a menacé de nous dénoncer de peur d'être découvert. Il me l'a avoué pendant notre voyage en bateau. Il était à demi endormi, à demi drogué et je lui ai tiré les vers du nez avec l'aide de quelques... rats. Nous avons conclu un marché : mon silence contre sa coopération. Il m'a suivi au Mikilldys et... il ne faut pas s’inquiéter : on s’occupe de lui.
Melvine calma sa respiration. Elle détenait la pièce manquante de l'image globale. Les nonnes étaient mortes, les convers emprisonnés. Il ne restait plus qu'Errmund. Justice pouvait enfin être faite.
— Où est-il ?
— Au Nord, mais je ne vous dirai jamais où.
Une frustration mordit le cœur de la Chouette. Elle devait savoir. Pour son jumeau. Pour Tomislav.
— Errmund mérite d'être puni.
— Il le sera.
— Pourquoi le protèges-tu ?
— Je ne le protège pas ; je me protège moi, ainsi que les intérêts des miens.
Sœur Melvine passa ses longues manches sur son visage, de haut en bas.
— Soit. Merci pour ce que tu as partagé avec moi. Je communiquerai à Sergius qui est l'agent, mais je lui assurerai que tu ne sais pas où il se trouve. Cela te va ? Comme Errmund était le protégé de la duchesse, les Blodmoore veilleront à ce que l'information ne s'ébruite pas, à mon avis.
Agnan maugréa quelque chose dans sa barbe, mais consentit finalement par un hochement de tête.
— J'ai rompu ma promesse, se maudit-il. Un Mikilldien ne devrait jamais rompre ses promesses.
***
— Vous vous moquez de moi.
— Pas du tout.
Attablé à son bureau, Sergius se passa une main dans ses cheveux en tempête.
— Errmund, L'agent. Par Diutur, où est-il ?
Ses yeux s'étaient vidés de toute émotion ; pas un trait sur son visage ne conservait un soupçon de raillerie. Il la croyait.
— Le Nordique ne le sait pas, affirma Sœur Melvine, conformément à ce qu'elle avait promis à Agnïnwur.
Sergius dissimula son visage derrière ses paumes. Son coudes, en se déplaçant, froissèrent la paperasse qu'il révisait avant l'entrée en trombe de la Chouette. Depuis son accident, il ne sortait plus aussi souvent, s'adonnant principalement à l'administration de son domaine et des relation de sa maison.
— Je... je ne sais pas quoi en faire. Quel bâtard ! Nous lui avons tout donné ! Je lui faisais confiance, je le voyais comme un cousin, un ami, un... un...
« Un frère ». Il ne réussit pas à le dire.
Melvine contrôla sa voix de façon à ce qu'elle ne tremblât pas. L'identité des personnes impliquées dans le meurtre de Tomislav et de l'Abbé lui étaient connues, mais cela ne lui garantissait pas la paix de l'esprit.
— Que comptez-vous faire ?
— Il n'est pas en mon pouvoir d'agir, se désola le sergent. Je n'ai aucune piste sur laquelle me lancer ; uniquement la parole d'un otage Barbare. Je ne peux rien dénoncer publiquement avec une accusation aussi fragile, même si elle tient la route. Nous n'avons aucune preuve. Je crains que cela doit rester secret. Promettez-moi de n'en parler à personne, même pas à ma famille. Pas avant qu'il n'y ait d'autres pistes ou d'autres moyens de le traquer. Nous devrons régler cela seuls, sans l'aide de personne. Le protégé de la duchesse de Blodmoore, un assassin. Ça nous décréditerait.
« Il est au Mikilldys. », songea très fort Melvine, la vérité au bout de la langue. Hélas, une promesse était une promesse, qu'elle fût difficile à tenir ou pas.
— Merci pour ta confidence, murmura Sergius, abattu. Et merci pour ton travail auprès du prisonnier.
La Chouette n'aurait pas qualifié ses conversations avec Agnïnwur de travail, mais tant pis.
— Désolée pour la mauvaise nouvelle, répondit-elle.
— Il le fallait, il le fallait, fit Sergius en secouant la tête, prenant enfin note des papiers chiffonnés sous ses bras.
Il les déplia et les aplanit en y passant un poing.
— Pendant que nous y sommes, j'ai reçu du courrier de la part du sergent d'Olys, actuellement en Opyrie, et j'ai besoin de votre avis. Je vous avais raconté, il y a quelques mois, que des moines-soldats avaient cru voir une moniale don'hillienne courir les rues arèniennes, vous vous en souvenez ? Eh bien, on m'a enfin fait parvenir son portrait.
Il ouvrit un compartiment caché et en sortit une petite affiche. Sœur Melvine la recueillit entre ses doigts et se figea.
— Vous la reconnaissez ? s'enquit le sergent.
— C'est... c'est Sœur Bronwen ! Mon amie, ma consœur. Je ne comprends pas, elle est décédée, on a retrouvé sa robe en sang et en lambeaux ; la Bête l'a tuée !
— La Bête, dites-vous ? fit Sergius en se tapotant le menton. Curieux, ça. Vous savez pourquoi ? Parce que je suis juste en possession du portrait de ladite Bête. La voici.
Melvine tint la deuxième esquisse à côté de la première. Elles n'étaient pas du même artiste, c'était flagrant – un dessin était plus naïf que l'autre. Or tous deux avaient gravé sur papier la même intensité d'expression, le même mélange de sauvagerie, défiance, terreur et innocence. Un regard qui voulait à la fois mordre et partir en courant. Sous le mot « recherchée » et un prix, le même texte court décrivait la même jeune femme. Élancée, pâle, boutons, taches de rousseur, yeux bruns. cheveux roux arrivant aux épaules,
Melvine tomba à genoux.
par-rapport à la révélation au sujet d'Errmund, étant donné le personnage, je ne suis pas très étonnée. C'est un opportuniste. Mais, en fait, ça ne me choque pas qu'il n'y ait pas un twist retors pour cette question parce qu'il reste tellement d'autres intrigues en suspens qu'il était temps de mettre un point final (?) à ce mystère.
J'aime bien l'évolution d'Agnan qui passe d'ado mal ficelé à jeune homme fort bien fait de sa personne. Melvine serait-elle sensible à son charme...? <3
Ah la la, par-contre, rude révélation de fin de chapitre pour elle. J'espère qu'elle saura aller au-delà de ses préjugés si elle retrouve Elé un de ces jours (quoique le ravage du monastère va être difficile à avaler, amitié ou pas :/) Alors, question, la gentille Melvine pourrait-elle devenir une ennemie sérieuse?
A très vite
Alice
Je suis rassurée que la révélation "calme" au sujet d'Errmund ne te dérange pas. J'avais peur que ce soit décevant ou autre, mais comme ce n'était pas forcément l'intrigue principale, je me voyais mal tirer ça en longueur.
Ouiii, Agnan est devenu beau gosse hahaha, je vois que ce n'est pas passé inaperçu! Et non, Melvine n'est pas intéressée; elle a pris ses voeux définitifs et adore sa profession :) Après, c'est fort possible que d'autres personnes se montrent sensibles à son charme. À voir, à voir...
En effet, confronter Elé après tout ce qui s'est passé sera un vrai test de caractère pour Melvine... ça aussi, c'est réservé pour le tome 3 :D
Je file répondre à ton prochain commentaire ! Voyons si j'arrive à tout faire aujourd'hui !
Encore une fois, je suis impatiente de voir Razelhanout à Morglier... Je pense que sa présence va faire forte impression et j'en ris d'avance !
Je n'arrive pas à savoir si la santé de Soeur Frederika est importante ou pas. Tu reviens souvent dessus mais je ne sais pas si c'est pour l'ambiance ou s'il y a vraiment quelque chose là-dessous. Peut-être qu'elle est au courant d'un secret de la duchesse et que celle-ci la fait empoisonner ?! Bon, ok, je suis encore partie très loin...
Il reste un seul chapitre, c'est ça ? Ou deux ? En tout cas je serai évidemment au rendez-vous ! D'autant que de mon côté, j'ai terminé (c'est bizarre d'ailleurs, je me sens un peu désœuvrée... XD)
Détails :
"de sourit, et non sans fierté." : euh je pense que cette phrase a été malencontreusement coupée au montage XD
"Il haussa les épaules, feintant la nonchalance." : Je dirais plus "feignant la nonchalance" (le verbe feindre me paraît plus adapter ici que le verbe feinter)
"Il m'a suivi au Mikilldys et... il ne faut pas s’inquiéter : on s’occupé de lui." : "on s'est occupé" ou "on s'occupe"
"Merci pour ce que tu m'a partagé." : merci pour ce que tu as partagé avec moi
A très vite !
Je t'avoue que ficeler la fin du tome 2 a été assez difficile, justement parce que je ne savais pas quoi inclure et quoi laisser pour le tome 3 ! C'est vraiment le volume au milieu du sandwich :D
Oh d'ailleurs, j'ai réalisé que j'avais complètement oublié d'inclure une scène importante entre Melvine et Sergius. Je l'ai rajouté à la fin de cet interchapitre (juste après les 3 petites étoiles). Désolée pour ce changement de dernière minute.
La santé de Frederika est importante en effet, mais on n'en saura plus que dans le tome 3 (ça aussi, c'est un élément que je ne savais pas exactement où placer). Ton hypothèse est très intéressante; mais évidemment je ne peux rien dire là-dessus pour l'instant ^^
Je me frotte les mains, pour Razelhanout !
Il reste 3 chapitres :D
Bravo pour la fin des Princes ! ça doit être incroyable d'arriver au bout de sa série ! j'imagine que ça doit faire un peu bizarre aussi :D
Merci pour ton commentaire !
Allez, je poste le prochain chapitre !